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Dès les premières pages, le lecteur se rend compte que cette édition avec traduction et commentaire du livre VIII de la Langue latine de Varron par Guillaume Bonnet (= GB), professeur à l’Université de Bourgogne, est l’œuvre d’un chercheur attentif et méticuleux en même temps qu’extrêmement érudit, ayant une parfaite connaissance des textes grammaticaux grecs et latins ainsi que des théories linguistiques modernes et très au fait de tout ce qui a été écrit sur ce sujet jusqu’à nos jours, y compris tout récemment. Ce constat n’étonnera pas s’agissant de GB dont les nombreux travaux dans ce domaine sont connus et qui a déjà édité aux Belles Lettres dans la même Collection des Universités de France la Grammaire latine de Dosithée (établissement du texte, traduction et commentaire) en 2005 et l’Abrégé de la grammaire de saint Augustin en 2013 (établissement du texte, introduction et commentaire, la traduction étant en collaboration avec E. Bermon).

L’Introduction commence par situer ce livre VIII dans l’ensemble de la Langue latine. Exercice difficile, puisque des vingt-cinq livres qui composaient cet ouvrage, ne sont parvenus jusqu’à nous que les livres V à X (et encore, avec des lacunes) ainsi que quelques fragments ! Heureusement, comme l’écrit GB, « Varron était un esprit méthodique. C’est ce qui nous a valu qu’au-delà des pertes ruineuses subies par le De lingua Latina, nous puissions nous faire une idée assez précise de son organisation et, jusqu’à un certain point, de son contenu » (p. VII). C’est ainsi que GB met en évidence la « progression méthodique du traité » (p. VIII). Puis il consacre un développement aux notions d’analogie et d’anomalie, puisque « la grande originalité de l’exposé morphologique varronien, c’est une introduction sous la forme d’une prolongation latine in utramque partem des débats entre défenseurs de l’analogie et promoteurs de l’anomalie » (p. IX). Il montre la manière dont Varron « donne de l’assise à ses propres réflexions […] avec la conviction d’un théoricien en train d’élaborer un système personnel » (p. XIV). Il dégage ensuite la méthode qu’utilise le Réatin et les notions théoriques sur lesquelles il s’appuie, ce qui conduit à constater sa grande liberté d’esprit. En disséquant le « discours complexe mais orienté » (p. XXI) de ce livre VIII, GB fait voir comment Varron développe « une théorie linguistique aussi originale que puissante : à son image » (p. XXIII). Il termine par une évaluation de la taille et du contenu de la lacune qui affecte la fin du livre VIII. GB explique ensuite comment il a établi le texte et clôt cette section par la liste de ce qu’il appelle avec une prudence toute scientifique — peut-on être sûr d’avoir tout lu ? — des « propositions neuves, pour autant que nous sachions ». Ici, le lecteur n’a qu’une simple énumération d’une vingtaine de cas, mais tous les choix opérés dans ce volume, qu’il s’agisse de suivre ou non les conjectures d’autres éditeurs ou d’en proposer de personnelles, sont amplement et savamment justifiés dans le commentaire[1]. GB clôture cette Introduction par des considérations sur les quatre fragments de ce livre VIII qu’on trouve dans les Nuits attiques d’Aulu-Gelle (II 25). Suivent des « Références bibliographiques » très complètes (auxquelles il faut encore ajouter les travaux évoqués dans les notes et dans le commentaire), une « Analyse du livre VIII » destinée à permettre « d’embrasser le propos du livre » d’où sont tirés les intertitres qui figurent dans la traduction et facilitent grandement la lecture, et le « Conspectus siglorum », très clairement présenté en trois parties : I Codex unicus, II Codices descripti ac editores et commentatores prisci, III Editores et commentatores recentiores. S’y révèlent nombre de qualités chez GB et, en particulier, sa minutieuse attention dont un exemple est donné par son indication au sujet de l’ouvrage que Cuper a publié en 1670 à Utrecht : « quem librum perlegimus nec locum a LSp1 laudatum de § 28 inuenimus »[2].

Dans la partie constituée par les pages doubles, où sont présentés texte, apparat critique et traduction selon les normes de la Collection des Universités de France, on est frappé par la clarté de l’ensemble. La traduction mérite particulièrement des éloges, car il n’était pas aisé de rendre en français ce texte « technique » mais dont le vocabulaire est encore « flottant » à l’époque de Varron – tout comme les notions qu’il véhicule –, vocabulaire qui de toute façon ne coïncide pas avec celui de la linguistique moderne et ses concepts. À propos du texte, on remarquera que R. G. Kent et A. Traglia[3] font commencer le § 82 à « In hoc ipso », tandis que GB en fixe le début trois lignes plus haut, sans en donner la raison, sans même mentionner quelque part qu’il opère ce changement. Ce n’est pas la seule modification que GB introduise dans le texte sans en parler : on relève en effet dans certains passages des mots différents de ceux des autres éditeurs et sur lesquels l’apparat critique est muet ; en voici quelques exemples :

  • 29, GB écrit uilitatem, qu’il traduit par « usage », alors que les autres éditeurs présentent utilitatem.
  • 36, GB écrit muliebra, sans rien dans l’apparat critique et sans rien dans son commentaire, alors que les autres éditeurs présentent muliebria sans variante.
  • 48, GB écrit specia sans rien dans son apparat critique et sans rien dans son commentaire, alors que les autres éditeurs présentent specie sans variante.
  • 80, commentaire : GB écrit p. 69 : « L’exemplification serrée reconstitue une chaîne étymologique : Ilius – Illium – Ilia», mais dans son texte, p. 26, GB utilise la forme Ilium, comme tous les autres éditeurs.
  • 84, GB écrit dans le texte latin Vfenas, sans rien dans l’apparat critique, mais Sufenas dans la traduction et parle de Suffenus dans le commentaire, les autres éditeurs présentant Vfenas.

Cela pose problème dans la mesure où le lecteur se demande s’il s’agit d’une forme propre à Varron (comme, par exemple, Maspiter § 49 signalé dans le commentaire p. 52) ou d’une erreur typographique. Car, malheureusement, les fautes de typographie ne sont pas absentes de cet ouvrage[4]. Elles pourront être corrigées dans une prochaine édition. De même il faudra revoir les appels de note. À plusieurs reprises, en effet, le commentaire comporte une note qui n’a pas été appelée dans la partie « texte – traduction » (ainsi, la note 3 du § 58 p. 56 et la note 3 du § 70 p. 62, dont l’appel de la note 2, en outre, est mal placé dans la traduction puisque on lit dans cette note le commentaire de inquit alors que son appel se trouve accolé aux pluriels reei, ferreei, deei qui, eux, sont commentés en réalité dans la note 3) ; inversement, il arrive qu’une note appelée dans la partie « texte – traduction » ne se trouve pas dans le commentaire (par exemple, il y a deux appels de note dans la traduction du § 29 et une seule note dans le commentaire de ce § 29, p. 45).

Cependant, malgré ces petites imperfections formelles, le commentaire mérite des éloges pour sa variété, sa richesse et son érudition. Non seulement, comme nous l’avons déjà dit, GB y justifie amplement et savamment ses choix textuels, mais il y fournit toute sorte d’explications et de réflexions dans tous les domaines concernés : grammaire, histoire de la grammaire, phonétique, morphologie, — c’est attendu ! —, mais également histoire événementielle, prosopographie, biographies, littérature et histoire littéraire, philosophie, psychologie etc. On y admirera autant la science de GB que sa vaste culture. La pensée de Varron est éclairée par ces gloses, mais elle est aussi replacée dans le contexte de la grammaire antique dont GB, grâce à sa parfaite maîtrise de ces sujets, rend perceptible l’évolution. Certes, il est toujours possible que viennent à l’esprit ici et là interrogations ou suggestions : par exemple, p. 62, à propos des Dei Consentes, pourquoi renvoyer à Arnobe, Contre les Gentils, III 40, 4 sans évoquer des textes de Varron lui-même où il est question de ces divinités, comme l’Économie rurale I 1, 4 ou les Antiquités divines fr. 208 Cardauns[5] ? Ou pourquoi p. 67, citant « les différents degrés de comparaison (bonus – melius – optimus) », GB utilise-t-il le neutre melius et non pas l’animé melior alors que bonus et optimus sont au masculin ? Mais ce sont des détails.

L’ouvrage se termine par trois indices : un index des auteurs antiques nommés par Varron, un index des termes grecs qui apparaissent dans son texte et un index des mots qu’il a choisis comme exemples.

GB a déjà commencé à préparer pour la Collection des Universités de France l’édition des livres suivants de la Langue latine qu’il évoque ici à plusieurs reprises ; souhaitons que ces publications paraissent bientôt, offrant aux linguistes l’ensemble de la vision varronienne pour en mettre en lumière la cohérence et l’originalité, l’objectif étant de montrer la valeur de Varron grammairien, trop souvent méprisé[6].

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, , UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 291-293.

 

[1]. Nous signalerons toutefois que le commentaire au § 51, p. 53, note 4 : « De fait, qui pourrait dire qu’à la correction eis (cf. § 51, note 2) il ne faudrait pas préférer un eaes ! » ne mentionne pas que eaes semble avoir été proposé par E.W. Fay, « Varroniana. De lingua Latina », I & 2, AJPh 3, 5, 1914, p. 149-162 et 245-267 (voir Varro. On the Latin Language, with an English Translation by R.G. Kent, II, London, Cambridge (Mass.) 19583, p. 410, note c).

[2]. « Livre que nous avons lu en entier attentivement et où nous n’avons pas trouvé le passage cité par LSp1 sur le § 28 ».

[3]. A. Traglia, Opere di Marco Terenzio Varrone, Turin 1974.

[4]. Nous n’en donnerons que quelques exemples, car il serait trop long de tout relever : p. XL, est écrit Pompa au lieu de Popma (le grand philologue hollandais Ausonius van Popma), dans Pomponius laetus, il faut un L à Laetus (il ne s’agit pas d’un Pomponius joyeux !) ; p. XLII, à la 3e ligne le nom « Spengel » est omis, à la 3e et à la 12e, Spengel est prénommé « Leonard » et ailleurs « Leonhard » ; p. 35, il manque s dans « les différents aspect » ; p. 54, e est à supprimer dans « est venue à Rome Cratès » ; p. 58 « du maintien » est répété ; p. 59, il faut supprimer s dans « l’hésitation est attestées », etc.

[5]. B. Cardauns, M. Terentius Varro. Antiquitates Rerum Diuinarum, I & II, Wiesbaden 1976.

[6]. GB cite comme initiateur de cette réévaluation des idées linguistiques de Varron en matière de morphologie D.J. Taylor avec son ouvrage Declinatio. A Study of the Linguistic Theory of Marcus Terentius Varro, Amsterdam 1974.