Cet ouvrage fait suite à celui qu’ont publié en 2017 Gabriella Pironti et Corinne Bonnet sous le titre : Les dieux d’Homère. Polythéisme et poésie en Grèce ancienne. Le titre de ce volume, Les Dieux d’Homère II. Anthropomorphismes, pourrait tromper le lecteur non averti : il ne s’agit pas, dans la plus grande partie du recueil, d’étudier l’anthropomorphisme des dieux d’Homère dans le texte de l’Iliade et de l’Odyssée ; seuls les deux premiers chapitres y sont consacrés. L’introduction et les huit autres contributions visent plutôt à replacer le concept et les questions auxquelles il répond dans le contexte très vaste de la réception des œuvres homériques tout au long de l’Antiquité.
L’introduction de Renaud Gagné et Miguel Herrero de Jáuregui, intitulée « Sauver les dieux », permet dès l’abord d’approfondir le concept d’anthropomorphisme et de le replacer dans les contextes « théologiques » de l’Antiquité, à commencer par Hérodote (II, 53). Celui-ci pose une affirmation qui sera le fil rouge de ce recueil : c’est à Homère et à Hésiode que les Grecs doivent les noms de leurs dieux, leurs généalogies, leurs domaines et leurs modes d’action. L’expression essentielle est : « les formes des dieux – (tōn theōn) ta eideia – sont signifiées… ».
Le projet est ainsi défini : « offrir un survol représentatif de la variété et de la créativité des réponses anciennes à l’anthropomorphisme des dieux d’Homère » (p. 38).
Le premier chapitre, dû à Gabriella Pironti, concerne bien, dans sa première partie, l’anthropomorphisme tel qu’il fonctionne dans l’épopée en tant que récit, dans « le monde d’Homère » : les dieux sont-ils des « puissances » ou des « personnes » ? Elle montre clairement que les paroles et les actions des dieux « n’ont pas une portée théologique ou identitaire » mais traduisent « en personnages d’un récit le savoir partagé des Grecs quant aux puissances divines actives dans le monde », en fonction d’un contexte précis (p. 51). Le souci de Zeus pour la condition des mortels (Il. XX, 20-31) est l’occasion d’une fine analyse philologique – tout dépend du sens de περ ! – qui aboutit à cette constatation : « L’incertitude dans la traduction du discours de Zeus tient à notre difficulté de penser un dieu à la fois concerné et distant. » (p. 58) ; Homère et Hésiode n’ont pas révélé aux hommes les dieux tels qu’ils sont ; « ils en ont construit une représentation largement partagée » (p. 61) ; « Plutôt que de cibler l’essence immuable de la divinité, les discours polyphoniques des Grecs trahissent la conscience que c’est aux hommes que revient la parole sur les dieux » (p. 63).
Daniela Bonanno, dans le deuxième chapitre, « (Dis)habilités divines chez Homère et au delà : Atè, les Litai et l’enfant d’Horkos », s’intéresse aux « personnifications » – un concept souvent discuté qu’elle entend défendre dans la mesure où, selon un mot de D. Bouvier, elles témoignent d’une « théâtralisation de la pensée ». Elle illustre son analyse en choisissant des personnifications représentées comme handicapées, boiteuses comme l’était Héphaïstos, ou dépourvues d’un membre. C’est d’abord Atē « Égarement d’origine divine », qui est dite « aux pieds délicats », qui ne se pose que sur la tête des mortels, et les Litai « Prières », louches et boiteuses, qui courent sur les pas d’Atē. L’exemple du fils d’Horkos (Serment) – sinistre rejeton sans nom, sans pieds, sans mains – n’est pas homérique : il figure chez Hérodote (VI, 86). L’absence de nom, de pieds et de mains rend ce personnage inaccessible aux mortels, mais n’enlève rien à sa puissance effrayante, bien loin de « l’anthropomorphisme rassurant » des Olympiens.
P. 79, à propos d’Il. XIX, 95-96, la traduction de Mazon est modifiée de façon contestable : « Zeus qu’on dit au dessus des dieux et même au dessus des hommes »… En revanche, l’expression (pour une fois) discutable de Mazon (v. 97) « Héré, une femme » pour rendre Ἥρη θῆλυς ἐοῦσα a été conservée.
Les textes suivants concernent essentiellement la réception d’Homère, même si le mot n’est utilisé qu’avec parcimonie. Les trois premiers traitent d’iconographie – un domaine où la recherche récente a permis des progrès incontestables et qui répond parfaitement à l’expression d’Hérodote attribuant à Homère les « formes » ou « apparences » (eideia) des dieux.
Carmine Pisano, « Au delà de l’anthropomorphisme : Icônes culturellement possibles des dieux », pose le problème des concepts modernes de représentation « iconique » ou « aniconique ». Une image qui n’est pas une image ? En fait, l’expression reflète la conception judéo-chrétienne d’un Dieu impossible à représenter. L’auteur montre d’ailleurs que, pour Pausanias, les agalmata ne sont pas « anthropomorphes » ou « aniconiques », mais « plus ou moins soumis à la τέχνη ». Il étudie ensuite « le dossier moderne de l’aniconisme » à partir de quatre exemples. Le sceptre de Chéronée constitue « une image concrète et efficace de Zeus en tant que puissance divine de la souveraineté ». Le caducée qui apparaît à Mycale (Hdt. IX, 100-101) doit se comprendre comme « la forme épiphanique à travers laquelle le dieu se révèle aux Grecs ». Le cas de Sparte, étudié à partir du texte de Plutarque et de documents iconographiques, se révèle plus complexe : la dualité indivisible des Dioscures est figurée par les dokana, des représentations anthropomorphes ou deux amphores. Enfin est évoqué le « trône vide » de Zeus : il ne s’agit pas tant de « l’impossibilité de représenter le divin » que d’une stratégie de « présentification de l’invisible ». « La représentation des dieux reste un choix confié à la culture d’un groupe particulier plutôt que le résultat d’une indistincte logique humaine. »
Ce propos paraît d’une particulière importance dans la mesure où il rappelle opportunément que les concepts les plus utilisés en histoire de l’art ou en histoire des religions peuvent se révéler conventionnels ou inadéquats à leur objet.
Hélène Collard : « Distinguer un dieu d’un homme : l’anthropomorphisme des dieux d’Homère en images ». Au chant V de l’Iliade, Pandare hésite à identifier Diomède : le personnage qu’il voit pourrait bien être un dieu. Comment les peintres de vases font-ils la différence dans la représentation des héros et des divinités ? La visibilité des dieux est une question qui se pose au niveau des textes homériques : elle avait été traitée par M. Bettini, en 2017, dans l’ouvrage précédent. Le sujet est repris au niveau des images, à partir d’une série de représentations de duels épiques. Les dieux sont visibles, anthropomorphes et reconnaissables pour les observateurs, invisibles pour les personnages. La notion d’ « attribut d’un dieu » est approfondie dans l’esprit des analyses de J.-P. Vernant. Enfin, « l’anthropomorphisme divin est aussi un outil pour donner à voir les dieux en action » – une idée importante qu’on retrouve infra chez M. Bettini.
Adeline Grand-Clément : « Les sourcils bleu sombre du fils de Kronos : du Zeus d’Homère à la statue de Phidias ». L’auteure part de la question qu’ont dû se poser les artisans grecs : « Comment traduire en une image fixe, peinte ou sculptée, les vers homériques ? » et choisit un exemple qui s’impose, Phidias et sa statue de Zeus à Olympie, puisqu’un dicton disait : « C’est le Zeus d’Homère que Phidias a sculpté » ; le grand sculpteur aurait cité les vers de l’Iliade (I, 528-530) et le dieu lui-même aurait approuvé l’œuvre d’un coup de foudre. Mais un dieu n’est pas une personne et n’a pas de portrait. Ce qu’a représenté Phidias, c’est le geste d’autorité (de la tête ou des sourcils) que signifie le verbe νεύω ; outre le DÉLG de Chantraine, on aurait pu citer la démonstration d’É. Benveniste[1]. Le travail du sculpteur n’a pas consisté à illustrer les vers d’Homère. Ses choix techniques (situation et dimension de l’œuvre, posture du dieu, matériaux précieux…) lui ont permis d’évoquer le corps sublime que les héros de l’épopée ne peuvent pas voir et faire de sa statue une épiphanie divine.
Vinciane Pirenne-Delforge : « Imaginer les dieux. L’anthropomorphisme divin chez Artémidore et Dion Chrysostome ». Les auteurs étudiés sont contemporains mais leurs objectifs sont totalement différents, d’où l’intérêt de rapprocher les deux œuvres. La compétence du premier est d’ordre technique et la question qu’on peut poser à son texte est la suivante : « Que voit-on quand on rêve des dieux ? » L’onirocritique reprend des distinctions d’ordre philosophique entre les dieux « sensibles » ou « intelligibles » mais dans un but pratique. C’est le rêve d’un dieu spécifique qui permet de distinguer entre « voir le dieu lui-même » et voir sa représentation, sa statue.
Le Discours Olympique de Dion compte parmi les sources de la « représentation du divin » les peintures et les sculptures : les artisans deviennent les rivaux des poètes. Ils assurent « la présentification de l’invisible » (Vernant). Le Zeus serein et bienfaisant du Phidias mis en scène par Dion n’est plus vraiment le personnage d’Homère, et correspond au Souverain Bien hérité de Platon. Cet exposé, comme celui d’A. Grand-Clément, démontre le rôle capital de la sculpture monumentale dans la conception que se sont faite des dieux les cités et les communautés de la Grèce.
Corinne Bonnet traite de « l’anthropomorphisme du Zeus d’Homère au miroir de Lucien ». Elle précise d’abord l’esprit dans lequel Lucien s’amuse à représenter les dieux. Il ne s’agit pas d’une polémique antireligieuse mais d’un jeu métalittéraire. Le rapport de Lucien avec Homère, particulièrement savoureux, aboutit à ce constat : « Homère est au fond ce que chacun en fait ». « Les dieux homériques de Lucien sont les protagonistes d’un remake décalé […] qui constitue un jeu littéraire virtuose. » Pour « le petit syrien de Samosate » les croyances des foules ne méritent que le rire de Démocrite, ou les larmes d’Héraclite. On a plaisir à retrouver Lucien, dans une analyse approfondie mais complice. J’ajouterais deux remarques. J’ai apprécié la note 17 p. 181, où l’auteure suggère avec des arguments que, dans les Histoires Vraies, II, 28-29, Lucien pastiche… Gilgamesh ! La note 7 renvoie à Halliwell 2017 qui ne figure pas dans la bibliographie[2].
Renaud Gagné « Les dieux semblables à des étrangers » (Od., XVIII, 485-487). Il s’agit ici d’un propos ambitieux et parfois difficile qui s’appuie sur une réflexion méthodologique approfondie. Qu’est-ce au fond que la philologie homérique peut nous dire des dieux ? Quel peut-être notre rapport aux dieux d’Homère ? Pouvons-nous étudier le texte d’Homère sans dépendre, d’une façon ou d’une autre, de conceptions héritées, depuis celles de Platon, des philosophes hellénistiques ou ceux de l’Antiquité tardive et des penseurs chrétiens, jusqu’aux philologues de l’époque contemporaine ?
La première victime de cette recherche est Walter Otto, pour qui « les dieux d’Homère expriment une ontologie de la nature où la perfection divine se reflète sur l’homme ». « L’unité du dieu et de l’homme, écrivait Otto, dans l’essentiel et l’originel, voilà la pensée grecque ». R. Gagné n’a pas de mots assez durs pour rejeter l’œuvre du savant allemand : « La philologie existentielle d’Otto est maintenant consignée aux oubliettes des culs-de-sac épistémologiques et des curiosités qui donnent le vertige » (p. 200) ; « un artefact fascinant, inoffensif et bien étiqueté derrière sa vitrine pour quelques passants curieux. »
Les dieux savent que je ne partage en rien les conceptions d’Otto et que sa phraséologie m’est difficilement supportable. Il me semble cependant que son œuvre mérite mieux que cette polémique cruelle parce que son effort « pour penser et pour vivre l’humanité des dieux grecs » n’a pas été un échec sans appel ; il a permis de les considérer dans la synchronie et de se débarrasser de certains a priori pseudo‑historiques. On peut lire le jugement plus nuancé de M. Detienne dans son introduction à l’édition française des Dieux de la Grèce (Payot 1984 ; 1993).
Faut-il donc admettre que « le texte n’existe pas sans ses interprétations » (tendance J. Bollack) ou « se confronter fraîchement au texte lui-même » ? « Deux pôles qui ont le mérite d’aller trop loin », répond l’auteur dans son style personnel. « On perd rarement son temps en s’arrêtant pour écouter comment une lecture résonne avec un passage » (p. 207).La preuve en est donnée par l’analyse d’un certain nombre de lectures des quelques vers de l’Odyssée où les prétendants évoquent les dieux circulant incognito pour surveiller les mortels : de Platon à Chorikios de Gaza, en passant par Philon, Clément d’Alexandrie, Maxime de Tyr, Plotin et Proclus. Toutes ces interprétations sont soigneusement étudiées, replacées dans leur contexte et distinguées : mais cette analyse passionnante de la réception d’Homère apporte‑t-elle réellement beaucoup à ma compréhension du texte lui-même ? Je doute.
Miguel Herrero de Jáuregui, dans sa contribution « Xenophanes redivivus : l’anthropomorphisme des dieux d’Homère dans la littérature apologétique chrétienne », place la question de l’anthropomorphisme dans un contexte précis : celui d’une religion (chrétienne) en un sens plus anthropomorphique que le polythéisme grec, celui des apologistes comme Clément d’Alexandrie qu’il convient de replacer parmi les écrivains contemporains, comme Lucien et les rhéteurs de la seconde sophistique, et dans la tradition critique de l’anthropomorphisme divin. L’auteur commence par démontrer l’authenticité des fragments de Xénophane cités par Clément et montre comment fonctionne l’appropriation chrétienne de la critique des dieux : les adorateurs du Christ ne peuvent guère s’attaquer à l’anthropomorphisme « pur », mais à l’immoralité des divinités et de leurs fidèles. L’exemple de l’attaque de Clément contre le Zeus de Phidias est d’autant plus intéressant qu’il fait écho à la présentation d’A. Grand-Clément (cf. supra).
Maurizio Bettini : « Ad negotia humana compositi. L’agency humaine des dieux antiques. » Pour Épicure, les dieux ont-ils une « forme humaine », ou bien est-ce leur image qui apparaît ainsi dans les rêves ? L’auteur montre la différence entre le fait de critiquer l’humanisation des dieux comme le faisaient Xénophane ou Empédocle et la théorie épicurienne des eidôla. Il envisage ensuite rapidement l’anthropomorphisme comme une nécessité pratique de la poiêsis. Ce point aurait mérité, sans doute, un développement plus important. La suite se révèle passionnante : il s’agit de considérer l’anthropomorphisme dans sa dimension dynamique. Les dieux antiques « sont construits de manière à s’adapter (…) à des tâches humaines ». La démonstration s’appuie sur les dei minuti des Romains, qui ont un nom et un genre ; on peut s’adresser à eux comme à des humains. Les divinités liées au corps féminin « sont directement le corps, la femme, son ventre. » Plus généralement, une agency divine est attribuée aux negotia humains. Cet exposé très riche, qui n’est pas centré sur Homère, pourrait devenir un ouvrage utile sur la conception et la construction des divinités dans un système polythéiste.
Le titre faisait attendre une étude sur la représentation des dieux dans l’épopée et les Hymnes homériques. En fait, on ne trouve rien sur la phraséologie épique, les formules ou les comparaisons ; rien non plus sur ce qui a pu précéder ou accompagner la création d’Homère (sur l’art mycénien ou géométrique par exemple). Une fois admis le choix de privilégier la réception, certes, on ne perd pas son temps à la lecture d’un ouvrage aussi riche et novateur.
Pierre Sauzeau, Université Paul Valéry – Montpellier
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 592-595
[1]. Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris 1969 p. 42.
[2]. Il s’agit de « Imagining Divine Laughter in Homer and Lucian » dans M. Alexiou, D. Cairns eds., Greek Laughter and Tears, Édimbourg 2017, p. 36‑53.