Après Périclès, Alcibiade, Cléon, Phrynichos ou Cléonymos, parmi tant d’autres hommes politiques athéniens, Aristide se voit enfin consacrer une biographie. Patrice Brun, qui a déjà réalisé celles de Démade et Démosthène, s’attache cette fois à mettre en lumière un homme politique du début du Ve siècle. L’objectif de l’auteur, comme il s’en explique en introduction (p. 11-19), est double, et même triple pourrait-on dire. Il s’agit d’abord, et assez logiquement, de comprendre quelle a été l’importance d’Aristide dans l’histoire athénienne du Ve siècle (chapitres 2 à 4). Mais l’ouvrage cherche en même temps à analyser comment l’archonte et stratège révèle les fonctionnements de son époque, dans une démarche maintenant relativement classique, après par exemple le Périclès de Vincent Azoulay. Nos connaissances à propos d’Aristide, surnommé le « Juste », permettraient en effet d’accéder aux critères pour désigner qui était un bon ou un mauvais guide politique.
Ensuite, dans une approche là encore maintenant relativement habituelle (et P. Brun est justement de ceux qui ont contribué à la rendre banale), une partie non négligeable du livre est dédiée à la réception du personnage pour mettre en évidence l’élaboration progressive de sa légende (chapitres 5 à 7). L’auteur montre comment ce personnage de second rang est petit à petit devenu un « modèle idéal de l’homme politique » (p. 17) : la documentation contemporaine étant extrêmement rare voire inexistante, au point que P. Brun parle de « biographie impossible » (p. 18), ce sont des sources postérieures qui rendent compte de sa vie en ajoutant des éléments au fur et à mesure, selon les conceptions de leurs temps présents. Les histoires entourant le personnage viseraient à opposer sa vertu aux travers de leurs époques et orienteraient de fait les récits des événements. Le titre même de l’ouvrage « Aristide ‘le Juste’ », purement descriptif en apparence, se révèle par conséquent tout à fait pertinent : les guillemets indiquent que l’examen concerne avant tout les discours portés sur l’homme.
L’introduction est ainsi ouverte par l’anecdote figurant chez Plutarque inspiré par Cornelius Nepos (peut-être la plus célèbre concernant le personnage) d’un Aristide capable d’écrire son propre nom sur un tesson d’ostracisme pour un habitant illettré ne l’ayant pas reconnu (Vie d’Aristide, 7, 7) : ce serait l’illustration parfaite de sa probité et une belle explication de son surnom. P. Brun en profite pour montrer que cette péripétie et les autres qui sont progressivement rapportées à Aristide fonctionnent comme un « mille-feuilles, sur lequel chaque période historique, sans rien retrancher d’une tradition séculaire, ajoute à la vision qu’elle a du personnage » (p. 15).
La recension des sources mentionnant Aristide (chapitre 1, p. 21-54) – conclue par un intermède intitulé « À la recherche d’un Aristide historique : une vie faite de pointillés » (p. 55-56) – est l’occasion, à partir d’Hérodote qui le nomme « l’homme le meilleur et le plus juste d’Athènes » (VIII, 79), de revenir sur ce que signifie être « juste » (dikaios) pour les Athéniens du Ve siècle (p. 24-27) : le terme, polysémique, recouvre à la fois le bon citoyen, celui qui respecte les lois et/ou celui qui a de bons rapports sociaux au sein de la cité, sans qu’on puisse savoir, aujourd’hui, laquelle de ces vertus se rapporte à Aristide dans l’esprit de l’historien d’Halicarnasse. On aurait pu attendre également une étude du terme dans le contexte judiciaire, puisque la justice y est centrale et car c’est chez Eschine que le mot apparaît pour la première fois comme un surnom (I, 25).
La documentation est analysée finement. Ainsi du fragment d’Eupolis (fr. 99) dans lequel un sycophante affirme qu’il peut lui aussi se dire « juste ». Ce passage, qui ne démontre pas encore l’existence d’un surnom, montre que le trait est déjà associé à Aristide. Mais cette tirade comique veut peut-être également se moquer d’Aristide qui se présentait lui-même comme juste. Le passage en revue des auteurs latins et byzantins permet de montrer que la tradition tardive a oblitéré ses exploits militaires et ses actes politiques au profit des seuls aspects moraux, « fort exagérés sinon inventés » (p. 46). Enfin, P. Brun retrace au milieu des torrents d’éloge une tradition hostile au personnage (p. 50-53), notamment grâce à Plutarque qui cite des auteurs pour mettre en cause leurs critiques : Démétrios de Phalère aurait réfuté la pauvreté d’Aristide et, selon Théophraste, le grand homme aurait parfois préféré l’intérêt des Athéniens à la justice dans le contexte de la ligue de Délos naissante.
Ce panorama semble exhaustif, à l’exception des inscriptions sur les vases, oubliées : un cratère, une coupe et un lécythe d’origine athénienne portent le nom d’Aristide (Beazley Archive Pottery Database n° 275111, 9016262 et 9017621) et au moins l’un de ces individus correspondrait à Aristide « le Juste » selon Alan Shapiro[1]. Si ces sources sont très indirectes pour comprendre le personnage, elles ne le sont pas plus que le « skyphos de Périclès » mentionnant un Aristide et évoqué par P. Brun (p. 50). Le cratère, très finement ouvragé, pourrait aider à appuyer la thèse de l’auteur sur l’origine sociale d’Aristide.
Le chapitre 2 consacré à la jeunesse et aux débuts d’Aristide (p. 57-88) revient d’abord sur ce prétendu dénuement : fortement mis en avant à partir du IVe siècle, notamment par Démosthène, il apparaît peu probable. Un passage en revue de toute l’arborescence familiale d’Aristide, lié par exemple à Callias fils d’Hipponicos, à Cimon et même aux Alcméonides (voir le stemma, p. 61), montre qu’il est issu de l’élite athénienne et s’y maintient, tout comme sa descendance. Un certain nombre des actions politiques qui lui sont rapportées apparaissent d’ailleurs de tendance aristocratique.
Cette orientation est confirmée par les deux chapitres (3 et 4) dédiés à sa participation militaire et politique dans la cité (p. 89-115 sur les années 490-480 et p. 117-168 de 480 à sa mort possiblement datée de 467) : lors de ses quatre stratégies plus ou moins assurées entre 490/489 et 480/479, il n’a mené au combat que des unités d’hoplites.
L’ostracisme d’Aristide est le point central du chapitre 3 (p. 96-112), notamment pour en dégager les causes profondes et immédiates. La thèse de Plutarque, d’une jalousie des Athéniens à son encontre, serait à abandonner, notamment grâce à l’étude de deux ostraka inscrits : le premier, qui déclare Aristide « frère de Da- » (Datis ou Darius), laisse percevoir une accusation de médisme (en lien avec les Alcméonides ?), quand le second le relierait à Égine, cité rivale d’Athènes. Ainsi, en 483, alors qu’Aristide fait vraisemblablement partie de ceux qui s’opposent à la loi navale proposée par Thémistocle (dirigée au départ contre Égine), un nuage de suspicions politiques se cristallise contre l’ancien archonte, qui est ostracisé.
Aristide rappelé d’exil pour la bataille de Salamine (480), le chapitre 4 montre comment, alors que les sources se contredisent largement quant au rôle du stratège à Salamine et à Platées, leur partialité est à chaque fois responsable de la mise en avant du grand homme (p. 117‑168) : alors que Thémistocle menait les combats en 480 et Pausanias en 478, le rôle d’Aristide est souligné par Plutarque qui attribue toutes les prérogatives possibles à son héros, jusqu’à en faire un stratègos autokrator à Platées. Mais même les sources du Ve siècle sont orientées : l’exposé très détaillé de l’affrontement dans les Perses d’Eschyle consacre un long excursus à l’îlot de Psyttaleia, où Aristide serait intervenu, de manière à intégrer les fantassins, les archers et les frondeurs à l’opposition essentiellement navale et célébrer ainsi la victoire de la cité toute entière. Hérodote, lui aussi, fait une place importante à Thémistocle et Aristide, en s’appuyant sur une documentation athénienne qui insiste sur le poids d’Athènes dans la bataille et délaisse l’intervention des alliés.
Dans cette première partie (non formalisée comme telle), la démarche est toujours méticuleuse : chaque élément rapporté à Aristide est décortiqué en partant des sources qui l’évoquent, pour savoir si c’est un point partagé ou s’il apparaît tardivement, mais aussi en le croisant avec les autres éléments connus de la vie du stratège et de l’époque classique. Il n’est alors jamais question de valider ou d’invalider définitivement ces faits : on ne referme pas le livre en sachant ce qu’on peut garder ou non de la biographie d’Aristide. Il s’agit au contraire de déterminer, sur un très large spectre, les degrés de probabilité de chaque information à propos du grand homme.
Dans ces premiers chapitres, l’auteur se prévaut, également, de revoir « toute l’histoire du “premier cinquième siècle” » (p. 18), ce qui peut paraître légèrement présomptueux. Il aborde néanmoins de nombreux sujets de manière nouvelle grâce à l’angle biographique. La jeunesse d’Aristide permet de nuancer l’idée d’une direction bicéphale entre partisans du peuple et partisans de l’aristocratie dans les années 490-480, vision imposée par les sources du IVe siècle et largement partagée aujourd’hui (p. 79-86). De même, l’archontat d’Aristide conduit P. Brun à réfléchir à la place de ces magistrats archontes à Athènes (p. 93-96) pour questionner le moment de l’affaiblissement du poids politique des archontes.
C’est surtout l’ostracisme qui est revu. La position est novatrice en ce que P. Brun ne se contente pas de voir dans la procédure le moyen de lutter contre les individus qui prendraient trop d’importance dans la cité, pour empêcher tout retour de la tyrannie. Comme Aristide ostracisé seulement lorsqu’il a échoué à entraver la loi navale de Thémistocle, l’ostracophorie viserait des hommes politiques qui ont préalablement été mis en minorité : Hipparchos après Marathon (et non pas avant), Thémistocle seulement en 470 (plutôt qu’en 480), Cimon en 460 après l’échec à Sparte. L’exil serait alors un moyen d’éviter la stasis, voire le renversement de la démocratie par les vaincus, et fonctionnerait donc comme un autre moyen de lutter contre la réapparition de tyrans. C’est une thèse intéressante qui ne manquera pas d’être débattue par les spécialistes.
L’analyse se tourne par la suite vers les discours portés sur Aristide, avec d’abord l’étude des qualités morales qui lui sont attribuées, abordée à partir des œuvres de Plutarque (chapitre 5, p. 169-178) : son honnêteté liée à son incorruptibilité, sa fermeté de caractère fondée sur la constance et enfin son humanité constituée de modération et de sociabilité. Autant de valeurs qui puiseraient dans un fonds philosophique platonicien (philoponia, aretè, epieikeia). Si le titre du chapitre parle de « construction progressive du super-héros », le bon mot l’emporte pour une fois sur le sens : décrit ainsi, Aristide relève d’un idéal vertueux plutôt que de justicier bodybuildé. Surtout, la « progressivité » de l’élaboration est beaucoup mieux démontrée dans les chapitres précédents que dans celui-ci, centré sur Plutarque.
Le chapitre suivant détaille les mêmes thèmes à partir de couples d’opposition (p. 179-195) : Thémistocle incarne l’impétuosité face à la sagesse de la réflexion aristidéenne, Callias est le symbole d’avidité face au désintéressement matériel d’Aristide et enfin Pausanias personnifie l’hybris face à la mesure du natif d’Alopékè. Ces antilogies qui « fonctionnent comme des vies parallèles à l’intérieur des Vies parallèles » (p. 191) se révèlent néanmoins fallacieuses : Aristide a poursuivi une politique similaire à celle de Thémistocle, est apparenté à Callias et est opposé à Pausanias pour préfigurer la dichotomie Athènes/Sparte. À l’inverse, Aristide est rapproché à partir du IVe siècle des autres hommes politiques du début du Ve siècle (Miltiade, Thémistocle et Cimon) pour opposer les succès athéniens d’alors aux difficultés du présent.
Enfin, le chapitre 7 est consacré au passage dans nos sources d’un détachement des choses matérielles dont aurait fait preuve Aristide à une prétendue pauvreté absolue (p. 197-210) : de nombreuses similitudes sont ainsi construites avec Socrate. De fait, les développements de ces deux derniers chapitres répètent régulièrement ce qui a déjà été montré auparavant : le désintérêt du stratège pour l’argent, par exemple a déjà été traité dans le chapitre 1 sur les sources, au sein des premiers chapitres et notamment dans celui sur sa jeunesse, ainsi que dans les deux précédents concernant les valeurs morales et les antilogies. Enfin, il paraît regrettable que l’auteur s’arrête à l’Antiquité pour étudier la réception d’Aristide alors qu’un chapitre entier était dédié au « Nachleben » de Démosthène : si la figure aristidéenne a eu un poids moindre, quelques développements, pourquoi pas en conclusion, auraient été intéressants à propos de son devenir jusqu’au XXe siècle, outre le regard des historiens.
La conclusion reprend les différents aspects abordés, même si on aurait pu souhaiter, à la fin de l’ouvrage, une reprise plus précise des sources. En effet, les évolutions de la légende d’Aristide sont souvent rapportées à une dimension morale ou moralisatrice, alors qu’il faut se garder de voir un mouvement général à travers toute l’Antiquité d’une « moralité toujours accrue » (p. 21). Il ne saurait y avoir un seul objectif dans la réélaboration des histoires autour d’Aristide : les stratégies discursives sont toujours variées, ce dont l’auteur est conscient sans le mettre en avant de manière aussi nette qu’il aurait fallu pour faire émerger le « mille-feuilles » évoqué en introduction. La conclusion aurait ainsi pu faire la recension des orientations de la documentation ayant modifié l’image d’Aristide, notamment à l’époque classique : valorisation d’ancêtres (Cimon vis-à-vis de Miltiade), tendances politiques (envers les hoplites ou les thètes), opposition à Sparte, valeurs platoniciennes associées à Socrate, nostalgie de la cité envers son passé impérialiste au IVe siècle, possible tradition aristotélicienne hostile à la démocratie radicale, etc.
Une bibliographie, une annexe et quatre index concluent le livre (sources, noms, lieux, thèmes). L’édition de l’ensemble de l’ouvrage est soignée malgré quelques rares coquilles inévitables, comme « polémique dans lequel » (p. 12), « Athènes classique lui fournit » sans déterminant (p. 44) ou « tel que l’on imaginé les Grecs » (p. 215). On notera surtout deux erreurs préjudiciables pour la compréhension. Aristide est dit « fils de Da[tis ?] » dans la légende de la figure 2 (p. 103) alors qu’il est écrit « frère » (adelphon), comme le commente P. Brun. De même, il est question de l’« attitude d’Aristide » (p. 169) alors qu’il s’agit de Cimon comme l’atteste le renvoi (Vie de Cimon, 6, 2).
Une relecture supplémentaire aurait bénéficié aux citations dont il manque parfois les guillemets (p. 101-102, 155, 169 et 170) et, surtout, aux références bibliographiques, car il en manque plusieurs dans la bibliographie finale : Blass 1908, Carcopino 1935, Cuniberti 2012, Grossi 1984, Sealey 1993, Brun 2015 et Genelli 2021 pour se limiter à l’introduction (n. 11, 17, 20, 21 et 26). De plus, certaines dates sont mal indiquées alors que le système anglo-saxon impose une grande rigueur, comme « Lang 1989 » (p. 12, n. 6) alors que la date en fin d’ouvrage est 1990 ou l’ouvrage de Christophe Pébarthe Cité, démocratie et écriture daté de 2004 et non 2006 (p. 227) mais bien référencé en note (p. 12, n. 5).
Ces quelques remarques n’ôtent rien à l’utilité de l’entreprise. D’abord puisqu’elle consacre enfin une « biographie » au grand homme – et on s’étonnera que le projet n’ait toujours pas abouti pour Thémistocle ou Cimon. Ensuite parce qu’elle permet de dépasser la vision devenue traditionnelle d’une époque dominée par ces deux autres hommes politiques, incarnant les deux orientations de la démocratie athénienne dans la suite du Ve siècle. Enfin dans la mesure où le livre fixe, après les ouvrages concernant Démade et Démosthène, une méthodologie exemplaire pour guider ces biographies qui restent à faire.
Nicolas Siron, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Membre associé ANHIMA
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 599-603.
[1]. A. Shapiro, Art and Cult under the Tyrants in Athens, Mayence 1989, p. 72, n. 46.