Isabelle Torrance (IT), spécialiste de la tragédie grecque, et plus particulièrement d’Euripide, après avoir fait paraître Metapoetry in Euripides en 2013 et, il y a quelques mois, une synthèse sur cet auteur sobrement intitulée Euripides[1], présente maintenant une étude sur une pièce spécifique du même dramaturge Iphigénie en Tauride.
Le volume est publié dans la collection « Bloomsbury Companions to Greek and Roman Tragedy » qui propose à un large public ne connaissant pas nécessairement le grec des introductions à la lecture des tragédies antiques. Il présente, comme les autres « compagnons », les principaux thèmes de la pièce, les développements les plus importants de la critique récente et réserve une place à la réception de l’œuvre et à ses mises en scène.
L’étude d’IT se compose ainsi de 5 chapitres. Le premier est consacré au résumé de l’action, le deuxième à l’étude des personnages, le troisième aux questions des identités culturelles et des genres, le quatrième aux questions religieuses et le cinquième à l’histoire de la réception. Ces 5 chapitres sont suivis d’un glossaire des termes techniques utilisés durant le commentaire et d’un guide où l’auteure présente un choix d’études pour une lecture plus approfondie de la pièce. Le livre comporte en outre une chronologie sélective concernant la tragédie grecque et les œuvres qui, à travers les siècles, se sont fait l’écho de la pièce d’Euripide. L’ouvrage s’achève par une bibliographie très complète d’une quinzaine de pages et par un index.
Conformément à l’esprit de la collection, l’auteure éclaire constamment ses analyses très riches à la lumière des recherches les plus récentes dont un appareil de notes fournit les références. L’étude est de ce fait très stimulante. Cependant le format de la collection conduit l’auteure à des résumés parfois trop allusifs de certaines études originales. Ainsi, lors du commentaire du rituel imposé à Iphigénie à Brauron (p. 89), la mise en rapport de la mort des femmes en couches avec le matricide d’Oreste (proposée par F. Zeitlin) ne peut que désarçonner le lecteur non averti.
Dans l’ensemble, l’approche historique et anthropologique tend à l’emporter sur un point de vue plus strictement littéraire (textes antérieurs, construction, effets produits…). De façon étonnante d’ailleurs Torrance, qui, dans Metapoetry, avait étudié l’importance des rapports entre l’IT d’Euripide et l’Orestie d’Eschyle, reste sur ce point très allusive ici. Le contenu du premier chapitre intitulé « Setting, Action, Plot » est en ce sens très significatif : après avoir évoqué longuement le contexte de la représentation, notamment les rapports qu’entretient Athènes avec les colonies de la mer Noire et la phase critique de la guerre du Péloponnèse qui pose à la cité la question de son « salut », terme-clé de la pièce, l’auteure se contente de rendre compte, de manière purement linéaire, du mouvement de l’action. Elle a le souci constant de mettre sous les yeux du lecteur ce que le spectateur du Ve s. pouvait voir sur la scène. Elle indique avec précision les mouvements respectifs du chœur et des personnages ; elle évoque les costumes dont le texte pourtant, de son aveu même, ne parle qu’avec discrétion. Elle insiste particulièrement sur les accessoires, la grande clé en forme de Z que porterait la prêtresse Iphigénie et les épées dont seraient armés Oreste et Pylade lorsqu’ils apparaissent pour la première fois sur scène. Elle décrit aussi très minutieusement l’aspect matériel de la tablette qui de fait joue un rôle essentiel dans la scène de reconnaissance. En outre, elle dégage très bien le caractère spectaculaire du défilé sur scène de la procession qui ouvre le rituel de purification de la statue d’Artémis et des deux victimes consacrées à la déesse (p. 22-23). Cette importance accordée à la mise en scène est évidemment pertinente. Mais elle fait ressortir par contraste la rapidité des analyses concernant la construction dramatique.
Sans doute en conclusion du chapitre consacré à la caractérisation de l’intrigue (« plot ») l’auteure rappelle-t-elle à bon escient l’admiration que portait Aristote à la structure formelle de cette pièce, mise sur le même plan que celle d’Œdipe Roi. Sans doute contre ceux qui refusent le nom de tragédie à IT souligne‑t‑elle, en se référant aux analyses de Sansone, de Wright ou de Belfiore, tout ce qui rattache au genre tragique une pièce qui met en lumière les limites d’une condition humaine condamnée à subir, sans toujours les comprendre, les desseins obscurs des dieux. Mais on peut regretter que toutes ces affirmations ne soient pas mieux étayées par une analyse plus détaillée de l’agencement d’une intrigue où le renouvellement perpétuel des quiproquos, des malentendus, annonce moins les scénarios impeccablement ficelés d’Hollywood (p. 27) qu’elle ne rend manifeste la douloureuse distorsion entre apparence et réalité.
Cette lacune est en partie compensée par les analyses synthétiques du chapitre II qui porte sur les différents personnages. Aucun d’entre eux n’est négligé, ni le roi Thoas, objet d’interprétations divergentes, ni le chœur dont le rôle actif est mis en valeur. Mais c’est évidemment Iphigénie qui concentre les remarques les plus fines. Torrance met l’accent sur l’autorité que lui confère son statut de prêtresse. En même temps, situant le personnage au sein de l’univers symbolique grec, elle fait d’Iphigénie l’incarnation d’une des figures de la « transition manquée » (« a figure of failed normative transition », p. 31), la figure en l’occurrence de la vierge qui échoue dans son passage à l’état d’épouse et de mère auquel elle est vouée. Cependant l’auteure n’en reste pas à cette approche anthropologique. Elle montre aussi que « ce qui est extraordinaire dans la présentation par Euripide de son héroïne, c’est le degré de pénétration psychologique dans la peinture de ses souffrances, grâce à la construction d’une intrigue remarquable » (p. 31). L’étrangeté du destin de l’héroïne est mise en lumière : celle qui devient finalement la parèdre d’Artémis à Brauron, ne réalisera pourtant pas son rêve : alors qu’elle a assuré, par son habileté et la fermeté de sa conduite, le salut de son frère et de la famille des Atrides, elle ne retournera jamais au sein de celle-ci à Argos.
Si les analyses concernant Oreste et Pylade sont aussi pertinentes, on peut regretter toutefois que ne ressortent pas davantage les doutes d’Oreste, voire sa révolte, face aux injonctions énigmatiques d’Apollon. Comme sa sœur, Oreste est resitué dans l’univers de la culture grecque. Sa figure est rapprochée de celle des héros épiques qui endurent des épreuves terribles, se risquent dans des contrées inaccessibles, voire descendent au royaume des morts, n’hésitant pas à se sacrifier pour honorer leurs liens d’amitié. En même temps, ce statut de héros est présenté comme « miné » (« undermined », p. 38) par une folie qui conduit le fils d’Agamemnon à se battre contre un troupeau de bœufs, semblable à Ajax dans son égarement. Le personnage de Pylade qui doit sans cesse soutenir son ami prend une importance qu’il n’avait pas dans les tragédies antérieures. Mais à l’intérieur du chapitre, Pylade nous semble occuper une place disproportionnée par rapport au héros principal. Ainsi Torrance, n’analyse peut-être pas suffisamment la souffrance intérieure dont le héros d’Euripide est la proie et que le mouvement dramatique met bien en évidence. L’auteure ne rend pas assez compte de la part que prennent, dans l’égarement du héros, d’abord ses doutes sur le dessein d’Apollon, puis l’évidence qui le saisit d’avoir été trompé par un dieu menteur, agent actif du « chaos » à quoi se réduit alors pour lui l’ordre de l’univers (voir ταραγμός, v. 572) ; la « scène de reconnaissance » ne lui découvre pas simplement l’identité de sa sœur, mais lui rend surtout manifeste le sens de l’oracle, jusque-là incompréhensible pour lui, ce qui lui permet de jouer un rôle actif au dénouement.
La perspective du chapitre III (« Ethnicity and Gender ») est délibérément anthropologique, se plaçant dans le sillage des « gender studies ». Selon Torrance en effet la tension même d’une intrigue opposant un roi barbare à une jeune Grecque pleine d’habileté est inséparable de la présence de deux « marqueurs » qui, dans toute culture, participent à la construction des identités (p. 57) ; l’ethnicité et la différence femme/homme. Une grande part de l’originalté de la pièce tiendrait à ce qu’« Euripide y interroge des pratiques culturelles ethniquement déterminées et à ce qu’il examine les rôles que la société prescrit aux femmes et aux hommes » (E. interrogates ethnically determined cultural practises and investigates socially prescribed gender roles, p. 77).
Pour ce qui est de l’opposition grec/barbare, l’auteure restitue très clairement le contexte culturel dans lequel elle s’inscrit au Ve siècle. Le terme de « barbare » désigne simplement à l’origine un rapport d’altérité. Au Ve s., il se charge, après les guerres médiques, d’une connotation péjorative qui est à son tour remise en question par un courant intellectuel, allant d’Hérodote aux Sophistes, dont Euripide se rapproche. Torrance montre bien comment les Taures sont loin d’être représentés sous des couleurs négatives. Euripide, écrit-elle, aurait même pu, en suivant sa source Hérodote, les peindre comme plus sauvages qu’il ne l’a fait (p. 59). En ce qui concerne le rapport des Taures aux sacrifices humains, le poète, selon Torrance, fait sien le point de vue relativiste d’Hérodote, plus attentif à la diversité des coutumes qu’à l’opposition barbare/civilisé. Les Taures pratiquent les sacrifices humains du fait de leurs νόμοι, coutumes religieuses qu’ils suivent avec piété. Euripide, dit-elle, souligne ainsi le contraste entre des coutumes grecques et des coutumes tauriennes : « Les Taures n’ont aucun concept de l’hospitalité au sens grec » (p. 67). Cette ligne d’argumentation est convaincante.
Plus contestable apparaît le mouvement d’ensemble des analyses qui repose sur un renversement, un peu trop sophistiqué à notre avis. Dans un premier temps en effet l’auteure s’attache à montrer que le but d’Euripide est de « déstabiliser les stéréotypes constitutifs des identités culturelles », puisqu’il présente des Grecs se servant d’arcs, l’arme par excellence des Barbares, et des bouviers taures attaquant Oreste et Pylade avec des pierres, pratiquant ainsi à leur insu un rituel de purification typiquement grec. Ces dernières analyses sur la « démystification des stéréotypes » peuvent déjà laisser sceptique. Mais surtout en insistant sur l’identité profonde des Grecs et des Barbares, l’auteure entre en contradiction avec les analyses qu’elle consacre à l’opposition entre coutumes grecques et coutumes barbares concernant les sacrifices humains.
De fait, le deuxième mouvement de l’analyse maintient la polarité grec/barbare. L’auteure justifie le caractère paradoxal de ce renversement en présentant l’opposition comme « apparente » (p. 63) et relevant d’une stratégie concertée d’Euripide. Il « crée l’illusion d’une opposition binaire entre barbares sauvages qui pratiquent le sacrifice humain et grecs civilisés qui s’y refusent » (p. 67), pour travailler ensuite à saper cette dichotomie, voire à la retourner contre les Grecs : ceux-ci n’ont-ils pas pratiqué sur Iphigénie le sacrifice qu’ils condamnent absolument ? En transgressant leurs propres nomoi, ne se sont-ils pas montrés plus barbares que les Barbares eux-mêmes qui suivent pieusement leurs nomoi ?
Si cette argumentation contient une part de vérité, elle ne peut effacer la radicale différence des coutumes et le caractère problématique de celles des Barbares dont il ne suffit pas de dire, comme le fait Torrance, qu’elles s’expliquent par les lieux sauvages où ils vivent, ce qui revient à recourir à un autre stéréotype… Le point de vue systématique prêté à Euripide s’apparente plus à celui d’un anthropologue moderne qu’à celui d’un poète dramatique qui, mettant en scène un conflit entre ennemis, se propose de donner à penser aux spectateurs. Ceux-ci sont mis en situation de percevoir les limites de chaque prise de position et d’entendre la voix d’une héroïne, à la fois victime d’un sacrifice et bourreau à son tour au nom d’Artémis, qui attribue la responsabilité de ces actes barbares à une méchanceté toute humaine.
L’étude de l’image de la femme que propose IT permet à l’auteure de rendre compte des nombreux travaux récents liés aux « gender studies » et du regard nouveau qu’ils portent sur la tragédie grecque. Ainsi Torrance peut-elle d’autant mieux mettre en relief la singularité du personnage d’Iphigénie au sein d’un théâtre tragique qui donne aux femmes sur la scène un rôle plus important que celui qu’elles occupent au sein de la cité, tout en les dotant d’un caractère démesurément farouche, expression peut-être d’« une peur patriarcale devant une activité féminine incontrôlable » (p. 68). Iphigénie qui sauve son frère en refusant de tuer son hôte n’est pas « une de ces femmes tragiques dangereuses », telle Phèdre ou Médée (p. 69). L’autorité dont elle fait preuve est une autorité légitime, celle que la cité reconnaît à ses prêtresses. Sans doute en acceptant de se sacrifier pour sauver son frère, le seul capable d’assurer la perpétuation de la famille, témoigne-t-elle du rôle subalterne de la femme dans la société grecque, mais l’honneur qui lui est réservé à Brauron consacre la valeur positive de la contribution des mères à la vie de la cité. En cela, Euripide s’oppose au point de vue développé par Eschyle dans Les Euménides où l’importance de la mère dans la procréation est totalement minimisée par rapport à celle du père. Toutefois la longue analyse (p. 75-76) sur la peur d’Iphigénie devant le mouvement des vagues surprend : cette peur ne serait pas compatible avec le caractère résolu de la jeune femme, de sucroît bonne nageuse comme toute Grecque. L’explication selon laquelle il s’agirait ici encore d’une « déstabilisation des stéréotypes identitaires » – puisque ce sont les femmes barbares qui ne savent pas nager – n’est guère convaincante.
Avec le chapitre IV, « Ritual and the Gods », nous revenons sur un terrain plus traditionnel et plus sûr. Les analyses très bonnes et très claires que propose l’auteure sur des questions complexes emportent l’adhésion. Torrance commence par faire le point, de façon très ferme, en allant droit à l’essentiel, sur les rapports entre la tragédie et Dionysos. Se référant toujours aux études les plus récentes, elle parvient à faire la lumière sur les rituels d’Halai, de Brauron et des Choés, et à les rattacher aux enjeux de la pièce. Le chapitre s’achève sur une très bonne synthèse concernant ce qui peut être considéré comme la question centrale de l’œuvre : les rapports problématiques qu’entretiennent les desseins divins et l’intelligence humaine. En effet, la réflexion rationnelle d’Iphigénie, qui exonère Artémis de toute responsabilité dans les sacrifices humains, n’est nullement confirmée au dénouement puisque le culte de la déesse institué par Oreste à Halai garde un caractère sanglant. On ne peut que partager la conclusion que donne Torrance à ce chapitre bien mené : « La pièce d’Euripide invite le public à réfléchir sur ces graves questions métaphysiques, précisément en ne lui fournissant aucune réponse directe » (E.’play invites the audience to ponder these serious metaphysical issues precisely by not providing any straightforward answers, p. 97).
Le dernier chapitre sur la réception de l’œuvre, imposé par la collection, n’est pas sans poser question. Torrance, à la suite d’Edith Hall, ordonne autour de trois thèmes (ethinicité, dynamique des genres et religion) un recensement des œuvres – théâtre, mais aussi danse, performances, romans, sculptures – qui, de l’Antiquité aux années 2000, se sont référées à la pièce d’Euripide.
Il en ressort, de façon évidente, que chaque époque a projeté sur IT ses présupposés idéologiques. Du XVIIe s. au début du XXe s., les projections des préjugés racistes et des préoccupations coloniales sont manifestes. À partir du XXe, prennent le dessus les thèses anticolonialistes et féministes, sans oublier en 2011 le rapprochement de la Vierge noire de Czestochowa, en Pologne, avec l’Artémis Taurique dans une perspective politico‑religieuse (p. 121) !
Dès lors, on comprend mal la conclusion de Torrance selon laquelle « les ambiguïtés de la pièce originale d’Euripide » – que son étude antérieure a par ailleurs bien soulignées – « encouragent activement de nouvelles interprétations », puisque la plupart des œuvres citées développent un point de vue unilatéral, voire dogmatique, très éloigné des interrogations euripidéennes. Qu’apporte à la lecture d’Euripide le fait que l’intrigue raciste de Tarzan – une femme blanche prisonnière des Sauvages – puisse trouver une origine lointaine dans celle d’IT (p. 107) ? Selon nous, seule l’étude approfondie de l’Iphigénie en Tauride de Gœthe qui procède d’une lecture attentive de son « modèle » a véritablement sa place dans un livre consacré à l’IT d’Euripide.
Ces réserves sur le dernier chapitre ne remettent pas en question la très grande qualité du livre qui offre à un large public une introduction d’une grande tenue intellectuelle. Cette étude rend en effet hommage aux multiples facettes d’une œuvre qui n’est pas seulement bien construite, mais qui, comme le dit Torrance, « a le pouvoir de présenter un éventail très large de questions sur la condition humaine » (p. 121).
Christine et Luc Amiech
Publié dans le fascicule 2 tome 121, 2019, p. 519-523
[1]. Voir notre compte rendu dans REA 121, 2019, p. 243-246.