Le colloque organisé à Caen du 11 au 13 décembre 2019 a mené à la publication conséquente de ses actes en 2022, sous la direction de Philippe Fleury et de Sophie Madeleine. Résultat d’un travail collaboratif international – 17 contributions françaises et 10 articles italiens –, l’ouvrage rassemble les spécialistes du domaine pour proposer un renouvellement de la représentation de Rome en un ensemble transdisciplinaire. Cette rencontre s’inscrit dans la continuité d’évènements scientifiques sur ces thématiques, par exemple le colloque organisé en 2005 par le Centre de recherches sur l’Antiquité et les mythes (CERLAM) de l’Université de Caen, à l’initiative de l’équipe « Plan de Rome »[1], celui de 2008 sur Le mythe de Rome en Europe. Modèles et contre-modèles qui s’est déroulé à l’Université de Caen, toujours à l’initiative de l’équipe « Plan de Rome »[2] ou encore la création des « Nocturnes de Rome » par l’Équipe de Recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés (ERLIS – UR 4254) à destination du grand public avec l’appui du CIREVE[3].
Les objectifs de l’équipe « Plan de Rome » de l’Université de Caen Normandie sont clairs – et illustrés par une flamboyante restitution du forum romain dès la couverture – : compléter et améliorer le modèle virtuel de la Rome du IVe s. en favorisant le dialogue entre humanités numériques et ressources historiques et archéologiques, sans toutefois proposer « une simple restitution virtuelle de la Rome du IVe siècle, mais d’utiliser la réalité virtuelle pour étudier et montrer »[4], en associant l’immersion et l’interaction.
La publication s’organise en deux parties, inégales en longueur et variées dans les thématiques abordées. Si, de prime abord, la table des matières semble constituer une collection de contributions disparates sans réel lien, ces éléments s’articulent assurément au fil de la lecture, illustrant toute la subtilité des études et l’enjeu de leur développement.
Dans la première partie intitulée « La ville de Rome » (p. 15-98), les six contributions exposent des pistes de réflexion permettant l’enrichissement du modèle virtuel de l’Urbs et des enjeux de la combinaison des méthodes classiques de la recherche et des technologies de reconstitution numérique.
Les articles « Nommer les lieux et les bâtiments de la Ville : restitution virtuelle et toponymie » de Jean-Pierre Guilhembert (p. 17-26), « Un nouveau témoin du Curiosum : historiographie et perspectives d’une nouvelle édition des Régionnaires » de Cyril Courrier (p. 27‑44), « Vici e regiones : i confini urbani di Roma, tra politica, religione e società » de Domenico Palombi (p. 45-58) et « Dal Sistema Informativo Archeologico all’Atlante di Roma : la ricostruzione della topografia del Campo Marzio centrale » de Paolo Carafa (p. 85‑98) exposent ainsi l’importance de l’emploi de sources de natures variées pour améliorer la perception spatiale et sociale du modèle virtuel actuel. Sont ainsi développés les bénéfices de la toponymie et des ressources littéraires – tels que les catalogues des Régionnaires – dans l’interprétation du paysage urbain, puis de la topographie et de la géomatique – notamment à travers le Sistema Informativo Archeologico – dans la compilation de données et la reconstitution du tissu urbain.
Les deux principaux volets de la réalité virtuelle, l’immersion et l’interaction, sont développés plus finement dans les articles « Les décors qui éprouvent la vieillesse du temps : réflexions sur l’état de dégradation des bâtiments dans la Rome du IVe s. » de Charles Davoine (p. 59-70) et « Entendre la ville : enjeux méthodologiques et cas d’études » d’Alexandre Vincent (p. 71-84). Le modèle du CIREVE de l’Université de Caen est le premier à représenter la dégradation des édifices, loin des modélisations épurées et uniformes de Rome, en une brillante fusion de ses deux axes de recherche – « Place de Rome » et « Machines de l’Antiquité ». L’Urbs est en chantier permanent, les restaurations, remplois, décors et marques de démolition sont les traces visibles de la vie d’une construction, autant de phases qu’il est essentiel de prendre en compte. Cela entraîne, de fait, plusieurs réflexions sur la chronologie et l’ampleur de ces altérations, les réaménagements difficilement discernables et la faiblesse des sources écrites mentionnant des bâtiments détériorés. Comme l’indique Alexandre Vincent, le choix d’une restitution faisant intervenir exclusivement la vue est inévitablement « un appauvrissement de la réalité »[5]. Aussi plaide-t-il – et l’on ne peut qu’aller dans son sens – pour une intégration de l’environnement sonore dans les modèles numériques, grâce à la fusion de l’archéoacoustique et des humanités numériques, qui permet de développer une nouvelle strate de compréhension de l’espace urbain.
Dans la seconde partie de l’ouvrage intitulée « Monuments et secteurs » (p. 99‑456), les contributions sont classées selon cinq zones géographiques : « Les confins de la ville » (p. 103-160) ; « Forum républicain et forums impériaux » (p. 161‑253) ; « Champ de Mars, tombe d’Hadrien et Quirinal » (p. 255-362) ; « Capitole » (p. 363-402) ; « Palatin » (p. 403‑456). Les communications permettent de compléter le modèle de Rome en associant synthèse historiographique et état de la recherche actuelle, renouvelant ainsi le regard porté sur ces différents monuments. En cela, cette partie illustre parfaitement l’intérêt grandissant des spécialistes de l’architecture, de l’urbanisme et de la topographie pour la réalité virtuelle.
Le premier secteur géographique pris en compte traite de la périphérie de l’Urbs. La contribution de Manuel Royo, « ‘Entre les murs’ : la périphérie de Rome à la lecture du relief de Paul Bigot » (p. 103‑120), met l’accent sur l’importance d’une compréhension de la scénographie urbaine dans son ensemble, loin des modèles traditionnels qui se concentrent plutôt sur des quartiers précis et/ou des monuments prestigieux de Rome. Dans cette lignée, les articles « Da Aureliano a Costantino : la difesa di Roma » de Giuseppina Pisani Sartorio (p. 121-140), « La porte esquiline : une zone multifonctionnelle d’entrée de ville » de Clément Chillet (p. 141‑152) et « Da Castra Noua alla Basilica Lateranensis, trasformazioni della Roma costantiniana » de Paolo Liverani, Ian Haynes et Lex Bosman (p. 153-160) insistent sur la pertinence de l’incorporation des espaces périphériques dans les restitutions, notamment dans la réflexion accordée à la continuité spatiale entre l’urbain et le suburbain. Étudier ces franges urbaines revient également à se questionner sur la rapidité de croissance de la Ville.
La lecture se poursuit par une transition des confins vers des ensembles plus essentiels à la vie de la cité : les fora républicain et impériaux, qui attirent l’attention des antiquaires, historiens et archéologues depuis plusieurs générations. Quatre articles examinent des édifices spécifiques, les auteurs proposant un dialogue entre vestiges, topographie et textes anciens. La première contribution, « La Basilica Aemilia, de Giuliano da Sangallo à Klaus Stefan Freyberger : problèmes anciens et récents de ses images graphiques et de ses restitutions » de Pierre Gros (p. 163-176) interroge la véracité des représentations anciennes lorsqu’elles sont prises en compte dans les études actuelles : c’est donc ici la méthodologie de restitution et la problématique de l’emploi de la restitution en sciences archéologiques qui sont remises en question. Les trois articles suivants, « L’area a Nord della Colonna Traiana e il Tempio dei diui Traiano e Plotina : riflessioni in merito alle indagini di Palazzo Valentini » de Paola Baldassarri (p. 177-202), « Il Tempio della Pace : ricostruzioni e istruzioni per l’uso » de Pier Luigi Tucci (p. 203-226) et « La conoscenza e la rappresentazione dei Fori Imperiali e dei Mercati di Traiano dall’era analogica a quella digitale : strutture e materiali dell’area traianea » de Lucrezia Ungaro (p. 227-254) tendent à le rappeler : les restitutions ont le devoir de s’adapter aux découvertes récentes et dépendent aujourd’hui largement d’interprétations en constante évolution. Les opérations archéologiques restent, aujourd’hui plus que jamais, les pourvoyeurs majoritaires de données (ré)actualisées, moteur de réflexions.
Ces questionnements se poursuivent et se précisent dans la troisième sous-partie, avec six nouvelles études de cas : « Il portico d’Ottavio all’inizio del III secolo. Dall’analisi archeologica e architettonica nuovi elementi per la ricostruzione tridimensionale » de Paola Ciancio Rossetto (p. 257-276), « Il complesso pompeiano del Campo Marzio. Forma e dibattito » de Antonio Monterroso Checa (p. 277-305), « Le siège des quatre factions du cirque au Champ de Mars. Retour sur les fouilles du Palais Farnèse (1974) » de Jean‑Paul Thuillier (p. 307-320), « Architecture antique et iconographie : l’exemple du stade de Domitien » de Jean-François Bernard (p. 321-327) et « Le mausolée, la ville et l’empereur : une nouvelle interprétation architecturale de la tombe d’Hadrien » de Paolo Vitti (p. 347‑362) et « La problématique restitution du serapeum de Rome » de Jean‑Claude Golvin (p. 329‑345). Cet article fait écho aux interrogations soulevées dans la sous‑partie précédente : la remise en question de la nature des données et de la qualité des informations employées.
Cette visite de Rome se poursuit sur le Capitole avec « La découverte du temple de Jupiter Tonans dans l’area Capitolina » de Filippo Coarelli (p. 365-376), « Le temple de Fides et son environnement » de Gérard Freyburger (p. 377-387) et « À propos de la Roche Tarpéienne » de Marie-José Kardos (p. 389-402). Ce tour d’horizon s’achève enfin sur le Palatin avec les contributions de Patrizio Pensabene « Problemi ricostruttivi degli ambianti della Casa di Augusto sul Palatino » (p. 405-418), de Clemens Krause « Domus Tiberiana. Aménagements de thermes, de jardins et d’une tour » (p. 419-438) et de Françoise Villedieu « Le sanctuaire de Sol Elagabalus sur le Palatin : quelques détails sur la construction » (p. 439-456). Pour la première fois, ces édifices sont repositionnés les uns par rapport aux autres dans une volonté d’étudier un ensemble cohérent.
Cet ouvrage met en lumière toutes les opportunités offertes par la transdisciplinarité et les sciences humaines et sociales qui permettent, par juxtaposition, de participer d’un effort commun à la restitution d’une partie d’un monde ancien. Entre innovation numérique et développement des problématiques de recherche, l’accent est mis ici sur l’accroissement quantitatif et qualitatif des données. Au fil de la lecture, c’est donc un bilan rigoureux des connaissances récemment acquises et renouvelées qui est dressé. Le cheminement de pensée fonctionne parfaitement : les nouvelles fonctionnalités présentées dans ce colloque et intégrées à au modèle virtuel de Rome sont permises par un foisonnement d’études de cas, c’est toute la complexité et la minutie du travail de restitution et de modélisation 3D qui sont ainsi révélées.
On dépasse le simple exercice de restitution de l’Urbs pour atteindre une véritable simulation de la Rome antique, un outil numérique indispensable pour la valorisation et l’utilisation par un plus large public. Malgré les progrès indéniables réalisés au cours de ce colloque, P. Fleury souligne pourtant les éléments qui nécessiteront, dans les prochaines années, des pistes de réflexions supplémentaires. Nous attendons avec impatience la suite de leurs travaux.
Célia Sensacq, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 621-624.
[1]. P. Fleury, O. Desbordes dir., Roma illustrata : représentations de la ville, Actes du colloque international de Caen, 6-8 octobre 2005, Caen 2008.
[2]. P. Fleury, S. Madeleine, J.-C. D’Amico, A .Testino Zafiropoulos dir., Le mythe de Rome en Europe. Modèles et contre-modèles, Actes du colloque de Caen, 27-29 novembre 2008, Caen 2012.
[3]. Le Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle : https://cireve.unicaen.fr.
[4]. P. 9.
[5]. P. 82.