En 1996, l’École française d’Athènes a lancé un programme de recherche sur L’artisanat en Grèce de l’époque archaïque à l’époque byzantine (EA 470), dont la coordination a été assurée par l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 et la Maison de l’Orient méditerranéen Jean Pouilloux – Lyon 2. Les responsables du programme, Francine Blondé et Arthur Muller, organisèrent plusieurs colloques afin de donner l’occasion aux chercheurs d’échanger autour de la question de l’artisanat antique. L’idée était de présenter les nouvelles données fournies par l’archéologie et de les confronter aux différents corpus de sources documentaires (textes littéraires, documents épigraphiques et sources iconographiques). Le premier colloque portait sur les artisans et les ateliers, tandis que le second abordait les productions et la diffusion des produits manufacturés[1].
Le présent ouvrage est un recueil de vingt contributions rédigées en français et en anglais par les participants au troisième colloque organisé à Athènes en octobre 2007. Ce volume propose une approche de l’artisanat sous l’angle des filières de la production. Les contributions ont été réparties autour de quatre axes thématiques : approches topographiques (p. 15-72), corderie, vannerie et textile (p. 75-186), métallurgie (p. 187-297), verre et alun (p. 297-418). Plusieurs commentaires s’imposent. D’une part, cette division par filières, ou bien par matériaux, ne prend pas nécessairement en compte la diversité des matériaux impliqués dans les chaînes de production. D’autre part, certains matériaux ne sont pas abordés comme le bois ou bien le cuir. L’argile, dont les productions sont les mieux connues de l’Antiquité, a été délibérément écartée des discussions.
L’un des points forts de cet ouvrage est d’avoir réuni des chercheurs de différentes disciplines (historiens, archéologues, numismates et philologues) afin de stimuler une approche transversale. Les études de cas proviennent d’espaces géographiques (Grèce, Gaule, Levant) et d’horizons chronologiques variés (de l’Âge du Bronze au XVIIIe siècle). La permanence des gestes techniques et les transferts culturels entre les diverses régions du monde antique expliquent l’importance d’ancrer nos réflexions sur l’artisanat dans la longue durée et dans des espaces culturels divers.
Il n’était guère envisageable ici de rendre compte in extenso de chacune des contributions en dépit de leur grand intérêt scientifique. Nous nous contenterons de donner un bref aperçu de ces travaux. La première partie de ce volume est consacrée à une approche topographique qui s’inscrit parfaitement dans l’historiographie récente. Au cours de ces dernières décennies, cet axe de la recherche a considérablement progressé grâce notamment à la multiplication des fouilles en archéologie préventive, non seulement en contexte urbain, mais aussi dans les zones rurales. Les contributions de Giorgos M. Sanidas et d’Alain Ferdière offrent un regard croisé de l’artisanat en Grèce ancienne et en Gaule romaine. Giorgos M. Sanidas se penche sur la localisation des ateliers de textile et de métallurgie en Grèce (p. 15-30). L’auteur connaît non seulement très bien les divers débats théoriques concernant l’artisanat antique, mais il a aussi une excellente connaissance des données de terrain et des sources philologiques. Depuis la tenue de ce colloque, l’auteur a fait paraître deux beaux volumes sur la question[2]. De son côté, Alain Ferdière revient sur l’organisation de l’artisanat en Gaule romaine, dont il dresse un état de la question tout en reprenant des points de méthodologie (p. 31-74). Il tente également de mettre en avant les spécificités des provinces occidentales de l’Empire romain. Ces deux contributions abordent les interactions entre les unités de production, les espaces de vente et l’habitat. Ils font également le point sur les liens entre les espaces de production et la ville antique au sens large, incluant le noyau urbain et l’espace rural. Les auteurs reviennent aussi sur des questions de terminologie. Les notions de spécialisation et de polyvalence des producteurs et/ou des espaces de production y sont largement discutées. Ces notions sont importantes puisqu’elles permettent non seulement d’accroître la qualité du produit, mais aussi, faut-il l’ajouter, d’augmenter la quantité produite comme le soulignent les sources écrites. La documentation archéologique n’apporte cependant pas de réponses à toutes nos questions, notamment sur le statut social des producteurs ou sur les chaînes de production, qui restent encore assez mal connues.
Au cours de ces dernières années, les études concernant les matériaux organiques ont connu un véritable renouveau grâce à l’amélioration des moyens d’analyse dans les laboratoires, mais surtout grâce à une meilleure exploitation des contextes archéologique et à une compréhension approfondie des vestiges. Les fouilles subaquatiques ont été ainsi multipliées. Carmen Alfaro revient sur les trouvailles effectuées dans l’épave grecque mise au jour à Cala Sant Vicenç (Majorque), dans laquelle ont été découverts des restes de cordes destinées à maintenir les bardages entre eux, ainsi que des corbeilles ou bien encore un casque avec un rembourrage en osier (p. 75-100). Certains vases conservent parfois des empreintes de vannerie sur lesquelles ils étaient posés durant le séchage. Ces empreintes permettent d’identifier les techniques de fabrication utilisées. La prise en considération de ces traces a permis d’approfondir nos connaissances sur la production des textiles. Des restes de textiles ont été par ailleurs conservés grâce aux produits de la corrosion des objets en alliage à base cuivre (vases, armes). Christophe Moulherat et Youlie Spantidaki ( ) ont ainsi rassemblé des échantillons provenant de contextes funéraires depuis le début des années 2000 (p. 119-143). Grâce à une intense collaboration entre musées, laboratoires et archéologues, ils ont pu examiner ces échantillons et mettre en évidence les techniques employées. Afin de mieux comprendre les chaînes de production, il est important d’étudier les outils employés par les producteurs, comme les pesons ou bien les fusaïoles, qui ont été trouvés en grand nombre dans les fouilles, et de les mettre en relation avec les différentes catégories de textiles. C’est sur ce point que reviennent les contributions de Valérie Marion (p. 145-156) et de Marie-Louise Nosch (p. 157-170). D’un côté, Valérie Marion a rassemblé un important corpus de pesons provenant des colonies grecques de la côte thrace. De l’autre, Marie-Louise Nosch présente une base de données mise au point par le Centre de recherche sur le textile de l’Université de Copenhague. Cette base de données rassemble plus de 10 000 outils destinés au travail du textile et provenant de 30 sites de l’Âge du Bronze. Le but est d’établir des liens entre les outils et les objets finis afin d’évaluer les paramètres de la production et à terme chercher à reproduire les résultats. Deux autres contributions viennent enrichir ce tableau consacré à la production textile. D’une part, Marion Muller-Dufeu évoque l’art du tissage par le biais des sources philologiques et des images (vases, peintures murales) (p. 101-118). Activité domestique réservée aux femmes, le tissage peut être parfois pratiqué par les hommes. Ce fut par exemple le cas d’Akésas et de son fils Hélicon, tous deux originaires de Chypre, qui produisirent un manteau porté plus tard par Alexandre le Grand. Les sources philologiques montrent par ailleurs que cette activité quotidienne pouvait être élevée au rang d’art véritable. De son côté, Marie-Laure Portal évoque la production des soieries occidentales produites à Lyon et destinées au Levant aux XVIIIe et XIXe siècles (p. 171-183). Bien que les archives aient été conservées en grand nombre, certaines questions relatives à la conception, la production ou bien aux caractéristiques techniques des tissus restent sans réponse. Seule une approche archéologique permet parfois de combler ces lacunes.
La troisième partie du livre est consacrée à la métallurgie qui est un domaine stratégique et une activité économique primordiale dans l’Antiquité. Deux études de cas abordent le travail métallurgique en Grèce. Valérie Pichot dresse un bilan des recherches consacrées à l’activité minière et métallurgique sur l’île de Thasos (p. 187-206), tandis que Polyxeni Adam-Veleni présente un catalogue des objets, principalement en fer, mis au jour par les archéologues à Pétrès en Macédoine occidentale à l’époque hellénistique (p. 253-268). Le travail du fer reste encore très mal connu en Grèce, tandis que les recherches ont considérablement progressé dans les provinces de l’Empire romain comme le rappelle Michel Mangin, qui fut lui-même un acteur important dans le développement des études sur la sidérurgie antique (p. 287-293). Il livre ici un très bref bilan de plus de 40 années de travaux sur la sidérurgie dans l’Est des Gaules.
Bien que la monnaie joue un rôle important dans l’Antiquité, nous connaissons fort peu de choses sur sa chaîne de production qui nécessite des installations légères et emploie une technique simple et rapide à mettre en place. En outre, le caractère éphémère des ateliers explique les difficultés à les mettre en évidence lors des fouilles archéologiques. À cela s’ajoute la rareté des découvertes de coins authentiques et les lacunes des sources écrites qui ne permettent pas de reconstituer la chaîne opératoire. Olivier Picard aborde ainsi la question des ateliers monétaires dans les cités grecques (p. 207-224), tandis que Thomas Faucher présente les techniques de fabrication des monnaies sous l’angle de l’expérimentation (p. 225-238).
De son côté, Virginie Mathé examine la question des métaux mentionnés dans les comptes de construction de Delphes et d’Épidaure (p. 239-252). L’architecture scellée est un domaine en Grèce qui requiert d’importantes quantités de métal. L’auteur souligne les limites de sa documentation qui ne livre pas de renseignements sur les circuits de commercialisation, ni sur les chaînes de production. Les comptes de construction indiquent en effet seulement ce qui a été acheté. Il faut peut-être ici préciser que de nombreux éléments métalliques employés dans la construction ont bien été retrouvés lors des fouilles, mais restent souvent délaissés dans les dépôts. Bien que l’architecture scellée ait eu un véritable besoin de métal, les métaux ne constituent pas pour autant le poste le plus important des dépenses (p. 251).
Une dernière contribution revient sur les croyances des artisans du métal. Dans les années 1960 et 1970, cette question avait été enrichie par les études en ethnoarchéologie, qui avaient eu cependant le défaut de coller une réalité assez bien connue sur une réalité moins bien connue et surtout culturellement très différente. La force de la contribution d’Anne-Catherine Gillis est de revenir aux sources grecques elles-mêmes (documents iconographiques, vestiges archéologiques et sources philologiques) (p. 269-286). La piété des artisans jouait un rôle important dans leur quotidien comme semble le montrer la présence d’un espace cultuel à proximité de leur espace de travail.
La dernière partie de l’ouvrage est principalement consacrée à la production du verre qui est restée pendant longtemps assez mal connue, notamment aux époques archaïque et classique, comme l’évoque Despina Ignatiadou (p. 297-318). Elle dresse un bilan des recherches actuelles qui ont permis de mettre en évidence plusieurs ateliers. Les plus importants connus à ce jour ont été identifiés en Macédoine et à Rhodes, mais de nouveaux ateliers sont régulièrement mis au jour. Il en est ainsi de cette spectaculaire découverte d’un atelier de verrier à Délos que présentent Mathilde Douthe et Cécile Durvye (p. 319-342). Plus de 6000 fragments ont été mis au jour dans un oikos du sanctuaire d’Aphrodite de Stèsiléôs. L’atelier semble avoir été spécialisé dans la fabrication des perles comme le montre l’étude statistique de ces minuscules vestiges. Cette étude de cas est exemplaire puisqu’elle revient sur une question d’ordre méthodologique : l’inventaire systématique des vestiges, infimes soient-ils, a permis de mettre en évidence la présence d’un atelier.
Les contributions suivantes portent sur la production du verre en contexte égéen et sur les transferts techniques dans l’Antiquité. Marie-Dominique Nenna dresse un tableau détaillé du mobilier en verre découvert dans des contextes domestiques et funéraires du monde égéen à l’époque du Haut-Empire, c’est-à-dire entre la fin du Ier s. av. J.-C. et le début du IIe s. ap. J.-C. (p. 343-364). L’auteur s’interroge sur l’apparition du verre soufflé dans le monde égéen qui, de par sa position géographique, est ouvert aux diverses influences venues non seulement de l’Orient, mais aussi de l’Occident, où se situe un artisanat verrier très dynamique à cette époque. Anastassiois C. Antonaras s’intéresse, quant à lui, à la production du verre à Thessalonique dans l’Antiquité tardive. Le port a joué un rôle essentiel dans la distribution des objets en verre entre le Proche-Orient et les Balkans. Les produits d’importation servaient alors de modèles à une production locale, dont certains ateliers ont d’ailleurs été récemment mis au jour.
La dernière contribution porte sur les alunières de Sapès en Macédoine orientale (p. 391-418). En 2005, Maurice Picon avait co-dirigé avec Philippe Borgard et Jean-Pierre Brun une belle publication sur l’alun en Méditerranée[3]. Cette contribution permet de revenir sur les travaux qui étaient alors en cours en 2005, mais aussi de faire un état de la question. Cet article est également l’occasion de rendre hommage au chercheur infatigable que fut Maurice Picon, l’un des pionniers de l’archéométrie. Il a conduit un grand nombre de travaux sur la céramique, le verre et l’alun, qui ont renouvelé nos connaissances, et s’est intéressé à l’histoire des techniques, mais aussi à l’histoire économique et à l’ethnoarchéologie.
Parvenu au terme de cet ouvrage, il est possible de formuler plusieurs remarques. Tout d’abord, la présence d’une conclusion générale rédigée en anglais aurait donné une audience plus large à ce volume. Il manque ensuite une synthèse finale à l’ouvrage qui aurait permis de dresser un bilan provisoire et de montrer les pistes à suivre. Il reste également une synthèse à rédiger portant sur l’ensemble de ces trois rencontres qui ont été d’un grand intérêt scientifique. Ce colloque était censé clore le programme de recherche consacré à la question de l’artisanat antique, mais ce ne fut pas le cas. Enfin, même si la publication de ces actes de colloque a pris plus de temps que ce qui avait été envisagé, les études de cas présentées ici ne sont pas pour autant dépassées. Elles abordent des questions de méthodologie qui restent bien sûr d’actualité. Ces quelques observations ne doivent pas masquer la grande qualité scientifique des contributions livrées ici par leurs auteurs. Le lecteur aura cependant l’impression qu’il reste encore tant à faire. Les spécialistes de l’artisanat travaillent en effet sur une masse documentaire éparse, lacunaire et très hétérogène qui demande beaucoup d’imagination, mais aussi de temps et de moyens qui font malheureusement défaut à la recherche. Au terme de ces rencontres, il se dégage d’ores et déjà une image de l’artisanat grec bien plus contrastée et plus complexe que ne le laissaient envisager les travaux de nos prédécesseurs. Par ailleurs, la remise en question de la méthodologie et de la terminologie de l’artisanat antique montre de nouveaux champs d’exploration pour la recherche. Il est enfin ici important non seulement de saluer les efforts remarquables fournis par l’École française d’Athènes et les institutions partenaires pour la conduite de projets de recherche novateurs sur la question de l’artisanat antique, mais aussi de remercier les responsables de ce projet qui, vingt après ses débuts, reste une belle contribution à l’avancée de nos connaissances sur le monde grec antique.
Isabelle Warin, ETH Zürich – Institut für Denkmalpflege und Bauforschung
Publié en ligne le 05 février 2018
[1] L’artisanat en Grèce ancienne. Les artisans, les ateliers, Actes du XXe Colloque international de HALMA – Lille 3, Lille, déc. 1997, Fr. Blondé, A. Muller éds., Topoi 8, 1998, p. 545-845 ; Fr. Blondé, A. Muller éds., L’artisanat en Grèce ancienne. Les productions, les diffusions, Actes du Colloque de Lyon (10-11/12/1998), Lille 2000.
[2] G. M. Sanidas, La production artisanale en Grèce, une approche spatiale et topographique (VIIe-Ier s. av. J.-C.), Paris 2013, et avec A. Esposito dir., « Quartiers » artisanaux en Grèce ancienne, une approche méditerranéenne, Villeneuve d’Ascq 2012.
[3] Philippe Borgard, Jean-Pierre Brun, Maurice Picon (dir.), L’alun de Méditerranée, Naples, 2005.