Une œuvre pieuse peut devenir un ouvrage utile et agréable ; c’est ce que montre, sans discussion, le livre d’hommage en mémoire du regretté A. Malissard. Les curateurs, É. Ndiaye et P.-M. Martin ont rassemblé les esquisses d’un livre inachevé par l’universitaire sur le thème : scandales, justice et politique. Huit chapitres en étaient rédigés, à un stade plus ou moins avancé. Ils traitaient du lien entre le scandale, la justice et la politique[1]. Ces affaires sont introduites par les curateurs qui éclairent parfaitement les finalités de l’ouvrage initial : une présentation à la fois ludique et réflexive sur les dynamiques politiques entraînées par le scandale, que les tribunaux aient réussi ou non à donner une conclusion à l’affaire offerte au jugement de l’opinion. Une bibliographie complète rend compte des travaux d’A. Malissard. Ces 140 pages, uniquement centrées sur l’époque républicaine, s’achèvent sur un épilogue de B. Clément, sous-titré « un anachronisme souriant » (p. 143‑149), qui, partant des allers et retours entre les temporalités, traits qui se retrouvent dans de nombreux travaux d’A. Malissard, tire leçon des décalages souriants, qui font l’esprit et la pédagogie de l’ouvrage laissé en chantier. Les curateurs ont réuni à la suite huit hommages de collègues portant sur une ère plus large puisqu’elle commence aux préludes républicains, en 508 et 501, et s’achève à l’époque contemporaine avec Péguy, Jaurès, mais aussi Alfred Jarry. Ces articles ont respecté l’esprit du projet d’A. Malissard et traitent, d’une manière ou d’une autre, soit l’anatomie d’un scandale soit son lien avec la composition littéraire, soit les conséquences politiques d’un choc de l’opinion. Le livre se conclut sur un entretien entre É. Ndiaye et Jean-Pierre Sueur, tout à la fois confrère, ami de l’auteur, en même temps que sénateur. Les constatations qu’il livre de l’intérieur du monde politique éclairées par son érudition universitaire constituent une conclusion qui rassemble les acquis du livre et une incitation à la réflexion personnelle du lecteur.
Le propos d’A. Malissard n’était pas d’entreprendre une étude exhaustive des affaires de la république romaine et d’offrir aux spécialistes une analyse de la politique, profonde et alourdie de l’apparat critique propre à cette démarche, sources précises, tribut aux études classiques, ouverture sur les contributions et les controverses récentes. Il ne se livre pas davantage à une dissection sur les normes et leurs transgressions d’une société civique aux critères fort éloignés des nôtres. D’autres l’ont fait. Il part du constat de la réprobation d’une partie de l’opinion. En cela, son choix narratif délibéré ne s’adresse pas aux romanistes. Ces derniers pourront au fil de la lecture froncer les sourcils à certains anachronismes assumés, à des expressions telles que «constitution romaine», ou à des raccourcis «d’ordre équestre, Cicéron n’était ni patricien ni plébéien», ce qui est techniquement faux, socialement admissible à l’époque augustéenne, mais inexact aux temps de Cicéron. Peut-on dire également que l’horizon des femmes de l’aristocratie réunies dans la maison de César se bornait à de mesquines jalousies et des histoires d’adultères car, filles, sœurs, femmes et mères de magistrats, éduquées pour beaucoup, femmes d’argent pour certaines, elles participaient, dans l’espace qui leur était réservé, aux affaires de la cité ? L’adoption continue du point de vue cicéronien, même s’il n’épargne pas des réserves et des rééquilibrages qui permettent d’apercevoir la distance critique de l’auteur, peut aussi les mettre un peu mal à l’aise. Ces esprits critiques auraient tort cependant de s’en offusquer car toutes ces licences sont volontaires. Il s’agit d’un ouvrage de valorisation et de réflexion nourrie d’une culture vivante, offert à un large public, plus ou moins étranger aux purismes définis par une étude scientifique de l’Antiquité romaine. Ce but est parfaitement atteint car il est servi par un style limpide, d’une qualité rare, mais aussi par le grand pouvoir d’évocation de la plume d’A. Malissard. Il conte magnifiquement les événements : on sent la chaleur du soleil sur la nuque des pèlerins, on hume la fumée des sacrifices, on est bousculé par la foule du forum, l’hostilité des groupes affrontés autour du tribunal pèse sur le lecteur, on voit les cendres sur la tête des plaignants soutenus par leurs amis ou les matrones en habit noir, contraste saisissant avec les toges blanches et pourpres des juges, mieux – et c’est un tour de force – on participe aux opérations complexes du vote romain, avec l’aisance d’un Romain rompu au métier de citoyen. Comme dans tout conte, il y a le sel de la morale qui nous incite à réfléchir plus outre. Pas d’ambiguïté cependant, le point de vue n’est pas moraliste : il ne s’agit pas plus de stigmatiser les scandaleux, que de glorifier les vertueux (A. Malissard montre fort bien que contre Verrès et Catilina ou Clodius, Cicéron, Sestius ou Milon n’étaient pas des chevaliers blancs). L’auteur invite à comprendre le phénomène «météorologique» du scandale à Rome, éclatant, enflant, s’épanouissant dans la mise en scène du procès, se tramant alors des tactiques et des aspirations d’acteurs de plus en plus nombreux, gagnant en force et suscitant les vagues de l’opinion pour pousser à une issue, qui permette au flot d’émotions et d’opinions de s’apaiser. En même temps il ne perd pas le point de vue de l’historien et chaque scandale bien choisi révèle un fait historique, Brutus, la fin de l’ère tyrannique, Verginia, l’altéronomie qui fit d’une oligarchie une res publica, Postumius, la naissance de l’économie de guerre, prédatrice, revers peu reluisant de la conquête de la Méditerranée, Verrès, la potestas des magistrats, difficile à contrôler quand elle s’appuie sur les fortes alliances de l’aristocratie etc. Les contributions suivantes font écho à ce thème. Le rapt (ou plutôt la tentative de rapt) de Romaines par des Sabins, relaté comme en passant par Tite-Live, n’est pas le miroir inversé du scandaleux enlèvement fondateur ; les dissonances et invraisemblances relevées par D. Briquel[2] révèlent une réécriture des événements en faveur de la gens Valeria, dont l’annaliste Valerius Antias serait le probable artisan. J.-P. De Giorgio montre comment Cicéron, dans sa correspondance, a construit progressivement le portrait de Clodius comme d’un monstre en jouant de tous les topiques de la tyrannie ; Clodius récupère des traits jadis portés au compte de Catilina, qui resserviront pour dépeindre Antoine dans les Philippiques; ces êtres ténébreux sont le reflet inversé de l’autoportrait en optimus vir de Cicéron[3]. Lucain fit, de même, du franchissement du Rubicon par César un péché originel, racine des maux de la guerre civile, en lui opposant la prosopopée de la République, foulée aux pieds par l’audacieux et le transgressif imperator, comme le souligne F. Galtier[4]. L’Empire abonde en personnages sulfureux. Néron, assassin de sa mère, semblait voué à son crime par une équivalence numérique entre son nom et son forfait, résultat dont le calcul était peut-être l’œuvre d’un poète alexandrin, Leonidas. Quel poids politique donner à la dénonciation de ce scandale ? J.‑Y. Guillaumin en souligne l’insoluble ambivalence : d’un côté, l’arithmologie, science des sciences, conférait une dimension fondamentale à ce crime, de l’autre, Néron accepta de bonne grâce la critique puisque le poète de cour survécut et continua de mettre en vers les célébrations de ce règne et des suivants[5]. Messaline se prêtait encore plus aisément à l’étude du scandale. Pour le personnage qu’a engendré la littérature, de Martial à Jarry, en passant par Tacite et Juvénal, la transgression a changé de visage en fonction des visées narratives et des préoccupations des époques considérées. La Messaline de Tacite est un monstre politique[6] : son crime est davantage d’avoir détourné à son profit les insignes du pouvoir impérial profitant de la faiblesse de Claude, d’avoir transgressé les frontières entre public et privé, de porter les stigmates du tyran, avaritia, crudelitas, impatientia. La dénonciation du scandale porte les marques d’une critique sénatoriale. La Messaline de Jarry[7] puise essentiellement à la construction de Juvénal qui lui prêta une sexualité insatiable ; Jarry retourne comme un gant ce topos de la pensée antique du féminin, effrayant dans son absence de limites et de contrôle, et Messaline devient une mystique des forces profondes, grande prêtresse du phallus, la lupa qui donna à Rome sa destinée, en allaitant Romulus. Revenant à un autre mythe du début de la République, F. Michaud-Fréjaville[8], s’interroge sur le choix original, inédit même, que Jean Bréhal fit de Clélie comme exemplum de la vierge courageuse dans le procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc. Cette comparaison a été souvent évitée par les autres avocats car, au fond, Clélie était-elle un modèle ou une agitatrice qui faillit relancer la guerre avec Porsenna puisque sa fuite transgressait des accords conclus péniblement ? C’est sans doute captivé par l’image de la jeune cavalière audacieuse que Bréhal se la représenta comme une anticipation de la pucelle d’Orléans alors qu’elle en divergeait essentiellement : Clélie ne prit conseil pour agir que de son propre arbitre, il est douteux qu’elle fut une cavalière mais certain qu’elle causa scandale et embarras, avant d’être promue héroïne. Au début du XXe s., le front des dreyfusistes, cimenté par le scandale judiciaire, se rompit sur un autre scandale, celui de la participation de Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau, aux côtés du général de Galliffet, fusilleur de la commune. Péguy s’en choque, Jaurès s’en accommode. Pourtant il n’y a pas moins de courage, et pas tant de différence, dans les deux attitudes : dans la dualité, idéal et activisme, Péguy donne la préférence à l’esprit, Jaurès à l’action. Cette pureté intransigeante de Péguy, théoriquement magnifique, pouvait paver tous les enfers comme en témoignent ceux qui se revendiquèrent de cet idéal. Cette dernière contribution[9] rappelant la place centrale de l’éthique en politique, ouvre naturellement sur l’entretien, enregistré en 2016, entre É. Ndiaye et J.-P. Sueur. Revenant sur des scandales récents, et s’appuyant sur les contributions précédentes, ce dernier souligne les deux faces complémentaires de la politique, celle, solaire, de l’altruisme, de l’abnégation, du dévouement au bien commun, celle, souterraine, de l’ambition, de l’égotisme et des intérêts personnels. Aucun acteur, aucune action publics, n’est totalement ombre ou lumière, il faut les deux combustibles pour que la politique aille de l’avant. Le scandale naît de l’irruption du souterrain dans la lumière …
La composition d’un tel recueil était un défi qui a été bien relevé grâce à la loyauté des confrères et à la rigueur de la composition. Cet ouvrage démontre que l’historien de l’Antiquité peut par un constant dialogue entre son savoir, s’il le laisse vivre, et la vie de son époque, s’il l’étudie, donner à penser, et, le livre refermé, il continue de s’écrire en chaque lecteur.
Marie-Claire Ferriès, Université de Grenoble-Alpes–LUHCIE
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 632-635
[1]. 1. Le viol de Lucrèce, p. 33-40 ; 2. L’affaire Verginia, p. 41-49 ; 3. Les profiteurs de guerre, l’affaire Postumius, p. 51-57; 4. L’affaire Verrès, p. 59-77 ; 5. La mafia de Larinum, les affaires Scamander et Cuentius, p. 79-89 ; 6. La conjuration de Catilina, l’affaire Cicéron, p 91-105; 7. L’affaire Clodius, le scandale de la Bona Dea, p. 107-126; 8. L’assassinat de Clodius, l’affaire Milon, p. 127-142.
[2]. Un enlèvement de Romaines par les Sabins, p. 153-164.
[3]. Clodius le scandaleux d’après la correspondance de Cicéron (58 et 56 av. J.-C.), p.165‑183
[4]. César, Rome et le Rubicon. Un enjeu de mémoire dans la Pharsale de Lucain, p. 185-196.
[5]. Scandale pouvoir et science. L’arithmologie contre Néron, p. 197-210.
[6]. O. Devillers, Le personnage de Messaline dans les Annales de Tacite, p. 211-226.
[7]. R. Poignault, « Du scandale au piédestal ? Une réécriture de Juvénal, Satire VI, v. 116-132, dans la Messaline d’Alfred Jarry », p. 256.
[8]. Transgression et gloire, le souvenir de Clélie lors du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, p.227-238.
[9]. G. « Leroy, Du profane et du sacré. Mystique et politique chez Péguy », p.257-280.