Faire se rencontrer et se confronter plusieurs spécialistes du théâtre de Sénèque et offrir un panorama des opinions parfois divergentes sur ses tragédies, tel était l’objectif de la table ronde organisée par Jean‑Pierre Aygon et Brigitte Le Guen en mars 2012, dont les actes sont publiés dans le numéro 95 (2014) de la revue Pallas. L’ouvrage se présente ainsi comme un tour d’horizon bibliographique très international (seuls deux auteurs sont français, et côtoient des chercheurs venus d’Italie, d’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis) destiné à permettre au lecteur de comprendre les méthodes et démarches de chacun, de les confronter pour voir se dégager différences et convergences. Une excellente idée, celle d’un livre-outil pouvant servir au chercheur débutant à se repérer puis à prendre position dans le paysage des spécialistes de Sénèque. Cet objectif bibliographique, assez original, aurait été encore plus efficacement atteint si l’ouvrage avait été doté d’une annexe concernant les auteurs : puisque presque tous ont publié, dans les dix dernières années, un ouvrage reconnu sur la scène internationale des spécialistes de Sénèque, une présentation bio-bibliographique de chacun d’entre eux, les situant dans le panorama critique, aurait permis au lecteur de mieux comprendre les tenants et les aboutissants d’articles qui ne se présentent pas comme des synthèses, mais comme des analyses précises d’une œuvre ou d’une question. Dans sa conclusion du volume, Marie-Hélène Garelli esquisse ces biographies et fournit les références aux ouvrages « phares » des auteurs ; on peut regretter que ces rappels n’aient pas été faits dès l’introduction (ou en guise de prolégomènes à chaque article) et de manière plus développée. L’objectif bibliographique de l’ouvrage n’en serait apparu que plus clairement. Sur le plan pratique également, on pourrait formuler un autre regret, dans un ouvrage par ailleurs très bien présenté et organisé : les résumés des articles proposés en fin de volume sont classés par ordre alphabétique d’auteur, et non dans l’ordre d’apparition des articles dans le volume, ce qui aurait rendu plus aisée leur utilisation.
L’introduction de J.-P. Aygon, qui a coordonné la publication de ces actes, présente l’histoire du projet qui fut celui de la table ronde initiale et résume très rapidement les interventions à l’origine des articles publiés, laissant le soin à M.-H. Garelli, dans sa conclusion, d’en exposer plus longuement les apports, en les mettant en perspective entre eux mais aussi avec l’histoire de la critique des tragédies de Sénèque, du XIXe siècle aux plus récentes recherches. L’introduction comme la conclusion mettent très clairement en avant les trois problématiques en jeu dans la critique des tragédies de Sénèque, et qui furent l’objet des débats de la table ronde : la possibilité de leur mise en scène (dans l’Antiquité mais aussi aujourd’hui), le rapport qu’elles entretiennent avec la philosophie stoïcienne développée par Sénèque dans ses œuvres en prose, et leur composition, souvent décriée par les chercheurs. Si ces trois questions parcourent l’ensemble du volume, celui-ci est divisé en trois parties qui développent chacune l’une de ces problématiques.
La première partie, qui comprend quatre articles, est ainsi consacrée à ce qui constitue l’une des plus anciennes « querelles » concernant les tragédies de Sénèque : ont-elles été écrites pour être jouées sur scène, ou seulement pour faire l’objet d’une lecture publique (recitatio) ? Mais, comme l’explique très clairement M.‑H. Garelli dans sa conclusion, cette question n’est posée que pour être déplacée, ou dépassée : née de jugements esthétiques sévères à l’égard de Sénèque, cette querelle est datée (Gregory Staley et Alessandro Schiesaro le rappellent l’un et l’autre dans leurs articles) ; elle appartient au XIXe siècle, et les chercheurs d’aujourd’hui doivent savoir fermer ce dossier pour ouvrir d’autres perspectives, tournées notamment vers des questions de performance, de représentation, de technique dramatique. C’est ce que font notamment J.-P. Aygon et Pascale Paré-Rey dans les deux premiers articles de ce volume : que les tragédies de Sénèque aient été jouées ou non importe peu, disent-ils plus ou moins explicitement ; ce qui compte, c’est qu’elles aient été écrites comme pour être jouées, c’est‑à-dire pour faire naître chez leur lecteur « une représentation imaginaire » (J.‑P. Aygon, p. 29). Les deux chercheurs français semblent ainsi reprendre, sans le dire, et en la déplaçant quelque peu, l’opinion exprimée par Florence Dupont dans Les monstres de Sénèque, qui n’est jamais citée ni discutée explicitement dans ce volume (quoiqu’il y soit fait à plusieurs reprises référence à cet ouvrage et à d’autres de Fl. Dupont sur Sénèque) : pour Fl. Dupont, peu importe que les tragédies de Sénèque aient été jouées ou non, l’essentiel étant qu’elles respectent les conventions du genre dramatique et tragique et répondent ainsi aux attentes générées par la connaissance de ces codes. Les conventions tragiques, si elles sont évoquées par J.-P. Aygon et P. Paré‑Rey, mais aussi par Christoph Kugelmeier, qui soutient une position a priori opposée à la leur, n’apparaissent jamais au cœur de leur argumentation. Par contre, malgré leurs apparentes divergences, tous trois adoptent un même point de vue, selon lequel le texte des tragédies, quand il était lu, devait permettre au lecteur d’imaginer un spectacle : ainsi, à la « représentation imaginaire » (p. 29) envisagée par J.-P. Aygon, répond l’idée que Sénèque appelle le public de recitatio à une visualisation intérieure (« inner visualisation », p. 73) de scènes qui ne pouvaient matériellement pas être représentées. On assiste ainsi, paradoxalement, à la réconciliation de deux approches a priori diamétralement opposées, celle des tenants du caractère « spectaculaire » des tragédies de Sénèque, et celle qui démontre l’impossibilité de spectacles tirés de ces tragédies. Car la réflexion des trois auteurs repose sur un même présupposé implicite : au théâtre, le texte est premier, et c’est lui qui fait surgir le spectacle. Dans cette optique, une performance s’avère effectivement superflue.
Pour autant, c’est bien à la dimension spectaculaire et/ou théâtrale des tragédies que s’intéressent J.-P. Aygon et P. Paré-Rey, dans deux articles complémentaires dans leurs démarches et leurs objets. Tandis que la seconde envisage l’ensemble du corpus tragique de Sénèque, J.‑P. Aygon se concentre sur l’enchaînement de deux scènes de l’Agamemnon : ce lieu de la pièce lui permet cependant d’aborder les trois problématiques du volume puisqu’il défend la théâtralité de ce passage, répond aux reproches d’incohérence qui lui ont été faits par des chercheurs qui critiquent la composition, selon eux maladroite, des tragédies de Sénèque, et le met en parallèle avec la conception stoïcienne des adfectus. J.‑P. Aygon s’intéresse en effet aux émotions que trahissent le corps, les paroles et les silences de Clytemnestre pour expliquer l’apparente contradiction entre son attitude face à sa nourrice, dans un débat où cette dernière prend le parti d’Agamemnon, et celle qu’elle adopte ensuite face à Égisthe, devant qui elle défend le choix d’un retour à la pietas conjugale. Grâce à une analyse très rigoureuse des indicia corporis de Clytemnestre, et à une confrontation avec les autres tragédies de Sénèque, J.‑P. Aygon montre que la nourrice a fait naître chez Clytemnestre un sentiment de peur qu’elle dissimule mal face à Égisthe ; le silence de la reine après son débat avec sa nourrice est lourd de sens (comme dans les autres tragédies, il marque une forme d’acquiescement, ou de défaite face à l’adversaire). Grâce à son analyse détaillée du passage d’une scène à l’autre, et à son commentaire (plus rapide) du fonctionnement dramaturgique du dialogue entre Clytemnestre et Égisthe, J.-P. Aygon fait la part belle à la théâtralité du texte de Sénèque, tout en mettant en lumière sa parfaite cohérence dramatique : les silences ne sont pas des vides du texte mais prennent sens dans le spectacle, de même que les personnages silencieux ne cessent pas d’être présents. Une telle analyse montre bien que les tragédies de Sénèque ne peuvent être lues indépendamment du contexte (ne serait-ce que fictif, ou virtuel) d’une performance scénique. On pourra seulement regretter qu’il n’ait fait qu’esquisser dans sa conclusion les liens entre ce qu’il a observé à propos de Clytemnestre, et ce qu’il appelle « la psychologie stoïcienne ». On appréciera par contre les différents renvois internes qu’il fait aux autres articles du volume : associés à la triple problématique qui est celle de son article, ils font de celui-ci une bonne entrée en matière dans le volume, en même temps que l’exposé clair d’une méthode d’analyse rigoureuse, reposant sur la confrontation entre les tragédies et sur ce que le texte dit de l’attitude des personnages (ou du jeu des acteurs sur scène).
Comme J.-P. Aygon, P. Paré-Rey associe analyse de la composition dramatique et prise en compte de la dimension spectaculaire du théâtre de Sénèque. Mais elle entend répondre à une question plus ambitieuse : les tragédies de Sénèque sont-elles spectaculaires ? Après avoir défini ce que n’est pas sa problématique (les tragédies de Sénèque ont-elles été jouées ? sont‑elles représentables ?), évacuant ainsi les vieilles querelles, et ce que n’est pas le spectaculaire (il ne faut pas le confondre avec ce qui est théâtral ou scénique), elle tente de donner une définition de la notion complexe de « spectaculaire », sans trancher explicitement entre deux conceptions du théâtre – celle qui donne la primauté au texte, et celle qui offre une place à l’opsis et au jeu – et donc entre deux définitions du spectaculaire : celle d’un effet sensationnel et saisissant (produit par le texte aussi bien que par le spectacle), ou celle d’une dimension visuelle et auditive de la performance. Elle y ajoute une troisième définition, plus métathéâtrale : le spectaculaire pourrait être ce qui sollicite le public en lui rappelant qu’il assiste à un spectacle, et crée ainsi une connivence entre la scène et les gradins. Mais les exemples qu’elle donne de ce lien entre le public et les acteurs (connivence liée à des connaissances partagées face à l’ignorance d’autres personnages ; personnage mis en position d’être spectateur et donc miroir du public) sont essentiellement des effets de dramaturgie que l’on déduit du texte, qui reste pour nous la seule source possible et devient pour P. Paré-Rey le premier critère d’analyse. Et de fait, même si elle s’intéresse au « spectaculaire sensible » (p. 36) présent dans les tragédies de Sénèque, ce n’est pas le spectateur que P. Paré-Rey met au centre de son analyse (comme l’y invitait une intéressante citation de Patrice Pavis, qui relativise la notion de spectaculaire en l’associant à son contexte historique et à sa réception – citation qu’elle aurait pu exploiter davantage). En choisissant de repérer les effets spectaculaires dans la composition des tragédies (terme pris dans son sens le plus flou, allant de la composition d’un mot à celle de la tragédie, en passant par celle du vers ou de la scène), P. Paré-Rey s’intéresse au texte avant toute chose : ainsi, elle analyse comme « visuelles » (p. 37) des scènes où sont développées de longues descriptions (de lieux ou d’événements situés hors-scène) voire des récits, ou encore des comparaisons ou métaphores ; et peu importe que ces éléments identifiés comme visuels soient effectivement représentés sur scène, puisque les mots suffisent « pour que le langage fasse surgir cette réalité » (p. 37). Si elle souligne l’importance de l’alternance entre canticum et diuerbium et analyse bien ses effets auditifs parfois frappants pour le spectateur, P. Paré-Rey semble mettre sur le même plan cet élément conventionnel de la tragédie, et des effets stylistiques de composition du vers qui pourraient tout à fait se retrouver dans la poésie épique ou lyrique. Car ce qui intéresse avant tout P. Paré-Rey dans les tragédies de Sénèque, c’est le spectacle qu’elles offrent « pour l’esprit » (p. 42) : elle reprend alors des analyses de Fl. Dupont et de Jacqueline Dangel sur la composition des tragédies de Sénèque, avant d’analyser divers prologues qu’elle juge spectaculaires en vertu des différents critères qu’elle a développés, et ce indépendamment de toute performance ; car les scènes qu’elle juge spectaculaires « ne flattent pas uniquement les sens, mais sont signifiantes dans des compositions de l’esprit parlant à l’esprit » (p. 55). Ainsi, très paradoxalement, c’est en ayant recours à des moyens textuels que P. Paré-Rey défend la spectacularité du théâtre de Sénèque, revenant in fine, comme J.-P. Aygon d’ailleurs, à une dimension intellectuelle, voire philosophique du texte tragique.
Ce paradoxe se trouve inversé dans l’article de C. Kugelmeier, puisque c’est en s’intéressant à la matérialité des spectacles antiques, et en s’appuyant sur des sources archéologiques, qu’il entend démontrer que les tragédies de Sénèque n’ont pas pu être jouées dans les théâtres d’époque impériale. Ces derniers se caractérisent en effet par le développement de la frons scaenae, qui devient un monument à part entière, impressionnant (spectaculaire) de hauteur, d’ornement, chargé de statues toujours plus nombreuses représentant l’empereur et sa famille. Cette évolution aurait rendu impossible l’utilisation de panneaux peints amovibles (pinakes) censés permettre de signaler les changements de lieu. Or les Phéniciennes, par exemple, imposent de nombreux changements de décor ; ceux-ci, qui pouvaient être représentés dans les théâtres provisoires de l’époque Républicaine, ne peuvent plus l’être à l’époque impériale : conclusion qui suppose qu’un changement de lieu implique nécessairement un changement de décor, et que la scène représente le lieu où se passe l’action qui y est jouée. C’est le même présupposé d’une scène représentant de manière réaliste, ou vraisemblable, un lieu précis et l’action qui s’y déroule, qui mène C. Kugelmeier à considérer la mise en scène du finale de Médée comme inconcevable (« inconceivable », p. 72) : peut‑être pourrait‑on envisager que le spectateur, qui connaît par l’iconographie et par sa lecture des tragédies grecques l’envol final de Médée, n’a pas besoin de le voir représenté sous ses yeux, la description par les autres personnages des gestes et attitudes de Médée suffisant à produire un effet spectaculaire. Il semble que C. Kugelmeier hérite de la prévention aristotélicienne contre l’opsis, puisqu’il paraît estimer que l’emploi de machines ou de tout autre effet visuel spectaculaire détournerait le public des effets verbaux, mieux sentis par un auditeur (voir notamment p. 73, note 74) qui ferait appel à son imagination. Il semble pourtant paradoxal que les Romains aient construit des théâtres aussi spectaculaires (puisqu’ils offrent le spectacle de la famille impériale) pour des spectacles où tout effet visuel spectaculaire serait impossible.
L’article de C. Kugelmeier trouve son pendant dans celui de Christian Klees, qui s’appuie sur l’expérience qu’il a faite d’une mise en scène de Phèdre pour démontrer que les tragédies de Sénèque ont été écrites pour être lues, et ne sont pas jouables en l’état. Il argue notamment que les choix de mise en scène ne peuvent se déduire du texte – ce qui n’est pas si surprenant pour un théâtre éminemment conventionnel.
La seconde partie du volume est consacrée aux rapports entre les œuvres tragiques et philosophiques de Sénèque, chacun des trois auteurs évoquant de manière plus ou moins approfondie un point de contact précis. Giancarlo Mazzoli analyse ainsi chez Sénèque une vision tragique et chaotique du monde qui apparaît tant dans son œuvre philosophique que dans ses tragédies ; ces dernières mettent en scène un « antisystème du mal » (p. 104) qu’elles contribuent à abattre avant qu’il soit possible de construire l’édifice moral stoïcien, dont elles sont le miroir renversé.
G. Staley établit lui aussi des points de contact entre les deux pans de l’œuvre de Sénèque, tout en partant d’une apparente contradiction : alors qu’en tant que philosophe Sénèque s’intéresse à l’introspection et à la connaissance de soi, il ne reprend pas, dans son Œdipe, ce thème pourtant présent dans son modèle sophocléen. Dans un article riche et fouillé, il essaye de comprendre pourquoi, et montre comment Sénèque a adapté la tragédie d’Œdipe à la culture romaine : Œdipe est, chez Sénèque, le spectateur de la révélation d’une vérité qu’il soupçonne déjà – et en tant que tel, il peut être analysé avec les méthodes de la psychanalyse, ce que fait G. Staley en utilisant non la célèbre théorie du complexe d’Œdipe, mais la lecture que Freud a donnée de la catabase dans l’Énéide. Œdipe se présente en effet comme un anti-Énée et Tirésias prend chez Sénèque le rôle d’un analyste qui explore et interprète son subconscient (« under-self », p. 117). Si cette analyse psychanalytique du texte de l’Œdipe de Sénèque, qui s’écarte de l’analyse traditionnelle du mythe lui-même et donne une place importante à la figure de Tirésias et à la dimension spectaculaire des monstra qu’il révèle (entrailles, monstres de l’au-delà, et, in fine, Œdipe lui-même), est construite et intéressante, on peut regretter qu’elle ne s’appuie pas systématiquement sur le texte de Sénèque (y est-il fait référence à une connaissance inconsciente, réprimée, de la vérité ?), mais plutôt sur des parallèles avec Virgile tel qu’il est analysé par Freud. Si Œdipe, chez Sénèque, connaît déjà la vérité, c’est aussi que son histoire est déjà connue de tous, notamment grâce à Sophocle : comme G. Staley le note lui-même (p. 111), les héros de Sénèque ont conscience de leur destin tragique, une connaissance de soi métatragique que soulignent plusieurs des auteurs de ce volume.
Cette image de soi que le héros hérite de la tradition mythologique et tragique est au cœur de l’analyse que Gottfried Mader offre d’un motif récurrent de la tragédie de Sénèque et qu’il nomme « counter-volition ». L’identifiant d’abord comme le principe de fonctionnement d’une scène conventionnelle, celle où le personnage se trouve bloqué face à un choix impossible et finalement forcé à choisir ce qu’il ne veut pas (akrasia, ou action involontaire), G. Mader tente d’en repérer les éléments constitutifs dans un commentaire intéressant de la scène qui oppose, dans Hercule furieux, le héros, décidé à mourir, et son père et son ami Thésée, qui réussissent à le convaincre de vivre. C’est l’image qu’Hercule a de lui-même, image associée à son nom, qui le force à rester en vie malgré lui. G. Mader repère ensuite le même fonctionnement dans d’autres scènes puis pièces, transformant progressivement son objet en une grille pour analyser des tragédies entières, notamment Médée, Phèdre et Thyeste – alors même qu’il semble évident au lecteur que cette grille n’est pas parfaitement opérante pour Thyeste, la tragédie présentant une variation (parce que Thyeste est un héros tragique passif ?) que G. Mader aurait eu profit à commenter et à expliquer. S’il livre des analyses intéressantes des scènes qu’il commente, et notamment du rôle important du nom propre dans le processus de création d’une image de soi, G. Mader oriente son article à l’aide de notions de la psychologie moderne et décrit ces scènes comme des moments d’introspection et de conflits intérieurs, où la crise d’identité et de volonté se combine avec une lutte contre des pulsions. Il envisage alors le héros tragique comme un individu doué d’une intériorité, d’un self, idée qui peut sembler en contradiction avec le caractère éminemment conventionnel de l’identité héroïque, héritée du mythe. G. Mader ne prend pas en compte les études qui ont mis en avant les limites historiques de la définition moderne de la personne, qui combine les notions d’intériorité, d’autonomie, de cohérence et d’individualité – une définition qui est probablement née au xviie siècle et qui ne peut s’appliquer à l’Antiquité. Timothy J. Reiss a notamment confronté la notion moderne de volonté (Will) avec les textes des philosophes de l’Antiquité, la première ne pouvant, selon lui, s’appliquer aux seconds : « Will, intention and the unconscious (…) are products of particular sociohistorical organization – along with others ‘affections’ » (p. 118), et ne peuvent être considérés comme des données permanentes et universelles d’analyse de l’identité individuelle, dont la conception varie selon les époques et les cultures. On peut alors se demander si l’utilisation de la psychologie (comme de la psychanalyse) pour étudier les tragédies de Sénèque, même si elle permet des analyses très stimulantes, ne risque pas l’anachronisme, et ne doit pas se faire avec beaucoup de prudence.
La dernière partie du volume revient de manière plus précise sur les questions de composition déjà abordées dans les deux premiers articles. Oriana Mignacca a consacré sa thèse au système d’antithèses qui structure la Phèdre de Sénèque ; elle ne donne ici qu’un aperçu de ses analyses en commentant les références aux ancêtres et aux lignées de Phèdre et d’Hippolyte. Ce qui ne suffit pas pour offrir au lecteur une vue d’ensemble de la tragédie, ni pour justifier les prises de position initiales de l’auteur, qui rejoint J.-P. Aygon et P. Paré-Rey pour affirmer que les tragédies de Sénèque ont une composition rigoureuse et cohérente, et obéissent aux règles du genre dramatique.
C’est aussi à des questions de genre et de structure que s’intéresse A. Schiesaro dans le dernier article du volume, consacré plus précisément à l’Agamemnon : cette tragédie présente une structure inhabituelle, scindée en deux parties, la première centrée sur Clytemnestre, la seconde sur Cassandre. A. Schiesaro donne une cohérence à cette composition ainsi qu’à ses différents éléments : le récit central de la tempête qui s’abat sur les Argiens, par exemple, sert à la fois à créer une interruption et à introduire un nouveau point de vue, celui de Cassandre. En développant une comparaison, reprise ensuite par la prophétesse troyenne, entre Argos et Troie, ce récit introduit aussi une confrontation entre épopée et tragédie : cette dernière exploite le motif de la répétition et du perpétuel retour du passé (comme le montrent le prologue et la fin de l’Agamemnon, qui situent la pièce dans une série de mythes et de meurtres), en même temps que celui du renversement (les vainqueurs deviennent les vaincus, le meurtre d’Agamemnon répond à celui de Priam). Sérialité et circularité sont donc les principes d’organisation de la pièce, et s’opposent à la linéarité de l’épopée et notamment de l’Énéide, qui offre l’espoir d’un renouveau. Sénèque se confronte ainsi, en même temps qu’à ses modèles grecs tragiques, aux poètes épiques grecs et latins.
C’est en effet l’un des principaux apports communs aux différents articles de ce volume de souligner la dimension non seulement métathéâtrale mais aussi métalittéraire de ces tragédies, et notamment de leurs personnages, héros tragiques conscients de leur passé littéraire. Malgré l’intention première qui a présidé à sa rédaction, ce très riche volume relègue au second plan la partie philosophique de son projet : si le Sénèque philosophe est souvent présent de manière souterraine dans de nombreux articles, c’est surtout ici l’art consommé d’un Sénèque dramaturge qui occupe le devant de la scène.
Marion Faure-Ribreau