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Schopenhauer déclarait en substance : « Nous sommes tous nés en Arcadie, autrement dit, nous entrons dans la vie pleins d’exigences de bonheur et de plaisir et nous conservons le fol espoir de réaliser ces désirs jusqu’à ce que le destin se rappelle brutalement à nous et nous montre que rien ne nous appartient ». Monique Mund‑Dopchie (=MMD) aurait pu mettre en épigraphe cette phrase du célèbre philosophe, car c’est sans doute cette caractéristique des hommes qui a fait naître le mythe d’un âge d’or placé aux débuts de l’humanité, les plus optimistes d’entre les humains refusant la disparition définitive de ce paradis et l’attendant dans l’avenir ou le situant dans des territoires lointains. La localisation de ce rêve dans le temps a souvent été étudiée, l’originalité de MMD[1] est de se pencher sur sa localisation dans l’espace. D’où ce livre où elle tente « de repérer et d’analyser les territoires de l’âge d’or – cadre naturel et habitants – tels qu’ils avaient été conçus ou suggérés durant l’Antiquité gréco-latine, et ceux qui avaient émergé ensuite sous l’influence d’un héritage ayant marqué durablement la pensée et l’imaginaire de l’Occident » (p. 12).

Ce projet justifie la division de l’ouvrage en deux parties sensiblement égales par la taille : « Les fondements : l’héritage antique » et « Évolutions et permanences du mythe ». La première est donc consacrée à l’Antiquité et commence par une analyse pleine d’acribie, convoquant faits anciens et études modernes, du texte que MMD qualifie de « fondateur », les vers 109-126 dans les Travaux et les jours d’Hésiode. Il y est question d’une première race humaine, la « race d’or » (χρύσεον γένος), dont est décrit le mode de vie, le récit concernant la race impliquant nécessairement l’époque de son existence. Puis MMD se penche avec autant de minutie et de finesse sur les très nombreux textes postérieurs, grecs et latins, se rapportant à ce thème sous des appellations différentes, pour mettre en lumière les éléments qu’ils lui conservent et les modifications qu’ils lui apportent. L’idée fondamentale est celle d’une ère de bonheur présentant des traits comme « la proximité avec les dieux », « la proximité avec le règne animal », « les dons spontanés de la terre » etc. Mais si tous ces passages font allusion à la chronologie (le passé ou le futur), dans aucun d’entre eux il n’est question de géographie. Et dans son deuxième chapitre, MMD montre que le poète latin Horace, aux vers 39-66 de son Épode XVI, est le seul à avoir, « selon l’état actuel de nos connaissances, inscrit l’âge d’or dans le temps présent » (p. 65). En plus il lui confère une localisation : il le place dans des îles heureuses (arua beata, diuites insulae) situées dans l’Océan qui entoure la terre où Jupiter l’aurait exceptionnellement maintenu et où le poète veut se réfugier pour échapper aux malheurs et à la méchanceté qui l’environnent. Ainsi, selon une très heureuse formule de MMD, (p. 70), « l’autrefois révolu » est remplacé par « l’ailleurs absolu », ce qui la conduit à étudier comment les écrivains antiques présentent « les pays du bout du monde ». Après cette longue et précise revue de détails et après avoir constaté qu’au fil du temps et des auteurs s’étaient produits plus ou moins des amalgames entre des entités qui n’étaient cependant pas tout à fait identiques, telles que l’âge d’or, les îles Fortunées (qui sont peut-être les Canaries), les îles des Bienheureux, les Champs Élyséens, puis chez les chrétiens, l’Éden ou Paradis terrestre, elle dresse le bilan du dossier transmis par l’Antiquité à la postérité en soulignant le succès du mythe du temps de l’âge d’or « polymorphe et malléable » (p. 123 et ss.) et le caractère « à peine ébauché » du motif des territoires de l’âge d’or (p. 128 et ss.).

La seconde partie, « Évolutions et permanences du mythe », comprend trois chapitres, consacrés chacun à une période au cours de laquelle se sont produits des événements mettant des Européens en rapport avec des peuples lointains apparemment non touchés par la civilisation des vieux continents et avec une nature considérée comme vierge. Le chapitre III, « L’âge d’or et la découverte de l’Amérique », qui s’occupe des XVe et XVIe siècles, après avoir rappelé le contexte historique dans lequel ont lieu ces premières rencontres et la conception de l’âge d’or qui avait cours à l’époque avec une rapide évocation de ce qui s’était passé au Moyen Âge, se fonde sur des descriptions de voyageurs, de missionnaires, de colons, de penseurs, abondamment citées, qui, « depuis les premiers contacts en 1492, intègrent des comparaisons avec l’âge d’or » (p. 137). C’est à ce moment-là que les amalgames se multiplient et que certains écrivains évoquent la « Proto-Athènes » de Platon, l’Atlantide ou encore l’Arcadie (laquelle n’est pas à l’origine une contrée de l’âge d’or, ni une terre des confins, mais, chez Virgile par exemple, une campagne idéalisée). Le chapitre IV, « L’âge d’or et la découverte de Tahiti », suit le même plan pour traiter du XVIIIe siècle. Il met en exergue le fait que dans son Journal publié en 1768, Bougainville racontant son débarquement à Tahiti le 6 avril 1768 utilise l’expression « âge d’or » à propos de cette île (qu’il baptise « Nouvelle Cythère » parce qu’il pense que c’est le royaume de l’amour), expression reprise dans son Voyage autour du monde paru en 1771. On retrouve ce thème chez d’autres voyageurs de ce temps-là qui parlent d’« Arcadie » ou de « Paradis » etc. Mais MMD montre que « l’âge d’or tahitien est condamné à disparaître à brève échéance », tout comme « l’âge d’or amérindien a disparu depuis deux siècles sous le choc de la rencontre avec une civilisation plus avancée sur le plan technique » (p. 256). Elle explique aussi que, sous l’influence des Lumières, puis des théories de la Révolution française, des communautés de quakers ou de puritains tentent de recréer l’âge d’or dans l’est des futurs États‑Unis, le bonheur y étant associé au travail et à une organisation stricte de la vie sociale (p. 258). Car c’est au fil du temps la notion de bonheur qui prime. C’est pourquoi, dans son dernier chapitre « Les enclaves de l’âge d’or à l’ère du tourisme planétaire », MMD commence par envisager « la recherche du bonheur depuis le XIXe siècle » ; elle montre ensuite en esquissant une histoire des loisirs de l’Antiquité à nos jours que le temps des vacances est vu comme « des instants de bonheur “parfait” ». Les territoires plus ou moins mythiques de l’âge d’or, situés depuis l’Antiquité au bout du monde, se confondent aujourd’hui avec les pays lointains bien réels de nos cartes, accessibles d’abord à des privilégiés, puis maintenant au tourisme de masse. Finalement, ce sont ces « spots » touristiques, (y compris les complexes de loisirs du type « Club Med » et peut-être bientôt des lieux dans le cosmos) qui sont devenus les territoires de l’âge d’or. Si l’expression « âge d’or » qui ne « parlerait » pas à nos contemporains ignorant le plus souvent l’Antiquité classique est remplacée généralement par « paradis », les traits que les communicants prêtent à ces destinations sont bien ceux des « territoires de l’âge d’or », de sorte que, comme le dit excellemment l’auteure (p. 319), « l’âge d’or géographique est toujours en pleine forme, alors que l’âge d’or temporel s’est fait discret » – ce qui est l’inversion de la situation ancienne.

Cette brève présentation ne saurait rendre toute la richesse de ce livre qui brasse énormément de faits de par sa fourchette chronologique et l’étendue géographique qu’il prend en compte. Il se signale en premier lieu par l’abondance de sa documentation : MMD s’est livrée à de vastes recherches pour toutes les périodes, aussi bien dans les sources primaires que dans la littérature secondaire (sa bibliographie, imprimée en petits caractères, couvre 54 pages). Ce livre est également remarquable par la richesse de la pensée et la finesse de ses analyses. Les réflexions de MMD ouvrent beaucoup de perspectives dans toutes les directions. Il mérite aussi des éloges pour son accessibilité : il est très bien écrit, sans aucun jargon. Tous les textes sont fournis en traduction française quelle que soit leur langue d’origine. Le plan est très clair et assorti d’un important paratexte, d’introductions et de conclusions partielles de telle sorte que le lecteur suit facilement la ligne conductrice et n’est jamais perdu malgré l’ampleur du sujet traité. En outre, MMD a tenu à rendre cet ouvrage facilement consultable et utile, par exemple en divisant la bibliographie en deux parties : d’abord une liste des sources (y compris le web) classées selon la chronologie, ensuite les études (livres et articles) dans l’ordre alphabétique. S’y ajoutent un index nominum et un index geographicus, les deux distinguant par l’emploi de caractères italiques ce qui relève de la fiction.

Cependant, cet ouvrage qui respecte toutes les normes scientifiques, comme il sied à un professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, membre de l’Académie royale de Belgique, pourra être lu par le grand public comme un livre d’aventure, une aventure dont le dernier paragraphe révèle qu’elle est avant tout… intérieure !

 

Lucienne Deschamps , Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 300-302

 

[1]. Elle indique qu’elle ne s’intéresse pas dans cet ouvrage aux origines (psychanalytiques ou autres) de ce mythe.