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Varius multiplex multiformis. Comment définir les frontières nébuleuses de l’épigramme ? Comment donner des caractéristiques stylistiques claires à un genre aussi diversement traité à de si nombreuses époques et par des auteurs si divers ? Comment circonscrire explicitement un genre qu’on a trop souvent défini en creux, par rapport à d’autres genres littéraires ? Depuis une vingtaine d’années, le genre épigrammatique bénéficie de très nombreux travaux, ouvrages et colloques qui balaient une importante période et touchent à de multiples thèmes et auteurs. On peut citer parmi les exemples très récents, en langue française, le Dictionnaire de l’Épigramme littéraire dans l’Antiquité grecque et latine[1], l’ouvrage issu du colloque du même nom Post ueteres tradition et innovation dans les épigrammes de l’Anthologie Latine[2], ou encore La Rhétorique du « petit » dans l’épigramme grecque et latine de l’époque hellénistique à l’Antiquité tardive[3], sans compter de nombreuses traductions, commentaires et études cantonnés à un auteur, une œuvre ou un poème. L’ouvrage qui nous occupe s’inscrit dans ce mouvement général de colloques, programmes de recherches et ouvrages collectifs qui s’attellent à la lourde tâche de définir et étudier le genre épigrammatique.

Cet ouvrage collectif, composé de treize chapitres répartis en trois parties, est d’ailleurs issu en grande partie du colloque international Stylistique de l’Épigramme à Rome (Lyon-Saint Etienne 16 et 17 mai 2019). Il entend ajouter sa pierre à l’édifice de l’étude stylistique du genre épigrammatique strictement latin. Si le projet n’est peut-être pas aussi nouveau que l’introduction l’affirme, il est cependant vrai que les remarques stylistiques concernant l’épigramme sont souvent fragmentaires, portant sur un auteur, une période, une œuvre particulière. Le sujet pèche par un manque de monographie réellement synthétique. Il s’agira ici de « proposer de nouvelles études sur les intentions poétiques de l’épigramme et de leurs enjeux » (p. 10). L’ouvrage adopte un plan mixte, à la fois thématique et chronologique, suivant celui qui avait présidé à l’organisation du colloque. La première partie (p. 15 à 47) aborde les caractéristiques générales du style épigrammatique à travers une méthodologie différentielle. La seconde partie (p. 51 à 153) entend aborder la stylistique des « classiques » de l’épigramme. La troisième partie (p.157 à 238) aborde la question des épigrammatistes de l’Antiquité tardive.

L’introduction est très brève. Elle expose la pétition de principe méthodologique de l’ouvrage et son plan. On regrette peut-être l’absence d’un état de l’art plus étendu, surtout pour un recueil qui a pour but de combler un manque méthodologique, ainsi qu’une bibliographie plus extensive et offrant plus de place aux travaux les plus récents.

La première partie « Théories et pratiques du style épigrammatique » propose plusieurs études stylistiques générales telle celle de Jean-Louis Charlet qui classe par fréquence les mètres utilisés dans l’épigramme, dans un corpus extrêmement large allant des épigrammatistes grecs aux humanistes, et mettant en avant la prééminence du distique élégiaque puis de l’hendécasyllabe phalécien. Il note également l’usage dans l’épigramme d’un distique globalement plus libre dans sa métrique (contrairement aux autres poèmes élégiaques). Nina Mindt choisit un angle original, mais extrêmement éclairant, pour l’étude de la stylistique de l’épigramme latine, celui de la traduction. Pour traduire de façon fidèle, encore faut-il définir des critères stylistiques clairs et caractéristiques. L’auteure note la difficulté de l’opération et l’impossibilité de restituer l’intégralité de ces faits stylistiques, compliquée par une propension des traductions à se concentrer sur l’explicitation de la pointe. Dans une logique différentielle, Nicolas Cavuoto-Denis étudie la contagion du style épigrammatique dans les lettres de Symmaque. Commençant par une comparaison des conditions de création de l’épigramme et du billet, l’auteur glisse rapidement vers des questions stylistiques, affirmant l’existence d’une « contagion du style épigrammatique » non seulement dans les billets, mais aussi dans le reste de la production épistolaire de Symmaque. Cette première partie pose sans aucun doute quelques jalons généraux de la stylistique épigrammatique, même si on peut en déplorer l’aspect un peu disparate. La méthodologie différentielle revendiquée dans la préface n’est pas évidente dans tous les chapitres.

La deuxième partie, qui contient davantage de chapitres, est tournée vers la stylistique des « classiques » de l’épigramme. Le choix du terme de classiques est curieux, et à entendre comme les auteurs les plus prolifiques de la littérature épigrammatique latine. De fait, les deux tiers de cette partie se penchent sur l’œuvre de Martial et le reste sur Catulle. Alfredo Mario Morelli étudie un carmen à la dimension éminemment métapoétique, le carmen 16 où se dessine une analogie paradoxale entre la mollesse des vers et de leur sujet. L’auteur met ensuite ce discours en relation avec le discours métapoétique de Martial, qui résout ce paragraphe en faisant de ses vers une version priapique de Catulle ; il propose également une traduction nouvelle et extrêmement éclairante de ce très fameux poème (pedicabo ego uos et irrumabo). Poursuivant l’exploration de la poétique de l’épigramme de Martial, Frédérique Fleck focalise son analyse sur les occurrences de discours direct dans l’œuvre. Elle en offre une typologie riche et complète, et souligne leur rôle, qui est de créer une sorte de scène mettant en relief un locuteur destiné à délivrer un propos particulièrement saillant. Propos saillant et morceau de bravoure par excellence, la pointe est au cœur de la contribution de Catherine Notter qui en étudie un avatar très particulier. Il s’agit du cas où le vers initial est répété à la fin de l’épigramme. L’auteure, à travers une forme de typologie, procède à une comparaison de ce procédé chez Catulle et chez Martial. Ce dernier, allant au-delà de la vocation quelque peu agressive de ce procédé chez Catulle, en fait une technique de bouclage de l’épigramme, empreinte d’une certaine distance humoristique. Autre point particulier de la stylistique de Martial : l’usage de la question. C’est le thème central de l’analyse longue et très précise de Emmanuelle Valette et Daniel Vallat. La typologie utilisée, particulièrement éclairante, distingue épigrammes longues et brèves, ainsi que la place de la question dans l’épigramme. Les deux auteurs parviennent à dégager les enjeux, très divers, exprimés par cette forme de polyphonie épigrammatique. Le dernier chapitre de cette deuxième partie avance en époque en abordant la question des distiques élégiaques d’Apulée, et notamment de son usage des archaïsmes, réels ou fantasmés. Emmanuel Plantade, à travers une étude métrique particulièrement précise, note le caractère extrêmement original des distiques apuléens, qu’on a souvent trop rapidement assimilé à des vers de style catulléens sans grande originalité.

La troisième partie porte sur l’épigramme tardive en débutant chronologiquement par Ausone. Florence Garambois-Vasquez étudie les pièces grecques du corpus. Ce corpus, qui a connu un engouement de la part des commentateurs ces dernières années, semble en effet une bonne illustration de la uarietas, caractéristique foncière de la poétique d’Ausone. Cette uarietas s’illustre dans ce corpus par l’usage extensif de l’énumération asyndétique, proche du procédé pédagogique de la liste, qui permet de suggérer moult éléments au lecteur, dans un poème extrêmement court. La poétique d’Ausone est également au centre de la contribution de Fabio Nolfo à travers l’étude de l’épigramme 57 (Green). Cette épigramme, librement traduite du grec et portant sur la légende de Niobé, est réinventée par Ausone qui y insère des effets poétiques hérités de la tradition des progymnasmata. La proximité entre lettre et épigramme avait déjà été soulignée dans ce volume, mais Luciana Furbetta complète brillamment cette analyse en livrant une étude très complète de « l’épigramme‑lettre » (entendue comme une « épigramme qui montre, par sa fonction, un ancrage dans le genre épistolaire » p.182), avec un corpus très extensif (Ausone, Claudien, Sidoine Apollinaire et Venance Fortunat). Cette étude permet d’illustrer parfaitement le « processus d’élargissement fonctionnel » de l’épigramme de l’Antiquité tardive. Autre corpus épigrammatique crucial, les épigrammes de Luxorius sont l’objet de la contribution d’Étienne Wolff. L’auteur, à travers une soigneuse étude, notamment métrique, dégage les éléments stylistiques particuliers à Luxorius (structure travaillée, virtuosité de la métrique, etc.) ainsi qu’à l’anonyme de la série 90-197 Riese, qui, selon lui, se distinguent l’un de l’autre particulièrement dans le domaine de la métrique, où Luxorius fait montre d’une plus grande virtuosité métrique. Enfin, assurant une grande ampleur chronologique, Céline Urlacher-Becht se livre à une étude minutieuse de la stylistique d’Eugène de Tolède, à travers une typologie précise (épigrammes religieuses, épigrammes personnelles, épigrammes protreptiques) et se concentrant sur l’expression lyrique originale d’Eugène dans ses épigrammes religieuses. Elle livre également de brillantes traductions originales des épigrammes de cet auteur passablement méconnu.

À travers ces commentaires souvent comparatifs, cet ouvrage nous fait toucher du doigt une problématique essentielle, celle de la place du « style » personnel, par rapport aux permanences stylistiques propres au genre. En balayant une large période et un vaste choix d’auteurs, commentés par les meilleurs spécialistes, le volume parvient à isoler certains faits stylistiques (faits de versification, uarietas, breuitas, etc.) propres à toute épigramme, cachés derrière l’individualité de chaque auteur. En cela, il apporte sa pierre à l’édifice de la difficile définition stylistique de l’épigramme. À ce titre, l’approche différentielle nous semblait parfaitement appropriée. Il est donc dommage qu’elle ne constitue pas le fil conducteur de bout en bout de l’ouvrage et se trouve parfois perdue dans une vision myope de certains commentaires d’auteurs. C’est pourtant en comparant les différents auteurs et les différents genres littéraires que l’on peut extraire la substantifique moelle du style épigrammatique. On aurait pu mettre davantage en lumière cette méthodologie différentielle en faisant plutôt apparaître la contribution de Nicolas Cavuoto au début de la troisième partie, afin de remettre en perspective et en écho les billets de Symmaque et les épigrammes tardives. La communication de Nina Wendt ouvre également des hypothèses passionnantes et prometteuses sur l’analyse stylistique de l’épigramme. En effet, une traduction de qualité oblige à déterminer quels traits stylistiques sont fondamentaux pour la compréhension du texte, et à force de traduction, lesquels sont plus accessoires, ou relevant de l’individualité de l’auteur. La piste traductologique nous semble dans ce sens une des clefs vers la meilleure définition du genre épigrammatique.

Chaque contribution dispose de sa propre bibliographie, et il n’y a pas de paratexte, sinon les quelques pages introductives. Il nous semble cependant que la volonté large et synthétique de cet ouvrage sur la question de l’étude stylistique du genre épigrammatique nous fait en cela regretter l’absence d’une bibliographie générale et raisonnée, qui aurait pu faire un état des lieux des études déjà disponibles, notamment récentes. La présence d’un index locorum aurait également fourni un outil fort utile, en particulier pour la recherche de l’analyse précise d’un passage, dans cet ouvrage qui en contient de brillantes, ainsi que des traductions de grande qualité.

On ne peut regretter que de menues coquilles et erreurs de report de dates des éléments bibliographiques entre les notes et la bibliographie (p.15). On relève quelques problèmes de mise en page qui nuisent quelque peu à la présentation de l’ouvrage (par exemple, un dysfonctionnement manifeste des interlignes en p. 38). Enfin, certaines contributions gardent un style par endroits trop oral, imputable probablement au fait qu’il s’agissait à l’origine de communications lors d’un colloque.

 

Camille Bonnan-Garçon, École Spéciale Militaire de Saint-Cyr CREC Saint-Cyr

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 209-212.

 

[1]. D. Meyer, C. Urlacher-Becht éds., Turnhout 2022 ; D. Vallat et al. éd., Martial et l’épigramme satirique. Approches stylistique et thématique, Hildesheim 2020.

[2]. F. Garambois-Vasquez, D. Vallat Strasbourg 2019.

[3]. C. Urlacher-Becht, D. Meyer éd. 2017.