Le propos de l’auteur (C.), tel qu’il est énoncé dans l’introduction, est d’étudier le rapport entre Platon et la poésie en montrant qu’il peut être adéquatement décrit comme une « annexion » : Platon s’arroge le rôle du poète véritable, après avoir démontré que la poésie existante n’y parvenait pas. Le livre est composé de douze chapitres, organisés en trois parties, « Les poètes : pour quoi faire ? » (p. 23-64), « L’art du philosophe : un art phantasmatique savant » (p. 65-159), « La réception : personnages et lecteurs » (p. 161-261). Outre la conclusion générale et la bibliographie, l’ouvrage est complété par deux indices, locorum et nominum. Sept des douze chapitres ont déjà été publiés sous forme d’articles dans différentes revues et publications collectives, en anglais (1 ; 2 ; 3 ; 10) ou en français (6 ; 8 ; 9).
Le ch. 1 cherche à établir un lien entre deux définitions platoniciennes de la poésie, comme parole inspirée d’une part, comme imitation de la réalité d’autre part. C. affirme, en se fondant sur un passage des Lois (719c) que le poète inspiré est un imitateur d’apparences parce qu’il demande aux Muses de lui faire voir des événements, c’est-à-dire des apparences, et non des formes. Il « se condamne ainsi » lui‑même « à l’ignorance » (p. 40). Le chapitre est émaillé d’erreurs dans les références : p. 28, la référence à Apollon conducteur des Muses n’est pas aux vers 60-69 de la cinquième Néméenne, mais 22‑25 (numérotation Snell-Maehler, utilisée n. 11, même page) ; le terme ἑρμηνεύς n’apparaît pas au v. 90, mais 85 de la seconde Olympique (ibid.) ; le titre de l’article de Most n’est pas « Pindar, O. 283-90 », mais « Pindar, O. 2.83-90 » (n. 14, même p.) ; un mot est oublié dans la citation de Ferrari (n. 30 p. 34), « our understanding of what humans are like » ; dans la citation d’Else (n. 50 p. 38), un mot est ajouté, « the original sphere of mimesis (…) was that the imitation » ; la citation de Muller (n. 40 p. 36) est donnée en anglais sans raison apparente, puisque l’article cité et l’article citant sont en français.
Le ch. 2 est consacré aux différentes formes d’interprétation des poètes représentées dans les Dialogues. C. montre d’abord la diversité de ces formes, en les classant en deux catégories, l’allégorie et l’exemplification ; la première comprend trois modalités, offensive, réfutative et positive, la seconde seulement les deux dernières. L’interprétation « offensive » consiste à montrer que la poésie véhicule des pensées fausses, l’interprétation « réfutative », à accompagner la mise en évidence d’une erreur de sa réfutation, l’interprétation « positive », à déceler des vérités dans la parole du poète. En effet, le poète dit parfois la vérité, même si c’est par accident. Ensuite, C. définit deux principes de l’herméneutique socratique, la décontextualisation et l’anti-intentionalisme, qui consiste à considérer que l’intention du poète est inaccessible, d’abord parce que les poètes sont morts, ensuite parce que le poète lui-même ne sait pas ce qu’il dit, étant possédé par la divinité. Dès lors, la qualité d’une interprétation se mesure à la vérité intrinsèque du jugement auquel elle aboutit, plus qu’à sa correspondance avec l’intention du poète. Enfin, C. décrit deux fonctions de l’interprétation des poètes, d’une part la fonction « didactique », qui consiste à faire accepter une thèse novatrice de Socrate en la rapportant à une parole poétique, dont la vérité est reconnue, d’autre part la fonction « protatique » qui consiste à mettre en mouvement l’examen dialectique en donnant aux interlocuteurs un premier jugement qui forme un appel à la discussion – c’est notamment le rôle de la référence à Simonide au début de la République (p. 61-64).
Au ch. 3, C. affirme que le mythe platonicien est une image différente de celles du sophiste et du poète, car, même s’il est un phantasma, c’est-à-dire une représentation non de la chose, mais de la façon dont elle apparaît, il porte sur l’intelligible – et non sur le sensible – et représente une intellection – et non une perception. Ce que donne à voir le mythe platonicien, c’est le skhèma de telle réalité intelligible ; par exemple, le skhèma des trois mythes eschatologiques (République X, Gorgias, Phédon) est l’injonction à philosopher et à mener une vie juste. En outre, le mythe philosophique est une image qui dénonce son caractère d’illusion et ne trompe donc pas le lecteur.
Au ch. 4, C. examine et compare deux images de l’âme, celle de la bête tricéphale et celle de Glaucos, aux livres IX et X de la République. Le but est de mettre en question la cohérence de ces images avec le propos général du dialogue. Pour la première, C. montre que les relations entre les parties de l’âme sont plutôt décrites comme un dressage que comme une domination politique. Quant à la seconde, elle indique, selon C., que l’âme désincarnée est une âme simple, qui correspond à la partie raisonnable, les parties thumoédique et appétitive étant propres à l’âme incarnée. L’objection que pourrait constituer l’image de l’attelage ailé du Phèdre, qui est appliquée à l’âme dès avant son incarnation, me paraît éludée trop rapidement (n. 81 p. 98). Plusieurs coquilles et fautes de grec arrêtent la lecture : p. 85 οἶον δ᾽ ἐστιν pour οἷον δ᾽ ἐστίν ; p. 87 ἔ???νὸς εἰκόνα pour ἑνὸς εἰκόνα ; p. 88 ο???ἶος ἧν φύσιν pour οἷος ἦν φύσει.
Dans le ch. 5, C. commence par établir une distinction entre la mimèsis d’Homère et celle de Platon, la première étant caractérisée par l’amplification de la réalité, la seconde par son approximation. Socrate et Ulysse sont deux héros dont Platon et Homère narrent les hauts faits : seulement, les exploits du premier prennent place dans des situations « disproportionnées » (p. 109) face à des personnages monstrueux, tandis que ceux du second ont été accomplis dans une réalité quotidienne face à des personnages historiques. Le vrai lieu des exploits de Socrate est la pensée. Ensuite, C. montre que Platon établit un lien entre le caractère moral de ses personnages et leur pensée. Puis, elle classe les personnages de Platon en deux catégories, celle des hommes de bien et celle des hommes vils, en définissant dans chaque ensemble des sous-catégories, et en affirmant que certains personnages, comme Protagoras ou Gorgias, s’y intègrent mal : ce sont des hommes vils convertis, momentanément au moins, à la philosophie. Dire que Gorgias est converti à la philosophie alors que Calliclès est l’exemple de l’homme vil me paraît contestable : Calliclès est sensible, in fine, à la valeur des arguments de Socrate (513c6-7) et le philosophe semble en faire plus grand cas que de Gorgias, comme en témoignent les efforts qu’il déploie pour le convaincre.
Au ch. 6, C. interprète le passage de la République où Socrate définit la lexis des poètes en employant les notions de διήγησις et de μίμησις (392c-398b). Selon elle, le passage permet de distinguer six modes narratifs différents : le mode diégétique pur, le mode mimétique total, le mélange de ces deux derniers, le mode diégético-mimétique, le mode mimético-diégétique et le mélange de ces deux derniers. La distinction entre le troisième mode et les trois derniers me semble définie de façon insuffisamment claire : C. décrit le mode diégético-mimétique comme « un mélange de mimèsis totale et de diègèsis pure, mais [où] il y a une part réduite de mimèsis dans un abondant récit » (p. 125). En somme, le mode diégético-mimétique n’est rien d’autre qu’un mélange des deux premiers modes, avec une dominante de diègèsis. Ainsi, les trois derniers modes ne sont pas différents du mode mixte : ce ne sont que des différences de dosage au sein de ce mode – c’est du moins ce que laisse penser la définition citée. En outre, la classification proposée par C. me paraît fondée sur une mauvaise compréhension de l’expression ὅταν τὰς ῥήσεις ἑκάστοτε λέγῃ καὶ ὅταν τὰ μέταξυ τῶν ῥήσεων 393b8-9 : elle traduit « lorsqu’il [le poète] narre les discours et les événements entre les discours » (p. 123). Cette traduction me semble être l’origine de l’interprétation selon laquelle « la typologie de Socrate est fondée sur la distinction entre la description des événements et l’incarnation des personnages » (p. 128). Or, le passage 393b8-9 doit être lu, selon moi, à la lumière de la réécriture d’Homère, que Socrate donne en exemple de la diègèsis pure (393d2-394b2), et de la conclusion qu’il en tire :
Μάνθανε τοίνυν, ἦν δ᾽ ἐγώ, ὅτι ταύτης αὖ ἐναντία γίγνεται, ὅταν τις τὰ τοῦ ποιητοῦ τὰ μέταξυ τῶν ῥήσεων ἐξαιρῶν τὰ ἀμοιϐαῖα καταλείπῃ. (394b4-6)
Comprends donc, dis-je, qu’il se produit le contraire de cela, lorsqu’enlevant les paroles du poète qui sont entre les discours on laisse l’échange de répliques.
L’expression τὰ μέταξυ fait donc référence, selon moi, non pas aux « événements entre les discours », mais aux paroles entre les discours, c’est-à-dire aux interventions du narrateur et notamment aux marques du style indirect. Ainsi, ce n’est pas la distinction entre « la description des événements et l’incarnation des personnages » qui me paraît fondamentale, mais entre la présence et l’absence du narrateur : la δ???????ιήγησις pure comprend les « paroles du poète entre les discours », cela signifie que le poète narrateur y est présent, tandis que la μίμησις pure efface ces paroles, excluant ainsi le narrateur. Dès lors, dire comme C. que « le récit simple (…) réclame l’effacement du narrateur » (p. 123), ou encore définir le mode diégétique pur comme « totalement descriptif, sans nulle intervention du narrateur » me semble constituer un contresens. Cette erreur me paraît causée par une lecture de Platon déterminée par la narratologie contemporaine (p. 123).
Le ch. 7 montre la façon dont les procédés narratifs orientent la réception des Dialogues. C. distingue six procédés – la perspective narrative ou focalisation ; le jeu sur le temps et la pseudo-historicité ; l’authentification ; la caractérisation du destinataire ; les interventions du narrateur et du destinataire ; la mise en scène de l’entretien dans le prologue des dialogues sans narrateur. L’analyse précise des effets produits par ces procédés sur la réception par le lecteur est très suggestive. La section consacrée à l’authentification montre notamment de façon convaincante que si « l’authenticité du récit du narrateur est fragilisée », parce qu’il se montre oublieux de certains éléments, « celle du récit de l’écrivain s’en trouve paradoxalement renforcée par cette fragilisation même » (p. 143). Le ch. me paraît toutefois contenir une erreur concernant l’Euthyphron : la venue de Socrate devant le Portique de l’Archonte-roi n’a eu lieu ni le jour de son procès (p. 146), ni la veille de sa condamnation à mort (p. 154). En effet, la citation devant le Portique de l’Archonte était séparée de l’audience par le temps de l’instruction. Dorion, cité par C. à l’appui de son assertion (p. 154), dit prudemment que la discussion a eu lieu « peu avant » le procès[1] ; Croiset affirme qu’elle l’a précédé de « quelques jours »[2].
Au ch. 8, C. s’intéresse à la place des émotions dans l’elenchos socratique, en la comparant à celle qu’ils occupent dans la rhétorique sophistique. Elle prend comme exemple le Gorgias après avoir rapidement étudié l’Éloge d’Hélène de Gorgias. La rhétorique cherche à faire naître des émotions agréables pour amener l’auditeur à renoncer à son opinion et à en accepter une autre. En revanche, l’entretien dialectique fait naître des émotions peu agréables, la honte et la colère, et, s’il permet à l’auditeur de se rendre compte que son opinion était fausse, il ne le persuade pas de la vérité d’une autre opinion : il le laisse dans l’embarras et l’invite ainsi à philosopher. C. montre également comment Socrate emploie l’ironie, qu’elle définit comme « feintise d’ignorance » (p. 174) et qu’elle distingue de la tromperie, apatè (p. 176), pour déstabiliser l’interlocuteur dans l’entretien dialectique. Elle affirme en outre que la parrhêsia, le franc‑parler, est le « complément » de l’ironie (p. 176) : cependant, l’ironie est le moyen par lequel Socrate produit la « déstabilisation affective » (p. 172), c’est-à-dire la honte et la colère, tandis que la parrhêsia est la qualité qu’il demande à ses interlocuteurs et qu’il n’obtient pas dans le Gorgias, puisqu’elle consiste à assumer les conséquences de ses assertions sans honte. C. écrit ainsi p. 178 que « la parrhêsia et la honte sont dans un rapport d’exclusion mutuelle ».
Dans le ch. 9, C. compare l’effet produit par un mythe homérique, la Nekuia, et un mythe platonicien, le mythe d’Er, en qualifiant l’un comme l’autre de « poétique » (p. 185). Pour reprendre le sous-titre de l’article original, paru dans la Revue de philosophie ancienne (2, 2012), le mythe homérique produit un « plaisir des sens » tandis que le mythe platonicien produit un « plaisir du sens » (p. 185, n. 73). C. considère en effet que le mythe homérique s’adresse uniquement aux parties inférieures de l’âme, excluant toute participation de la partie rationnelle, tandis que le mythe platonicien parvient à s’adresser en même temps à la partie thumoédique, par les émotions qu’il suscite, et à la partie rationnelle. Cette singularité tient, selon C., au fait que le mythe platonicien éveille une « émotion rationnelle » (p. 194 et 195). Or, l’émotion rationnelle est définie par le fait d’être « appropriée et justifiée moralement » (p. 195) : ainsi, le mythe platonicien s’adresse à la fois à la partie rationnelle et thumoédique parce qu’il produit une émotion compatible aux exigences morales posées par le philosophe. De cette façon, C. me paraît confondre les niveaux éthiques et esthétiques, sans rendre raison de cette confusion : les propriétés esthétiques du mythe platonicien sont expliquées par la morale à laquelle son contenu émotionnel est conforme. Le raisonnement me paraît d’autant plus fragile qu’à la p. 196, n. 103, C. semble concéder que la poésie homérique est capable de produire le même effet éducatif que les mythes platoniciens – seulement, en orientant le lecteur vers d’autres valeurs. En outre, p. 199, C. paraît attribuer la capacité des mythes à mettre en jeu à la fois raison et émotions à leur qualité d’image verbale – qu’ils partagent avec les mythes homériques. Si la distinction théorique entre mythe homérique et mythe platonicien me semble floue, l’article contient en revanche une comparaison formelle précise de la Nekuia et du mythe d’Er selon trois critères, l’authentification du récit, le mode de narration, la présence de dialogue ou d’ekphrasis.
Au ch. 10, C. cherche à distinguer le plaisir esthétique produit par le mythe platonicien, de celui que suscite la tragédie. Elle commence par définir le plaisir esthétique en se fondant sur la République et le Philèbe : il comporte trois dimensions, sensuelle, intellectuelle et émotionnelle. Les deux premières correspondent à des plaisirs purs, la troisième à un plaisir mixte, au sens où il est lié à la peine. Le plaisir intellectuel est, selon C., suscité par la « beauté morale » de l’œuvre (p. 206) et consiste en une « connaissance morale » (ibid.) : une telle équivalence établie entre l’aspect moral et l’aspect intellectuel de la réaction à l’œuvre d’art me paraît être une simplification, puisque la beauté morale d’une œuvre se donne autant à éprouver qu’à comprendre. De fait, quand elle analyse l’aspect émotionnel de l’œuvre, C. dit qu’il doit selon Platon consister en « émotions vertueuses » (p. 207). En somme, l’aspect moral de l’œuvre excède sa réception intellectuelle et donne lieu, en même temps, à une réception émotionnelle. La confusion des aspects moral et intellectuel amène C. à définir le plaisir esthétique comme « réplétion de l’âme à l’aide d’idées vertueuses » (p. 212), ce qui tend à confondre l’effet de l’œuvre d’art avec celui d’un traité de morale. En outre, la volonté de distinguer le plaisir suscité par les mythes platoniciens de celui que produisent la tragédie et la comédie amène C. à exclure ces deux genres du domaine de l’esthétique : p. 208, les termes qu’elle oppose sont, d’une part, le « plaisir esthétique » et, de l’autre, le « plaisir tragique » et le « plaisir comique ». L’effet émotionnel causé par le mythe eschatologique est défini comme la « peur » des conséquences d’un choix de vie immoral (p. 210). Sans doute, C. distingue cette peur de la peur tragique, causée par le tableau de la faillibilité humaine, et de la peur de Céphale, causée par les mythes traditionnels, parce que ceux-ci amènent le vieil homme à tenter de se racheter par des sacrifices, et non à examiner la nature du juste. Toutefois, la distinction ainsi tracée ne porte que sur les conséquences de l’effet causé par le mythe, en somme sur la manière de faire cesser la peur, et non sur l’effet lui-même : ainsi, C. rapproche le mythe platonicien du mythe traditionnel dans sa visée – faire peur au récepteur. Enfin, C. ajoute, comme propre au mythe platonicien, le « plaisir anticipé » de faire des actions vertueuses : en entendant le mythe, le récepteur imagine le plaisir qu’il aura à faire ces actions, et ce plaisir redouble celui qui naît du soulagement de la peur.
Le ch. 11 est consacré à la représentation de l’ignorance. Dans la première partie, C. passe en revue l’ensemble des Dialogues pour y étudier cette représentation ; dans la seconde, elle montre son effet sur le lecteur. La reconnaissance de sa propre ignorance implique une remise en question de soi, car celui qui se considère comme expert en un domaine fait de sa connaissance une part de son identité. Pour amener le lecteur à faire ce pas difficile, les Dialogues montrent d’une part les conséquences désastreuses de la double ignorance, c’est-à-dire de l’ignorance qui s’ignore, d’autre part la fécondité, la joie et le courage qui accompagnent la docte ignorance, par la figure de Socrate. Anticipant l’objection que Socrate est mort à cause de son attitude, C. réplique que le lecteur est invité à imiter l’attitude de Socrate, et non Socrate lui-même (p. 239). Elle semble ainsi admettre comme valable l’objection de Calliclès, selon laquelle la vie de Socrate est mauvaise parce qu’elle peut l’amener à être condamné à mort (Gorgias 486a3-c4) – objection que Socrate renverse (511b1-513a8), par une argumentation qui semble convaincre, au moins à demi, Calliclès (513c6-7).
Dans le dernier chapitre, C. plaide pour ce qu’elle nomme une « lecture spéculaire » (p. 241) des Dialogues : cette lecture consiste à faire de « l’examen critique des positions véhiculées » le moyen d’une « réflexion sur son propre système de croyances », en somme d’un « examen de soi » (ibid.). Les Dialogues deviennent ainsi le miroir grâce auquel le lecteur peut observer et évaluer ses opinions, mais aussi ses désirs et sa conduite. Une telle lecture est permise, selon C., parce que les Dialogues présentent une philosophie en acte, et non un recueil de doctrines : le lecteur y voit non seulement des systèmes de croyances, mais également le mode de vie et la posture éthique qu’ils impliquent. Le gain de la lecture spéculaire est ainsi une « purgation » (p. 246) des idées fausses et, indissociablement, une transformation morale. Enfin, le but ultime de cette lecture est la « conversion du regard » (p. 253), qui doit être entendue non seulement en un sens éthique – tourner son regard vers soi – mais aussi en un sens métaphysique – tourner son regard vers les Formes. Le chapitre s’achève par une étude du mythe de la Caverne, où C. voit l’image de cette conversion. Si la « lecture spéculaire » que propose C. a le mérite de mettre l’accent sur la solidarité de la croyance et du mode de vie dans les Dialogues, elle semble moins consister en une interprétation portant sur les textes platoniciens qu’en une activité entreprise à l’occasion de leur lecture. En somme, la « lecture spéculaire » n’est pas tant un projet de lecture de Platon, qu’un projet d’introspection mené au moyen des Dialogues : si elle correspond bien à une activité « spéculaire », elle ne paraît pas véritablement mériter le nom de « lecture ». C’est ce qui apparaît clairement dans la conclusion du chapitre : « Il importe peu que les doctrines ou les arguments présentés [dans les Dialogues] apparaissent ou pas valides au lecteur puisque juger de leur validité est un moyen de s’examiner soi-même » (p. 261). Le débat proprement interprétatif concernant la validité des arguments proposés est explicitement dévalorisé comme un « moyen » subordonné à la fin qu’est l’introspection. L’acte de lecture et son résultat, la formulation d’un jugement sur le texte, ne sont que des préalables, dont le contenu est indifférent, puisque dans tous les cas ils peuvent fournir le point de départ nécessaire à un examen de soi. L’interprète peut donc dire tout et son contraire sur le texte, puisque l’essentiel n’est pas là – mais dans l’introspection.
La conclusion rattache la nécessité de la philosophie comme examen de soi à la « faillibilité humaine » (p. 268) : les hommes sont incapables de posséder véritablement une connaissance du Bien ; ils ne peuvent ni le contempler suffisamment, ni exprimer clairement leur contemplation. C’est de la conscience de cette insuffisance que découle la reconnaissance de l’ignorance ; l’examen de soi n’en constitue certes pas « l’antidote », mais il est « le seul moyen dont dispose l’être humain » pour parvenir à une approximation de la connaissance du Bien (p. 268).
L’ouvrage est constitué de 12 études qui forment un ensemble à la fois disparate et inégal. La majorité des chapitres étant issus de publications antérieures, la cohérence globale ne saurait être argumentative et ne peut être que thématique. L’opposition thématique première, annoncée par le titre, entre poésie et philosophie, laisse progressivement la place à une autre, entre lecture dogmatique et lecture active, « spéculaire », des Dialogues. Les nombreuses coquilles et fautes de grec donnent l’impression d’une publication précipitée. La principale qualité de l’ouvrage est dans l’affirmation nette de la solidarité entre croyance et genre de vie comme principe devant guider l’interprétation des Dialogues. Les analyses concernant la narration, développées notamment au ch. 6, 7 et 10, se distinguent également par leur précision et leur intérêt.
André Rehbinder, Université Paris Nanterre
Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 597-602.
[1]. Platon, Lachès, Euthyphron, Paris 1997, p. 186 n. 17.
[2]. Platon, Œuvres complètes, t. I, Paris 1920, p. 177.