L’édition critique de Justin dans la CUF se poursuit à un rythme soutenu et avec bonheur. Deux ans après le tome I, dont la Revue avait rendu compte[1], les mêmes savants, Bernard Mineo et Giuseppe Zecchini (ici BM et GZ), publient le tome II, qui rassemble les livres XI à XXIII de l’Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée. D’emblée, le lecteur est plongé in medias res, car il n’y a pas de Notice introductive qui indiquerait le contenu de ces 13 livres. C’est là un choix éditorial qui a sa légitimité, particulièrement pour qui connaît déjà bien Justin. Toutefois, si l’on souhaite avoir une idée préalable de ce qu’on va lire, on se reportera à la partie finale du volume, du côté de la centaine de pages des Notes historiques rédigées par GZ ; celui-ci, avant de commenter chaque livre, en donne une présentation claire avec, notamment, le contenu et les sources[2]. Le lecteur pourra aussi consulter l’Introduction du tome I, où il trouvera quelques informations[3]. De même, les précieux Prologues, qui fournissent une sorte de table des matières de chacun des 44 livres de l’œuvre de Trogue Pompée, sont tous édités dans le tome 1. GZ renvoie régulièrement aux 13 Prologues concernés[4] qui, rappelons-le, permettent de voir ce que Justin a omis.
On peut certes regretter la façon, à peu près identique à celle du tome 1, dont sont disposées les notes dans l’économie de ce livre. Car les Notes historiques, nécessaires et suffisantes grâce à l’art maîtrisé de GZ, sont reléguées en fin de volume et, malheureusement, il n’y a dans le texte traduit aucun appel de note pour y renvoyer. En outre, à ces Notes historiques s’ajoutent un petit nombre de notes placées en bas de la page du texte, rédigées par BM et portant presque uniquement sur le livre XI. On doute qu’il y ait eu une concertation étroite entre BM et GZ : les références aux autres sources sont inévitablement répétées[5] et des contradictions apparaissent d’un savant à l’autre[6]. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble de ces Notes, par leur richesse et leur pertinence, éclairent remarquablement le texte de Justin. Signalons aussi en passant que, du point de vue de la disposition matérielle, rien n’a changé par rapport au tome 1 : quand on ouvre le volume au hasard, on ne sait pas à quel livre on se trouve, et quand on cherche un passage précis de tel livre, on met un certain temps à le trouver ; il y a donc risque que le texte de Justin, mal repéré, soit cité de façon erronée[7].
Il convient d’insister sur le contenu de ce volume, très intéressant à bien des égards, particulièrement en ce qui concerne les choix historiographiques de Justin. Notre abréviateur et, par conséquent, l’historien qu’il abrège, Trogue Pompée, considéraient Alexandre le Grand comme une figure majeure de l’histoire grecque puisque deux livres (XI et XII) de l’Abrégé lui sont entièrement consacrés, depuis son avènement en 336 après l’assassinat de Philippe jusqu’à sa mort à Babylone en 323. Ces deux livres représentent à eux seuls, en quantité, le tiers de cet ensemble de 13 livres. L’amateur de batailles n’y trouvera pas son compte : Justin, que l’histoire militaire ne passionne guère, expédie prestement le déroulement du Granique, d’Issos ou du fleuve Hydaspe, tous ces noms étant d’ailleurs passés sous silence, et le Rhodien Memnon, qui entrava fortement l’avancée d’Alexandre, est inconnu au bataillon. En revanche, l’épisode du nœud gordien permet de raconter en détail la plaisante histoire de Gordias, de son chariot et de son épouse, sans oublier leur fils, le richissime Midas (XI, 7). Le témoignage de Justin, souvent proche de celui de Quinte-Curce et assez moralisateur, fait d’Alexandre un souverain qui, peu à peu, s’amollit au contact des plaisirs de l’Orient (XII, 3-4), abandonne les vertus macédoniennes et assassine les siens (XII, 5-6-7). Justin est le seul à rapporter qu’Alexandre n’a aucun scrupule à suborner les prêtres de l’oracle de Siwah pour obtenir les réponses qu’il désire (XI, 11, 6). Cependant, cette image sombre est atténuée à la fin du récit. En effet, selon Trogue Pompée/Justin qui, sur ce point, se démarque de la tradition dominante, Alexandre meurt empoisonné sur ordre d’Antipater (XII, 14), et l’ultime impression laissée est celle d’un homme de guerre extraordinaire, vaincu seulement par « la traîtrise des siens et la perfidie de ses compatriotes » (XII, 16, 12) et qui a su désigner un successeur, Perdiccas, avant d’expirer (XII, 15, 12-13). Entre-temps, le vieil empire perse sera passé en d’autres mains en vertu de la translatio imperii chère à Trogue Pompée. Et l’on peut probablement affirmer que ce dernier songeait parfois, en écrivant sur Alexandre, à César[8].
Par la suite, il est certain que Justin, moins soucieux que Trogue Pompée de transmettre une histoire complète du monde grec, réduit beaucoup le texte de son modèle (GZ, p. 187). Les livres XIII à XVII ont pour sujet la tumultueuse et belliqueuse saga des Diadoques jusqu’à la bataille de Corupedium en 281 (victoire de Séleucos sur Lysimaque). Hiéronymos de Cardia et Douris de Samos sont les sources principales de ce récit et de l’ensemble de l’histoire des Diadoques. On relèvera quelques morceaux de bravoure : la digression rapportant la fondation de Cyrène (XIII, 7), la belle histoire de l’accession au trône de l’Indien Sandrocottos (= Chandragupta), protégé par un lion puis par un éléphant, qui fondera l’empire maurya (XV, 4, 13-22), le long et précieux développement sur Cléarque, tyran d’Héraclée Pontique de 364 à 352, Justin étant notre source la plus détaillée sur ce démagogue odieux et cruel, qui finit assassiné (XVI, 4-5).
L’installation au pouvoir de Pyrrhus en Épire, son expédition en Italie et son passage en Sicile sont rapportés sommairement et de manière disséminée aux livres XVII, XVIII et XXIII. Brusquement, au chapitre 3 du livre XVIII, le regard de Justin se tourne vers Carthage, dont il rapporte longuement l’histoire archaïque : sa fondation par des gens de Tyr, en Phénicie, sous la conduite de la princesse Élissa, son expansion vers la Sicile (XVIII), vers la Sardaigne, l’action de ses généraux Magon, Hamilcar, Himilcon (XIX). La source, jusqu’au livre XXIII, est Timée de Tauromenium, et le témoignage de Justin sur l’histoire de Tyr est très précieux parce qu’il est unique (XVIII, 3-4). Le livre XX ouvre la section concernant les tyrans de Sicile, du moins à partir de Denys l’Ancien. Justin est peu inspiré par le grand dynaste syracusain, dont il n’évoque ni la prise de pouvoir, ni les premières campagnes ; ses guerres en Italie du Sud sont l’occasion d’une digression au sujet des conflits entre cités de Grande Grèce (XX, 2-3), puis d’une digression dans la digression sur la vie de l’admirable Pythagore, Samien, Crotoniate d’adoption, mort à Métaponte « où l’on fit un temple de sa demeure » (4, 18). En revanche, des livres XXI à XXIII, Justin prend à bras-le-corps la thématique de la tyrannie, oubliant même d’évoquer une figure aussi vertueuse que celle de Timoléon. Car Denys le Jeune torture, tue, vole, viole, finissant son existence à Corinthe comme maître d’école au coin d’une rue (XXI, 5, 4-8). Le livre XXII et une partie du livre XXIII constituent un très riche témoignage sur le tyran de Syracuse Agathocle, qui porta la guerre en Afrique et finit par dominer toute la Sicile. Justin suit ce personnage hors norme depuis sa naissance vers 360 jusqu’à sa mort, de maladie, en 289, le tableau s’achevant par les adieux pathétiques de son épouse renvoyée par sécurité avec ses enfants vers son Égypte natale. Assurément, cette importante « phénoménologie de la tyrannie », comme l’écrit si justement GZ, placée « au cœur de l’Abrégé » (p. 234), fait définitivement de Justin un historien qu’il faut lire avec plaisir et analyser avec sérieux. Voilà à quoi invite le travail critique mené à bien par Bernard Mineo et Giuseppe Zecchini.
Bernard Eck, Université Grenoble Alpes
[1]. REA 119, 2017, p. 369- 371 (B. Eck).
[2]. Ainsi, pour les livres XI et XII, on lira les pages 147-148, pour le livre XIII les pages 186-188, pour le livre XIV la page 196 etc.
[3]. Notice du tome I, p. LXV pour les sources des livres XI-XXIII et p. LXVIII pour leur contenu.
[4]. Par ex. p. 147 ; 170 ; 187 ; 202 etc.
[5]. Voir par ex. p. 32, n. 4, et p. 175, n. 95 (assassinat de Clitos le Noir).
[6]. Voir, à propos d’une comparaison entre un passage de Justin et Diodore XVII, 2, 1, le commentaire de BM, p. 2, n. 5, et celui, complètement à l’opposé (et juste), de GZ, p. 150, n. 9. Voir aussi p. 7, n. 10 : en 335, Alexandre exige des Athéniens qu’ils lui livrent une dizaine d’opposants, et les Athéniens obtempèrent en bannissant des duces qui rejoignent aussitôt l’état-major de Darius ; en réalité, d’après les autres sources, seul Charidème est banni, et BM voit dans le pluriel duces employé par Justin une simple « valeur rhétorique » ; mais, comme deux autres stratèges, Éphialte et Thrasybule, rejoignent Darius de leur plein gré (Diod. XVII, 25, 6 et GZ p. 154, n. 20), le pluriel duces peut être diversement interprété.
[7]. Voir CR du tome I, REA 119, 2017, p. 369‑371.
[8]. Selon GZ, qui multiplie dans ses Notes les références à Rome, « Trogue Pompée était influencé par l’histoire de son temps » (p. 161, n. 41). Toutefois, ce qui, à mes yeux, n’est qu’une hypothèse difficile à vérifier, est pour GZ une certitude, au point que le savant estime, dans le fond, que Trogue Pompée – filtré, ne l’oublions pas, par Justin – relate le passé en se laissant guider par le présent. GZ écrit en effet ceci : « Trogue Pompée avait interprété les vicissitudes d’Alexandre à la lumière des vicissitudes de César : le parallèle s’imposait de façon presque banale. Cohérent avec lui-même, il poursuit son récit, en lisant l’histoire des Diadoques à la lumière des vicissitudes romaines après le césaricide » (p. 187). Un tel point de vue n’est pas sans conséquence, me semble-t-il. Car, finalement, en faisant de Trogue Pompée un auteur peut-être plus intéressé par le temps présent que par les temps anciens, GZ laisse entendre, sans doute malgré lui, que Trogue Pompée/Justin, par son approche du passé systématiquement biaisée, ne fait pas figure de véritable historien.