Afin de commémorer le bimillénaire de la mort d’Ovide en 2017, l’idée est venue à plusieurs chercheurs d’étudier de quelle manière ce poète avait pu être une source d’inspiration pour des auteurs de l’Antiquité tardive, en gros du IVe au VIe s. inclus. Pourquoi ce choix ? Parce que, écrit F.E. Consolino dans l’introduction p. 7, la présence et l’influence du Sulmonais à cette époque constituent « aspects of the Ovidian legacy that would benefit from more in-depth exploration ». B. Goldlust, lui aussi, parle, p. 414, du « nombre et de l’importance des études sur la réception médiévale d’Ovide, en comparaison avec l’insuffisance de l’étude globale de sa réception tardive à laquelle le présent ouvrage va opportunément mettre un terme ». Ainsi seize savants ont offert une contribution (quatre en français, une en italien, les autres en anglais), chacun sur l’écrivain (ou les écrivains) dont il est spécialiste, sauf le premier, F. Dolveck, extrêmement érudit, d’une grande finesse et en même temps non sans humour, qui balaie toute la fourchette chronologique et évoque des auteurs auxquels ses collègues s’intéresseront dans les pages suivantes et d’autres dont aucun d’eux ne parlera (comme Augustin) dans « Que dit-on (ou ne dit‑on pas) d’Ovide dans l’Antiquité tardive ? », p. 17-46. Les articles suivants sont classés par période, ce qui divise le livre en trois parties. Afin de rester dans les limites d’un compte rendu, nous devrons nous contenter de les énumérer sans pouvoir les résumer. Dans la première partie, l’Empire romain tardif (IVe‑Ve s.), S. Mattiacci s’intéresse aux épigrammes d’Ausone (« ‘An vos Nasonis carmina non legitis ?’ : Ovid in Ausonius’ Epigrams » (p. 49‑87). Puis F.E. Consolino porte son attention sur le Cupido Cruciatus de ce même poète (« Flowers and Heroines : Some Remarks on Ovid’s Presence in the Cupido Cruciatus », p. 89-117). Les trois essais qui lui font suite concernent Claudien ; C. Pavarani, « Claudian and the Metamorphoses », p. 119‑139 ; A. Luceri, « Echoes of Ovid in Claudian’s Carmina Minora 9 and 28 », p. 141‑163 ; J.‑L. Charlet, « Rivaliser avec Ovide (presque) sans Ovide : à propos de Claudien, Gigantomachie (carm. min. 53), vv. 91-113 », p. 165-178. P. Polcar se penche sur Saint Jérôme (« Ovidian Traces in Jerome’s Works. Re-evaluation and Beyond », p. 179‑219). A. Oh recherche « Ovid in the De Sodoma » poème dont l’identité de l’auteur est controversée (p. 221‑234). L’article de J. Hernández Lobato est classé dans la deuxième partie, celle qui va de l’Empire romain tardif aux Royaumes barbares, parce que, même s’il évoque Ausone, il fait la part belle à Fulgence (« Late Antique Metamorphoses : Ausonius’ Mosella and Fulgentius’ Mythologies as Ovidian Revisitations », p. 237-266). Suit l’étude de M. Roberts qui scrute la rémanence d’épisodes des Métamorphoses chez divers écrivains de l’Antiquité tardive (« The Influence of Ovid’s Metamorphoses in Late Antiquity : Phaethon and the Palace of the Sun », p. 267‑292). Cette deuxième partie se termine par l’essai de L Furbetta, « Presence of References to and Echoes of Ovid in the Works of Rutilius Namatianus, Sidonius Apollinaris and Avitus of Vienne », p. 293‑323. La troisième partie recouvre la période des Royaumes barbares (Ve‑VIe s). Elle débute par deux recherches sur Dracontius : celle de S. Filosini, « The Satisfactio : Strategies of Argumentation and Literary Models. The Role of Ovid » (p. 327‑357) et celle de A. Stoehr‑Monjou, « Ovide dans l’œuvre profane de Dracontius : une influence paradoxale ? Du microcosme du vers au macrocosme des poèmes », (p. 359‑412). Puis B. Goldlust dans une belle étude sur la réception du Sulmonais dans l’Antiquité tardive se penche sur « La présence d’Ovide dans l’Appendix Maximiani (carmina Garrod-Schetter) : enjeux théoriques et pratiques d’intertextualité », p. 413-430 (il y scrute aussi au passage les cas de Corippe et de Maximien). R. Mori relève une réminiscence dans « Caelo terraeque perosus inter utrumque perit : un’eco ovidiana nella descrizione della morte di Giuda in Amatore », p. 431-444. Le grand spécialiste de la métrique qu’est L. Ceccarelli porte son attention sur le distique élégiaque : « The Metrical Form of the Elegiac Distich in Late Antiquity. Ovid in Venantius Fortunatus », p. 445-473. Tous les chercheurs font preuve d’une immense érudition dans le domaine qu’ils traitent ; chaque article est très documenté, très minutieux, très nuancé, entre dans les plus infimes détails. Certains sont de véritables monographies. Plusieurs sont suivis de tableaux (P. Polcar, L. Ceccarelli). Chacun se termine par une ample bibliographie de plusieurs pages et par un résumé. Cela explique la taille de cet ouvrage (506 p.) qui se clôt sur un index des œuvres et des auteurs anciens et sur une présentation des contributeurs.
En plus de son article, F.E. Consolino a rédigé l’introduction dans laquelle elle reprend les acquis de chaque recherche, en les regroupant selon un ordre différent de celui suivi dans le volume afin de mieux les comparer et faire la synthèse. Parmi les résultats intéressants elle relève, p. 16 : « The most striking result is the quality of Ovid’s presence, a presence that is characterised by the elusiveness of many references ». Même si le poète paraît largement connu, sa présence a un caractère évanescent. Le nom du Sulmonais se lit très peu. Les véritables citations sont rares. F.E. Consolino résume (p. 8) : « Ovid’s presence in late antiquity turns out to have been as pervasive as it was, to a certain extent, elusive, often entrusted, on the one side, to the assimilation of narrative motifs and schemes not necessarily supported by lexical references, and on the other to the often isolated recycling of terms and connections that, with various degrees of certainty, can be traced back to an Ovidian hypotext ». Cependant note F.E. Consolino, p. 16 : « The categories of allusiveness, as understood in the traditional sense, and of aemulatio are not always adequate for defining the type of relationship that the various authors establish with Ovid’s text ». On a donc plutôt affaire à des reprises d’un mot ou d’une expression, à des allusions, des réminiscences, des échos, des récritures que le lecteur doit reconnaître, — ce qui est pour lui source de plaisir. B. Goldlust juge excellemment, p. 427 : « Le poète est reçu prioritairement dans une perspective ornementale, et non auctoriale ». Il propose plusieurs raisons à cela, p. 413, en rappelant que « le poète n’a pas échappé, dès l’époque impériale, à un certain nombre de critiques », qu’il « ne fait pas partie de la catégorie que la tradition scolaire a appelé[1] ‘les auteurs du quadrige’ » (Térence, Salluste, Cicéron, Virgile). « Ovide n’a pas non plus le statut d’onction obligatoire que la tradition confère avant tout à Virgile », ajoute-t-il, p. 414. Et d’expliquer (ibid.) : « Mais pourquoi Ovide ne fait-il pas l’objet d’une réception comparable à celle de Virgile ? Un élément de réponse semble venir de ce qu’il s’agit d’un poète qui n’est pas aussi nettement associé à un genre littéraire bien déterminé que Virgile l’est à l’épopée et qu’il a, au contraire, délibérément cultivé plusieurs genres ».
Évidemment, force était d’opérer un choix et il était impossible de prendre en compte tous les écrivains de l’Antiquité tardive. Puisque cet ouvrage s’occupe également du VIe s., il en est un toutefois dont l’absence est regrettable. Il s’agit de Jordanès, d’autant plus que ses Getica ont fait l’objet récemment d’une édition remarquable qui renouvelle entièrement le propos[2] et fournit maintenant aux chercheurs un instrument de travail exceptionnel. L’éditeur, le Prof. A. Grillone de l’Université de Palerme, au prix d’un travail de bénédictin s’étendant sur de nombreuses années, ponctué par la parution de maints savants articles, a mis en évidence la valeur de familles de manuscrits que n’avait pas utilisées Mommsen[3]. Il a aussi montré, alors qu’on jugeait Jordanès comme un rustre, que celui-ci avait, au contraire, une certaine culture[4]. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il aurait été intéressant de rechercher la présence d’Ovide dans les Getica et, si on la détectait, d’examiner sous quelle forme elle se présentait. On remarque que le nom même d’Ovide n’est pas cité, alors qu’on lit Mantuanus en Get. 8, Vergilius en Get. 41 et 50 et Lucanus en Get. 43 (deux poètes lus par Jordanès peut-être dans des florilèges comme l’écrit pour Virgile A. Grillone[5]). En revanche, est‑il possible en quelques endroits de déceler des traces de « color Ovidianus » (j’utilise cette expression par allusion au titre d’un article de N. Scivoletto, « Tracce di ‘color Vergilianus’ nei Getica di Iordanes »[6]) ? N. Scivoletto, lui-même, reconnaît que la description du Danube gelé en Get. 280 : instanti hiemali frigore amneque Danubii solite congelato (nam istiusmodi fluuius ille congelascit, ut in silicis modum pedestrem uehat exercitum plaustraque, et tragulas uel quidquid uehiculi fuerit, nec cymbis indigeat <uel> lintribus)[7], peut faire penser à Ovide (tr. 3, 10, 29-34) : Hister/ congelat […] Quaque rates ierant, pedibus nunc itur et undas / frigore concretas ungula pulsat equi ;/ perque nouos pontes subter labentibus undis / ducunt Sarmatici barbara plaustra boues. N. Scivoletto préfère en définitive y voir un souvenir de Virgile, georg. 3, 360-362, comme il l’explique[8], à cause de la fin de la phrase de Jordanès où l’on retrouve amplifié le groupe binaire virgilien qui conjoint transports sur terre et transports sur l’eau. À mon avis, le début de la phrase de Jordanès est une réminiscence d’Ovide (de première ou de seconde main) que manifeste le choix de certains termes, et la fin une reprise de la figure rhétorique de Virgile. En Get. 41 l’historien évoque le culte de Mars chez les Getae/Gothi (c’est le même peuple) en signalant : Quem Martem Gothi semper asperrima placauere cultura ; l’emploi du terme cultura est-il un fugace écho de l’épithète ovidienne appliquée à ces populations, Marticola (pont. 4, 14, 14 et tr. 5, 3, 21) ? L’utilisation de fragilis dans l’expression fragile munimen, qui en Get. 210 désigne une protection de fortune fabriquée avec des chariots, pourrait laisser supposer qu’il s’agit d’un lointain souvenir, volotairement mofifié, d’Ovide, met. 4,773, où a contrario à côté de munimen figurent solidus et tutus dans le récit que fait Persée de la façon dont il s’est emparé de la tête de Méduse : narrat […]/ esse locum solidae tutum munimine molis. Tout cela mériterait des investigations approfondies, mais il semble bien que se profilent les mêmes conclusions que pour les écrivains pris en compte dans l’ouvrage collectif Ovid in Late Antiquity.
F.E. Consolino terminait son introduction en espérant que le livre qu’elle éditait serait le point de départ de nouvelles recherches « which will make it possible to shed more light on Ovid’s place in late antiquity » (p. 16). Avec l’exemple de Jordanès on voit combien en effet ce travail est inspirant. Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’elle soit entendue !
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,
UMR 5607, Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 286-289
[1]. Sic. Ce livre contient quelques fautes d’impression. À titre d’exemples, le nom Stoehr est écrit Stoher p. 11 ; p. 205, on lit « Ovid describes the secret love of Priam and Thisbe » (alors qu’il s’agit de Pyrame et Thisbé) ; p. 242 note 15, dans l’article cité de R. Martin, ce dernier parle d’une « catabase angoissante » (et non « agonissante »); p. 330, n. 11 il faut écrire « Lavinia » (et non « Lavina ») ; p. 432, il s’agit de l’Historia apostolica (et non apostica) ; p. 441, « connoté par des tel souvenirs, l’acte de Judas paraît encore plus odieux » n’est pas correct ; Oh n’est pas placé au bon endroit dans la liste alphabétique des contributeurs p. 504, etc.
[2]. Iordanes, Getica, edizione, traduzione e commento a cura di A. Grillone, Paris, Les Belles Lettres, 2017, CLXXX+564 p. Ce monument scientifique a reçu en mai 2019 le « Praemium Vrbis » au LXX Certamen Capitolinum organisé par l’Istituto Nazionale di Studi Romani. L’introduction et les notes sont d’une richesse foisonnante.
[3]. Th. Mommsen, Iordanis Romana et Getica, Berolini 1882 (réimpr. 1961).
[4]. A. Grillone, « Lingua e cultura nei Getica di Giordane », Invigilata Lucernis, 38, 2016, p. 77-98 et Iordanes, Getica…, p. CXLIV ss.
[5]. Iordanes, Getica…, p. 275, note 55.
[6]. N. Scivoletto, « Tracce di ‘color Vergilianus’ nei Getica di Iordanes », dans CURIOSITAS. Studi di cultura classica e medievale in onore di Ubaldo Pizzani, a cura di A. Isola, E. Menestò, A. Di Pilla, Naples 2002, p. 397-405. N. Scivoletto n’est pas le seul à avoir recherché les traces de Virgile dans Jordanès (où la présence du Mantouan est avérée) ; de nombreux articles ont été écrits à ce sujet.
[7]. Le texte que j’utilise est celui de Grillone.
[8]. « Tracce… », p. 401.