Ayant rédigé en commun un article sur l’Ora maritima d’Aviénus dans un volume consacré aux représentations, perceptions, imaginaires antiques et médiévaux du Détroit de Gibraltar (Madrid, 2019, projet DÉTROIT), Jean-Baptiste Guillaumin et Gwladys Bernard étaient particulièrement qualifiés pour publier dans la Collection des Universités de France ce poème déconcertant par sa structure et son inachèvement. La description des rivages maritimes et d’îles avoisinantes y est en effet organisée de façon quelque peu disparate, Aviénus traitant successivement de la côte atlantique depuis les Colonnes d’Hercule jusqu’Oestrymnis (Bretagne) selon un mouvement d’aller-retour, avec un excursus sur la migration des Ligures ; de la côte méditerranéenne entre les Colonnes d’Hercule et la rive droite du Rhône avec un excursus sur les Cévennes ; du cours du Rhône entre la source du fleuve et ses embouchures ; de la côte méditerranéenne du delta du Rhône jusqu’à Marseille. Le poème s’interrompant au v. 713 au milieu d’une phrase, on ignore comment était conçu le parcours des littoraux maritimes jusqu’au palus Méotique (mer d’Azov), objet de la curiosité de Probus, le dédicataire du poème. Nos deux auteurs ont manifestement approfondi à l’occasion de cette édition leur analyse du contexte historique, de la personnalité du poète et des différentes facettes de l’Ora maritima. Leur démarche nous vaut une introduction de 133 pages, qui englobe et en même temps dépasse le travail d’édition, de traduction et de commentaire. C’est pourquoi il convient de s’y attarder, vu l’intérêt qu’elle devrait susciter non seulement chez les philologues classiques et les historiens de la géographie, mais aussi chez les spécialistes de la littérature tardo-antique et du livre ancien.
J.-B. Guillaumin et G. Bernard commencent par fournir un bref état de la question sur Aviénus et sur ses trois œuvres conservées : une adaptation latine des Phénomènes d’Aratos de Soles, une autre de la Périégèse de Denys et l’Ora maritima inachevée, sans compter un court poème dédié à Flavianus Myrmeicus. Des sources épigraphiques font d’Aviénus, un aristocrate habitant Rome et présenté comme auteur de nombreux poèmes ; elles lui attribuent également une carrière politique couronnée par deux proconsulats, ceux d’Achaïe et d’Afrique, sans qu’on puisse toutefois les dater. De même, des échos de son œuvre chez Paulin de Nole et Ausone attestent une diffusion ténue de celle-ci à la fin des années 380. En revanche, ni le choix des dédicataires des poèmes, ni l’étude des homonymes et autres personnages proposés par certains ne sont de nature à étoffer la biographie. Quant au contenu des œuvres conservées, il fournit des informations moins sur leur auteur que sur le milieu qu’il fréquente, celui des lettrés païens partageant les visées de l’empereur Julien. Enfin, il est impossible de fixer de façon définitive la chronologie de la rédaction des trois poèmes d’Aviénus. Nos auteurs, à titre d’hypothèse, font succéder dans le temps l’adaptation latine de Denys le Périégète (année 363), celle d’Aratos de Soles (fin des années 360) et de l’Ora maritima (fin des années 360 ou années 370), soit à la fin de la vie du poète et en tout cas durant le loisir érudit dont il dispose après ses mandats politiques.
La présentation de l’Ora maritima est passionnante à lire et riche en perspectives nouvelles. Elle comporte deux parties. La première aborde le texte en tant qu’objet littéraire, à savoir un poème tardo-antique qui est volontairement archaïsant, comme le soulignent les choix du poète, qui se renforcent mutuellement. Mentionnons : (1) le recours quasi systématique à des « autorités » grecques des VIe et Ve s. a. C. explicitement nommées (Denys le Périégète, IIe s. p. C.) constituant la seule exception), à des auteurs latins plus récents, tels Salluste et Juba II, et à Himilcon, mystérieux explorateur carthaginois des mers du Nord (VIe s. a. C. ?) ; (2) l’insistance sur l’ancienneté exprimée par de nombreuses occurrences de mots tels que uetus, uetustus, priscus, antiquus, olim, prius et autres expressions ; (3) l’utilisation de toponymes et ethnonymes archaïques et rares ; (4) l’énumération de nombreux peuples peu ou pas connus par ailleurs ; (5) l’intégration d’archaïsmes linguistiques, par exemple duellum et labos. En outre, le poème est l’objet d’une écriture recherchée : on y trouve : (1) de nombreux jeux intertextuels, impliquant notamment Horace, Virgile et Ovide ; (2) des jeux étymologiques sur les toponymes ; (3) l’usage de trimètres iambiques, dont les pieds pairs sont presque tous purs conformément à la métrique grecque et contrairement à la pratique courante des poèmes didactiques latins ; (4) un lexique et une langue plutôt classiques. La seconde partie de l’analyse porte sur le caractère géographique du poème face à l’évolution de la discipline, qui connaît, entre le VIIIe siècle et le Ve siècle, la rencontre progressive entre des récits d’exploration essentiellement maritime et des conceptions philosophiques de la nature de la terre et du cosmos, à l’époque hellénistique les explorations de l’intérieur des terres et le développement de la géographie mathématique, à l’époque impériale l’émergence d’une géographie chorographique. L’Ora maritima ne peut revendiquer une appartenance totale à aucune de ces catégories géographiques. Elle emprunte toutefois des éléments au genre du périple. On y trouve en effet une mention de l’autopsie du narrateur et quelques indications de durée ou de distance, qui n’utilisent cependant pas les mêmes unités de mesure ; il s’agit plutôt de prendre position face à des débats antérieurs et de procéder par associations d’idées plutôt que de suivre un parcours. On observe également un souci – ténu il est vrai – de descriptions systématiques des régions envisagées ; en revanche le manque de vision globale du cosmos et des divisions de la terre est patent. Ces lacunes ne signifient pas pour autant l’absence totale d’une dimension scientifique. Aviénus entend au contraire accomplir un devoir de transmission en faisant revivre des connaissances provenant de sources éloignées dans le temps, auxquelles il accorde sa confiance. Il importe à ses yeux de rassembler des références érudites à une vision ancienne du monde, qu’il énonce de surcroît dans un style très élaboré. Bref, pour citer une des phrases qui concluent l’exposé sur le contenu du poème, « l’Ora maritima fait parcourir à son lecteur les rivages de mondes disparus, en les faisant revivre par le pittoresque des notations, le caractère prodigieux des éléments naturels ou la richesse des étymologies » (p. LXXXVI).
Venons-en à présent à l’édition, à la traduction et au commentaire du poème, qui sont, eux aussi, remarquables. La tâche éditoriale de Jean-Baptiste Guillaumin était à la fois simple et compliquée. Simple, car une seule source nous transmet le texte de l’Ora maritima, à savoir l’editio princeps, due aux soins de Vettore Pisani et sortie des presses d’Antonio de Strada à Venise le 25 octobre 1488 ; signalons par ailleurs que les adaptations latines qui y figurent également sont attestées par deux manuscrits, dont l’un (Ambrosianus D.52 inf., deuxième moitié du XVe s.) a été copié sur l’autre (Vindobonensis palat. lat. 107, deuxième moitié du IXe s.). Compliquée en raison de deux facteurs : d’une part, le mauvais état du document (manuscrit proche des deux précédents ou copie de celui-ci) sur lequel l’editio princeps est fondée, en l’occurrence la disparition d’une partie du poème et des lacunes de plus en plus nombreuses au fur et à mesure qu’on avance dans le texte, d’autre part, le fait que celle-ci est une simple transcription de sa source. Notre éditeur a dès lors choisi de partir de l’editio princeps pour sa propre édition du texte, de dresser et commenter la liste des travaux précédant le sien et de collationner les abondantes corrections suggérées depuis la Renaissance jusqu’à maintenant. Il a retenu celles qui étaient les plus aptes à faire sens et les plus conformes à la métrique, au style et aux pratiques d’Aviénus, ainsi qu’aux usages observés dans d’autres textes ; en revanche, il a maintenu les toponymes sans les modifier ou alors dans une forme proche des leçons attestées dans l’editio princeps eu égard aux habitudes du poète et faute de disposer de points de comparaison dans des ouvrages analogues. Conformément aux attentes de la CUF, l’apparat critique n’a pas été chargé : il fournit essentiellement la correction adoptée face à la leçon de l’editio princeps, mais mentionne également des corrections qui, si elles n’ont pas été retenues, ont néanmoins pesé sur l’interprétation du texte.
La traduction proposée par J.-B. Guillaumin et G. Bernard entend faire éprouver par le lecteur « l’étrangeté » et la richesse de la langue poétique d’Aviénus sans pour autant exiger de lui un effort d’adaptation trop exigeant. Ainsi, elle conserve les graphies inattendues et réalise un découpage de la translation française qui correspond à celui des vers latins. De même, elle s’efforce, dans la mesure du possible, de rendre le même terme latin par le même terme français et la variété lexicale du latin par une variété lexicale du français. Quant au commentaire réalisé par les deux auteurs, il fournit de nombreuses et utiles informations sur les choix opérés pour l’édition, sur la langue du poète et ses particularités, sur les problèmes de localisation, avec des renvois aux ouvrages principaux ayant abordé ces problèmes. Cet ensemble de notes est suivi d’une liste utile des toponymes et ethnonymes figurant dans l’Ora maritima : pour chacun d’eux, sont fournies les occurrences, les éventuelles variantes dans la dénomination, les localisations proposées, les autres références antiques quand il ne s’agit pas d’hapax, et une bibliographie minimaliste. Épinglons encore la vaste bibliographie (auteurs et textes anciens, éditions et études), l’index des noms propres, l’index du lexique et quatre cartes sur lesquelles sont situés la plupart des lieux et des peuples mentionnés dans le poème.
Ce volume fait honneur à la collection qui l’a accueilli. Il offre en effet à des chercheurs de différents horizons un outil et une synthèse sur lesquels ils pourront s’appuyer pour faire progresser à leur tour les connaissances en matière de littérature géographique. Il est tellement généreux en informations diverses qu’on aurait aimé lui demander plus encore. Ainsi, les résultats de l’étude de l’editio princeps et des deux manuscrits qui la précèdent – exposés dans l’introduction, p. LXXXVII-XCIII et les notes et dans le commentaire de la p.1 (p.34) – auraient été plus clairs, en particulier pour les spécialistes du livre ancien, si leurs contenus avaient été fournis dans leur totalité. De même, les références à la navigation d’Himilcon auraient gagné à être nuancées. Car tout se passe comme si la date du VIe siècle a. C., pourtant accompagnée d’un point d’interrogation, était globalement acquise. Or, l’association étroite avec Hannon, tous deux ayant vécu à l’apogée de l’empire carthaginois (cf. Pline, H.N., II, lxxvii, 169, le ch. 1 du livre V ne mentionnant qu’Hannon), et la mention pour tous deux de l’existence de documents puniques, peuvent suggérer que la relation d’Himilcon utilisée par Aviénus est plus récente (après 146 a. C.), à l’instar de celle d’Hannon, l’une et l’autre recourant à un filtre gréco-romain ; car les allusions aux eaux bourbeuses et aux mers difficiles à franchir renvoient à un imaginaire des mers des confins, fondé sur l’apeiron d’Anaximandre, et divers monstres peuplent régulièrement les ultimae terrae et l’Océan périphérique. Mais ce ne sont là que des peccadilles qui relèvent moins de la critique que du plaisir que j’ai éprouvé à faire la recension de ce très beau volume.
Monique Mund-Dopchie, Université catholique de Louvain
Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 297-299