Après un premier volume paru en 2014[1], Sebastian Prignitz poursuit ici son travail de réédition des inscriptions d’Épidaure relatives à la construction d’édifices dans le sanctuaire d’Asklèpios et ses environs immédiats au IVe s. av. J.-C. Ce second ouvrage, salué par le prix pour l’épigraphie grecque de l’AIEGL en 2022, comprend 44 des 48 textes inscrits sur 31 stèles, datés de la seconde moitié du siècle et rapprochés, avec plus ou moins de certitude, des bâtiments suivants : tholos (dernières phases du chantier), kleisia (identifiée au « gymnase » ou « hestiatorion »), temple d’Aphrodite, temple d’Artémis, théâtre, abaton, Epidoteion, mur de soutènement et portique dans le sanctuaire d’Apollon Maleatas, lieux d’accueil sur le mont Kyon (identifiés au « katagogeion » ou « hôtellerie ») et autres lieux d’habitation, ouvrages hydrauliques, tour, ligne de départ du stade. Certaines inscriptions concernent aussi des bâtiments non identifiés. Ces documents sont essentiellement des comptes auxquels s’ajoutent trois stèles rappelant des condamnations pour des affaires liées à des travaux.
Près d’un siècle après la dernière édition de référence[2], le corpus méritait une nouvelle publication qui tienne compte des découvertes, des relectures et des rapprochements effectués aux XXe et XXIe s. Ce travail très soigneux est fondé sur une autopsie des pierres et des estampages anciens. Il a donné lieu à une documentation systématique (relevés, estampages, photographies), en partie reproduite dans le volume. Les gains sont impressionnants. Si les quatre inédits se réduisent à des fragments, le texte des inscriptions déjà connues est grandement amélioré : S. P. a lu plus et plus précisément que ses prédécesseurs. C’est désormais à cet ouvrage qu’il faut renvoyer quand on fait référence à une inscription architecturale d’Épidaure.
S. P. a fait le choix d’organiser le volume non stèle après stèle comme on l’attend dans un corpus épigraphique, mais en fonction des édifices concernés et dans l’ordre chronologique de leur construction. Des textes se trouvant sur une même stèle reçoivent donc des numéros d’inscriptions différents parce qu’ils concernent des bâtiments différents. Inversement, des lignes regroupées sous le même numéro d’inscription dans le corpus peuvent en réalité avoir été gravées sur plusieurs stèles. Si le choix de S. P. est efficace pour servir une histoire de la construction, il l’est moins pour une histoire des pratiques administratives et comptables. Il induit en effet une organisation de la documentation différente de celle que les hommes à l’origine de la gravure avaient adoptée. Il oblige ainsi à une gymnastique intellectuelle pour retrouver leur logique et repose sur une appréhension du document davantage comme un réservoir de données sur les édifices que comme un potentiel objet d’étude en lui-même.
Pour éviter les répétitions, la description des stèles est faite une fois pour toutes en début de volume (ch. II). Elle se trouve donc séparée des textes donnés en grec, traduits en allemand et précisément commentés (ch. IV). Malgré un système de renvois, la lecture n’en est pas très aisée. Ces deux parties principales de l’ouvrage sont complétées par un rappel sur les édifices construits dans la première moitié du siècle (ch. I) et par des chapitres synthétiques, parfois très courts, sur les critères de classement des inscriptions en quatre groupes (ch. III), sur l’administration et le mode d’affichage des comptes (ch. V), sur les aspects juridiques (ch. VI) et économiques (ch. VII) et enfin sur l’histoire du programme architectural (ch. VIII). Un utile résumé en allemand, en anglais et en grec (ch. IX) précède les annexes : index des mots relatifs aux bâtiments épidauriens, aux aspects institutionnels, aux unités, aux monnaies et à l’architecture ; index prosopographique ; liste chronologique des prêtres, secrétaires des hiaromnamons et des katalogoi ; court index thématique ; tableau de concordance des inscriptions ; bibliographie. Le développement des notices du premier index lui confère l’utilité d’un lexique qui n’intéressera pas seulement les spécialistes d’Épidaure. De nombreux tableaux récapitulatifs, des schémas, des plans, des croquis et des photographies de bonne qualité accompagnent la lecture. L’ouvrage est donc plus qu’un corpus épigraphique. Il fait une large part à l’architecture en s’appuyant sur des études récentes, parfois inédites. Si ce foisonnement atteste la richesse du cas épidaurien et l’expertise de S. P., on peut se demander si diviser la matière en une édition plus resserrée des inscriptions d’un côté et un commentaire dont la lecture serait plus suivie de l’autre n’aurait pas rendu l’ouvrage plus accessible. Il semble viser à la fois la mise à disposition pour la communauté scientifique d’une documentation profondément amendée et la présentation d’une vision renouvelée de celle-ci, vision avec laquelle celui ou celle qui ne travaille pas sur le même objet aura sans doute des difficultés à prendre de la distance.
Il est impossible de rendre compte ici de toutes les interprétations proposées par S. P. : nouveaux rapprochements entre inscriptions et vestiges, vocabulaire architectural et institutionnel, chronologie relative et absolue du développement monumental du sanctuaire[3], domination argienne peu après 338 av. J.-C., … Dans les lignes suivantes, je reviens seulement sur la manière dont S. P. conçoit l’administration des chantiers épidauriens.
Les pratiques comptables et administratives évoluent au cours des décennies qui voient le développement architectural des sanctuaires d’Asklèpios et d’Apollon Maleatas. S. P. distingue quatre groupes d’inscriptions (ch. III, p. 50-58 et p. 395-400). Le premier consiste en la seule inscription 1, relative au temple d’Asklèpios : ce document, exceptionnel à bien des titres dans le corpus, aurait été gravé au fur et à mesure du chantier pour rendre publiques l’attribution des lots par adjudication et les dépenses marginales[4]. Il ne s’agirait donc pas d’un compte à proprement parler, mais d’une sorte de panneau de chantier, d’un Bautafel[5]. Le deuxième groupe (2-13) est constitué des comptes que les ἐγδοτῆρες, les chargés des mises en adjudication (Vergabekomissare), auraient adressés aux différentes commissions architecturales. Ces actes enregistrent des recettes et des dépenses. Les recettes sont versées par le prêtre auquel les rédacteurs des comptes transmettent les amendes et les pénalités de retard payées par des entrepreneurs peu scrupuleux. Le troisième groupe (14-32) se distingue du précédent par le fait que le prêtre est remplacé dans ses fonctions d’administration de la caisse sacrée par les hiaromnamons : il s’agirait toujours de comptes adressés par les chargés des mises en adjudication aux membres des différentes commissions architecturales nommés alors « épistates de tel édifice ». Les inscriptions du quatrième groupe (36-48) se présentent comme les εὔϑυναι τῶν ἱαρών ἔργων, « comptes des travaux sacrés ». Elles regroupent des dépenses relatives à plusieurs édifices, d’où le nom de Sammelurkunden que leur attribue S. P. Parmi les recettes, on n’enregistre plus alors de subventions de la caisse sacrée, mais seulement les pénalités versées par les artisans. Ces actes émaneraient eux aussi des ἐγδοτῆρες, mais seraient destinés aux hiaromnamons. Les commissions architecturales auraient été supprimées : comme les travaux sont moins nombreux et concernent des édifices secondaires, il aurait semblé plus efficace aux Épidauriens que les hiaromnamons se chargeassent de tout.
Autant la répartition en quatre grands groupes rend plus claire la compréhension du corpus, autant la présentation de l’organisation administrative des chantiers suscite le doute. Tout d’abord, le rôle capital d’intermédiaires entre les entrepreneurs, les commissions architecturales et les administrateurs de la caisse sacrée (le prêtre, puis les hiaromnamons) que S. P. confère aux ἐγδοτῆρες tout au long du IVe s. av. J.‑C. n’est pas évident[6]. Il n’est pas non plus certain qu’il s’agisse d’une magistrature spécifique. Comme le note S. P., il n’est explicitement fait mention des ἐγδοτῆρες que deux fois dans le corpus et dans la seule inscription 2, relative à la tholos (l. 16, 177) : les quatre hommes qualifiés comme tels touchent des indemnités de déplacement pour s’être rendus à Corinthe, Argos, Mégare, Égine et Aléa. Deux d’entre eux se retrouvent plusieurs fois dans ce compte et en 3, mais sans qu’il soit alors précisé qu’ils sont des ἐγδοτῆρες : ils perçoivent d’autres indemnités de déplacement ou collectent des amendes qu’ils transmettent ensuite. Que des membres d’une commission architecturale soient défrayés pour des déplacements dans des cités susceptibles de fournir matériaux et travailleurs n’est pas inhabituel. Ainsi, à Délos, en 269 av. J.-C., les épimélètes du théâtre le sont pour un voyage à Paros, selon toute vraisemblance afin d’y choisir du marbre[7]. La perception des amendes peut aussi relever de leurs compétences, comme l’attestent les comptes des naopes de Delphes autour de 360 av. J.‑C.[8]. Quant à la mise en adjudication, à laquelle l’étymologie lie les ἐγδοτῆρες, les commissions architecturales y participent, car elles sont les mieux à même, avec l’architecte, de juger de la validité d’une offre au regard des travaux demandés. Un contrat délien du milieu du iiie s. av. J.-C.[9] permet de comprendre qu’adjudicataires et membres de la commission architecturale peuvent se confondre. Il stipule que l’artisan sera payé à différentes étapes de son travail après vérification de l’architecte et des ἐγδόται ; dans les comptes, les versements sont faits par les administrateurs de la caisse sacrée « sur ordre de l’architecte et des épimélètes ». À Épidaure, le terme ἐγδοτῆρες ne renvoie donc pas à un collège en particulier, mais désigne ceux qui sont spécialement chargés de mettre en adjudication les travaux, sans doute plutôt à un moment donné que pour toute la durée du chantier. Le corpus n’empêche pas de penser qu’ils sont issus de la commission architecturale, comme le suggérait déjà B. Keil en 1895[10].
La question du rôle des ἐγδοτῆρες et de la place qu’il faut leur accorder dans l’administration des chantiers rejoint celle des rédacteurs et des destinataires de la documentation comptable. Pour S. P., comme les noms des commissions architecturales, puis des hiaromnamons y apparaissent au datif, elle est adressée aux unes, puis aux autres. Dans des textes du groupe III (14, 16-19, 24-25, 27-28, 31), l’expression « ἐπιστάταις το[ῦ Ἀφρ]οδ[ιτί]ου / τοῦ ϑεάτρου / τοῦ Ἐπιδοτείου / τοῦ ἀναλάμματος τοῦ πάρ’ Ἀπόλλωνι », suivie des noms des épistates et de leurs tribus respectives, puis du nom de leur secrétaire, vaut pour un intitulé. L’inscription la mieux conservée du groupe IV (37) fait aussi apparaître un titre, au début de chaque semestre d’exercice : « εὔϑυνα τῶν ἱαρῶν ἔργων ἱαρομνάμοσι » mots suivis de leurs 4 noms et de celui de leur secrétaire. Plus que des datifs de destination, on verra ici des datifs de possession, semblables à l’exemple des grammaires βίϐλος (ἐστί) μοί, « (c’est) mon livre ». On traduira donc « comptes des travaux sacrés des hiaromnamons ». Il serait étonnant que ces actes épidauriens se démarquassent de l’usage commun consistant à indiquer dans l’intitulé les autorités responsables. Dans le compte de la tholos (2), la situation diffère, car le nom de la commission architecturale se lit dans l’expression λάμματα ϑυμελοποίαις ou λᾶμμα ϑυμελοποιοῖς, « recettes pour les ϑυμελοποιοί » (destination), voire « recettes des ϑ???????????? (possession). La formulationυμελοποιοί » (possession). La formulation n’est pas nécessairement surprenante dans un texte rédigé par les ϑυμελοποιοί eux-mêmes : elle pourrait être la dénomination officielle de ces fonds virés de la caisse sacrée à celle de la commission architecturale. Dès lors, il ne semble pas qu’il y ait lieu de remettre en cause l’interprétation traditionnelle selon laquelle ces actes émanent des commissions architecturales (pour les groupes II et III, et sans doute déjà I) ou des hiaromnamons (pour le groupe IV). Comme habituellement dans ce type de documentation, les destinataires ne sont pas explicitement nommés : il s’agit très probablement en premier lieu des instances de contrôle de la cité, puis, après la gravure, des visiteurs du sanctuaire. S. P. propose d’ailleurs une intéressante réflexion sur les conditions d’exposition des stèles (p. 45-49).
Enfin, les évolutions administratives de la fin du IVe s. peuvent être comprises différemment que ne le fait S. P. Incontestablement, l’administration du sanctuaire est réorganisée dans les années 330 av. J.-C. quand le prêtre en est dessaisi au profit des hiaromnamons. Les inscriptions du groupe III attestent bien une normalisation de la gestion et de la comptabilité des chantiers (mise en place systématique des versements échelonnés, retenue d’un dixième de garantie, uniformisation des écritures comptables). J’ajouterais que ces comptes des commissions architecturales ne nous donnent pas à voir d’éventuels effets de cette réorganisation dans d’autres domaines des finances du sanctuaire : les comptes généraux des administrateurs de celles-ci n’ont pas été gravés, du moins pas sur des stèles mises au jour. Vers 310 av. J.‑C., les Épidauriens décident que l’argent alloué aux travaux sacrés ne passera plus de la caisse du sanctuaire à celles des commissions architecturales puis aux artisans, mais directement de la caisse du sanctuaire aux artisans. Cette simplification a peut-être pour but d’accélérer les paiements ; elle supprime surtout une étape à contrôler et diminue les risques de malversation. Cependant, l’habitude a été prise depuis plusieurs décennies d’afficher les comptes des travaux : comme seuls ceux des hiaromnanons existent désormais, ce sont ceux-là que l’on grave, mais en en sélectionnant uniquement la rubrique des ἱαρών ἔργων. Finalement, ces actes du groupe IV sont très similaires à ceux des hiéropes déliens dont on n’aurait conservé que les parties relatives aux travaux. Cela n’implique pas que les commissions architecturales aient été supprimées. Si les hiaromnamons s’occupent désormais des aspects financiers des chantiers, il est peu probable qu’ils aient aussi pris en charge les autres tâches qu’elles assumaient avec l’architecte : appels d’offres, sélection des artisans, organisation du chantier, réception des travaux ou, pour dire les choses autrement, regard de la communauté civique sur les projets qu’elle entreprend. Ce que laisse entrevoir la documentation, c’est moins une concentration qu’une division plus poussée des tâches et une spécialisation des compétences et des responsabilités dans l’action publique : aux hiaromnamons, la partie financière et comptable, aux commissions architecturales, la maîtrise d’œuvre.
Cet ouvrage remarquable, qui rend obsolète l’édition des IG IV2 1 et aussi en partie les travaux fondés sur une version antérieure des textes, porte donc la marque d’un grand livre : obliger les lecteurs à éprouver leurs idées. Nul doute qu’il donnera un nouveau souffle aux études épidauriennes.
Virginie Mathé, Université Paris Est Créteil – CRHEC
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 506-511
[1]. S. Prignitz, Bauurkunden und Bauprogramm von Epidauros (400-350). Asklepiostempel, Tholos, Kultbild, Brunnenhaus, Munich 2014 (désormais abrégé en Bauurukunden I).
[2]. F. Hiller von Gaertringen, IG IV2 1. Inscriptiones Epidauri, Berlin 1929. Histoire des recherches dans S. Prignitz, Bauurkunden I, p. 2-7.
[3]. La question de la datation des travaux à Épidaure ne me semble pas close. Les problèmes qu’elle pose sont épineux, parce qu’ils obligent à tenir ensemble données épigraphiques et archéologiques, pas toujours établies avec certitude, et qu’ils ont des liens étroits avec la chronologie des inscriptions de Delphes et d’Argos et des implications importantes pour l’histoire de la fin du ive s. (quelques jalons pour la discussion dans V. Mathé, « Quand un dieu s’installe : la monumentalisation du sanctuaire d’Asklèpios à Épidaure » dans S. Agusta-Boularot, S. Huber, W. Van Andringa éds., Quand naissent les dieux. Fondation des sanctuaires antiques : motivations, agents, lieux, Rome-Athènes 2017, p. 135-149).
[4]. Détail de l’argumentation dans Bauurkunden I, p. 37-43. Cette inscription me semble plutôt être un monument, au sens propre, gravé après coup et juxtaposant deux types de registres comptables, l’un regroupant les contrats et l’autre les dépenses mineures, effectuées selon des modalités plus souples. D’une manière similaire, les actes des hiéropes déliens tels qu’ils se présentent sur la pierre agrègent diverses séries d’archives : cf. V. Chankowski, Parasites du dieu : comptables, financiers et commerçants dans la Délos hellénistique, Athènes 2019, p. 38-45.
[5]. Pour reprendre avec S. P. l’expression de G. Thür, « Zu den älteren Bauverträgen aus Epidauros », ZRG 132, 2015, p. 409.
[6]. Déjà dans Bauurkunden I, p. 165-171.
[7]. IG XI 2, 203, A, l. 70.
[8]. CID II, 1, II, l. 33-36, 41-43 ; 5, II, l. 4-7.
[9]. ID 507, l. 25, 27.
[10]. B. Keil, « Die Rechnungen über den Epidaurischen Tholosbau », AM 20, 1895, p. 34-36.