Le Serment d’Hippocrate que prêtent encore actuellement les médecins de nombreux pays, au moment de la soutenance de leur thèse, est, bien que très modifié par rapport à sa version antique, l’un des textes hippocratiques les mieux connus du grand public. La Collection des Universités de France en offre enfin une édition critique de grande qualité, grâce à l’un des meilleurs spécialistes de ces textes, Jacques Jouanna.
La notice de 196 pages, qui s’ouvre sur les deux serments, antique et actuel, pose deux questions majeures : celle de l’environnement dans lequel est né le Serment et celle de sa version originelle. Vingt-et-un témoignages anciens, de Scribonius Largus (Ier siècle p.C.) aux versions arabes du XIIIe siècle, mettent en avant la diffusion de la partie déontologique du Serment, notamment les quatre interdictions (celle de donner au patient une drogue mortelle ou un pessaire abortif, celle de procéder à une opération de la lithiase et celle de révéler les sacrets), laissant de côté l’engagement religieux. Quelques pages reviennent sur la pratique du serment dans le monde grec et rappellent que toute prestation se déroule selon un rituel précis. Le serment médical revêt, comme les autres, une valeur solennelle, mais il est aussi un engagement juridique, une sorte de contrat moral entre maître et disciple, dont il est une garantie irréfragable, puisque les témoins sont les dieux eux-mêmes. Les mots prononcés par les futurs médecins, à partir de la seconde moitié du Ve siècle a.C., sont liés, comme l’a déjà montré J. Jouanna, à l’ouverture de la profession à des disciples en dehors de la famille des Asclépiades.
Avant d’être imprimé au début du XVIe siècle, le Serment, a été conservé par une quarantaine de manuscrits, du Xe siècle à 1512, dont trente-huit sont ici collationnés. Sont présentées ensuite une série de traductions latines, Hippocratis Iusiurandum, et enfin, à la lumière des découvertes récentes dans des manuscrits, notamment de Damas, la tradition arabe qui a conservé la trace du Commentaire de Galien de Pergame (129-216) au Serment hippocratique. Après la brève mention d’une paraphrase hébraïque, combinant le Serment et La Loi, dans un manuscrit du XVe siècle, J. Jouanna poursuit l’exposé par l’étude des éditions imprimées du texte grec et de sa traduction latine. L’édition d’Emile Littré (1844) avec traduction française, se distingue par la première collation effectuée des onze manuscrits parisiens.
Les huit brefs paragraphes du Serment font ensuite l’objet d’un « commentaire critique », philologique et historique, qui explicite avec minutie, en 39 pages, les choix de cette traduction nouvelle en fournissant de nombreux parallèles littéraires et épigraphiques ainsi qu’une bibliographie complémentaire.
Suivent les deux versions chrétiennes ; la première en prose (23 lignes), dont c’est ici l’editio princeps, est précédée d’une notice de 14 pages et suivie d’un commentaire critique de 21 pages qui en dégage parfaitement les éléments hippocratiques conservés et les nouveautés, comme l’absence de mention des conditions matérielles. Le texte est impossible à dater précisément. Le plus ancien manuscrit remonte au XIIe siècle. La seconde version chrétienne, en onze vers, est, elle aussi, précédée d’une notice de 39 pages rappelant les dix manuscrits qui ont conservé ce court poème, dans des environnements divers. Le lecteur est entraîné, d’un éditeur à l’autre, de 1828 à 2018, dans une enquête claire et productive. Le texte, antérieur au Xe siècle est suivi, comme les autres, d’un commentaire critique de nature philologique, de quinze pages.
Enfin le volume en vient au court traité, La Loi, précédé d’un notice de 88 pages. Le texte énonce les règles de la formation des jeunes médecins, nécessaire pour éliminer les nombreux charlatans que son auteur compare aux personnages muets qui remplissent les scènes de théâtre, entourant les véritables acteurs dont le nombre, dans la seconde moitié du Ve siècle, est limité à trois. Dans une deuxième partie, par le biais d’une comparaison avec le monde agricole, sont énoncées les conditions du bon apprentissage, dès l’enfance, de la l’art médical : des dispositions naturelles, un travail soutenu et un lieu adapté. Enfin, une troisième partie énonce les conséquences de la formation : une bonne réputation, considération et fortune, ou tout l’inverse pour les mauvais médecins. La conclusion revient sur les modalités de la transmission du savoir avec une métaphore des mystères. La préoccupation de la qualification des praticiens, qui avait justifié le Serment — la famille des Asclépiades ne suffisant plus à former un nombre suffisant de médecins face à la demande des cités — est ici développée par le biais de la nécessaire formation. Hippocrate, lui-même, selon Platon (Protagoras 311b-c), enseigna la médecine à des disciples, contre rétribution et probablement après avoir reçu de leur part aussi l’engagement que rappellent ces deux traités déontologiques. Illustration de ce lien, les manuscrits offrent, pour la plupart, le texte de La Loi après celui du Serment. Pour dater le traité sont convoqués des fragments ou des extraits de Démocrite, d’Euripide, de Platon et d’Antiphon. Le texte est conservé par trente manuscrits grecs, du Xe au XVIe siècle, auxquels il convient d’ajouter deux mentions arabes (Xe/XIe et XIIIe s.) et les traductions latines (trente-sept manuscrits du Xe au XVe siècle).
Quatre index fournissent utilement un accès rapide à tout le vocabulaire des quatre textes.
« La médecine est de tous les arts le plus brillant (epiphanestatè) », commence le texte de la Loi. L’art médical hippocratique a assurément trouvé en Jacques Jouanna un défenseur brillant dont l’acribie et la clarté de l’analyse servent en tout point le propos. L’histoire des textes et de leurs éditions, qui aurait pu être fort ardue, se lit comme une enquête policière, met en avant la richesse du travail fourni et souligne, s’il le fallait encore, l’intérêt des textes médicaux pour les historiens. Cette édition offre l’accès à des textes fondamentaux de la Collection hippocratique et rappelle que les médecins antiques, conscients du danger de la fausse médecine qui déshonore ceux qui s’y adonnent, ont cherché à protéger leurs patients tout en développant l’enseignement d’un savoir aussi précis que possible.
Evelyne Samama, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines
Publié en ligne le 21 juillet 2020