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L’édition la plus récente de la Géographie de Strabon est celle de Radt (2002-2011), tandis que sa dernière traduction intégrale en français remonte à Amédée Tardieu dans les années 1876-1890. Il est donc urgent de rééditer et de retraduire Strabon pour la CUF, vaste tâche à laquelle contribue P.-O. Leroy par l’édition, la traduction et l’annotation du livre XV.

La notice introductive, très claire et très détaillée (171 pages), permet au lecteur de replacer dans son contexte historique et scientifique l’oeuvre de Strabon.

Dans un premier temps, le livre XV est situé dans l’organisation générale de la Géographie : en décrivant l’Inde (chapitre 1), l’Ariane (chapitre 2) et la Perse (chapitre 3), Strabon poursuit au livre XV sa description de l’Asie transtaurique, déjà commencée au livre XIV par celle de la Lycie, de la Pamphylie et de la Cilicie. P.-O. L. explique ensuite p. VIII que Strabon se conforme aux sphragides d’Ératosthène pour esquisser les contours de l’Inde (un losange) et de l’Ariane (un quadrilatère), mais qu’il adopte une démarcation plus politique pour la Perse. P.‑O. L. aurait pu rappeler à ce propos que la visée rédactionnelle de Strabon est à la fois culturelle et politique : le géographe veut donner aux futurs cadres dirigeants de l’Empire romain une description complète de l’oikouménè, mais il considère que cette somme encyclopédique relève aussi de la culture philosophique, comme il le dit dès le premier chapitre du livre I de la Géographie : « Oui, c’est affaire de philosophe, si jamais science le fut, que la science géographique, objet de notre présente étude… D’ailleurs la multiplicité des connaissances, qui seule permet de mener à bien ce genre de travail, ne se trouve que chez un homme qui a l’habitude de considérer à la fois le divin et l’humain, dont la connaissance constitue, dit-on, la philosophie. » (I, 1, 1, traduction G. Aujac).

Après les remarques générales, P.-O. L. donne un plan-résumé des trois chapitres du livre XV. Ce plan très détaillé a le mérite de rapprocher les toponymes antiques des dénominations modernes : il indique par exemple que l’Arachosie correspond à la région de Kandahar. P.-O. L. a cependant omis de préciser à propos du Panjab (p. XI) que les cinq rivières décrites par Strabon, le Côphès (le Kabul Rud, affluent de la rive droite de l’Indus), l’Indus, l’Hydaspe (le Jhelum), l’Akésinès (la Chenab) et l’Hypanis (la Beas) ne correspondent que partiellement à la définition indienne du Panjab (la région des cinq rivières, à savoir l’amont de l’Indus et ses quatre affluents de la rive gauche) : le lecteur cherchera donc vainement chez Strabon l’affluent de l’Indus qu’Arrien appelle l’Hydraotès (la Ravi).

P.-O. L. aborde ensuite la difficile question de la datation du livre XV. Par des arguments convaincants, il montre que la date la plus tardive possible correspond aux premières années du règne de Tibère.

Dans la partie suivante, P.-O. L. étudie comment l’Inde et le monde iranien ont été perçus par l’ensemble de la tradition grecque. Au moment où Strabon entreprend la rédaction du chapitre 1, les Indika constituent presque un genre littéraire à part entière et le géographe choisit de rejeter partiellement cette tradition en refusant les données trop empreintes de merveilleux. Aux données mythographiques, il préfère les données scientifiques de Patrocle ou d’Ératosthène.

Pour la Perse, Strabon sait qu’il vient après les témoignages autoptiques d’Hérodote, de Ctésias et de Xénophon. Le géographe romain se veut donc cette fois le continuateur de la tradition grecque et sa partie sur la religion perse constitue une véritable actualisation d’Hérodote.

Après ce regard global sur les traditions grecques relatives au quart sud-est de l’oikouménè, P.-O. L. étudie plus en détail les sources de Strabon au livre XV. Il met en lumière la dette du géographe d’Amasée envers les historiens compagnons d’Alexandre Onésicrite, Néarque et Aristobule : Strabon les suit de si près qu’il nous donne souvent une image figée du monde indo-iranien, et que cette image ne correspond pas à ce qu’étaient l’Inde et la Perse à son époque.

À côté de cette documentation de première main, Strabon semble avoir utilisé aussi les fiches qui ont dû servir à la rédaction de ses Commentaires historiques : P.-O. L. montre de façon convaincante que l’usage de fiches de synthèse explique que l’on puisse trouver au livre XV la trace d’auteurs qui ne sont pas nommés explicitement par Strabon, par exemple Charès de Mytilène (p. LXXI).

P.-O. L. s’intéresse ensuite aux données géographiques et ethnographiques du livre XV. Il souligne notamment que le schêma de l’Inde (sa forme de losange qui lui est donnée par ses frontières naturelles) est en parfaite adéquation avec son climat. Il remarque d’autre part que Strabon témoigne un intérêt particulier pour la flore et la faune du monde indien, alors que le monde iranien est mieux connu des Grecs, et de ce fait moins intéressant à décrire.

Pour la géographie humaine, Strabon est pleinement conscient que ses sources, notamment Onésicrite et Mégasthène, avaient fait de l’Inde une utopie politique. Cette part d’idéalisation ne l’’empêche pas de considérer que les Indiens sont effectivement plus civilisés que d’autres barbares.

L’Ariane regroupe quant à elle des climats et des peuples fort divers. Aussi Strabon ne peut-il que faire quelques remarques éparses à propos de certains d’entre eux. En se fondant sur le périple de Néarque, il énumère d’abord trois peuples côtiers, les Arbies, les Orites et les Ichtyophages. Comme ils habitent un pays impropre à l’agriculture, les Ichtyophages sont condamnés à vivre dans des carcasses de baleines et à se nourrir exclusivement de poissons : c’est donc ici qu’apparaît le plus clairement le lien entre mode de vie et milieu naturel. P.-O. L. note cependant que Strabon ne suit pas aveuglément la théorie du déterminisme climatique établie par Poseidonios : les Ichtyophages importent du fer, ce qui prouve une certaine capacité à surmonter les contraintes écologiques.

Pour la Perse, Strabon donne un développement ethnographique plus suivi (3, 13-22). P.-O. L. l’analyse en le comparant à ceux d’autres auteurs grecs. Dans le domaine religieux, Strabon élimine les explications que donnait Hérodote et se veut avant tout descriptif et informatif. De fait, le géographe livre un témoignage autoptique de grande valeur sur certains rituels zoroastriens : il décrit avec beaucoup de réalisme les autels et les temples du feu.

Dans le domaine des institutions sociales, la classification strabonienne en cinq tribus est moins précise que celle d’Hérodote, qui faisait clairement la différence entre les tribus et les clans qui les constituaient.

En ce qui concerne la royauté achéménide, les informations de Strabon doivent beaucoup, là encore, aux historiens compagnons d’Alexandre et même à des clichés qui leur sont antérieurs : la richesse, la nonchalance et la cruauté des Grands Rois. Pour Strabon, l’archè des Grands Rois est à la fois une domination hégémonique et un espace impérial qu’il croit organisé autour de Suse. En se fondant sur les travaux de P. Briant, P.-O. L. rappelle que Suse n’était en réalité qu’une capitale parmi d’autres et que les souverains achéménides considéraient que c’était la Perse et non la Susiane qui occupait la place centrale de leur empire.

Strabon croit donc que c’est vers Suse et les capitales secondaires de l’empire que convergeaient les tributs souvent payés en nature. Cette représentation d’un « État-vampire » (p. CXXVIII) a souvent été reprise telle quelle par les Modernes. Mais P.-O. L. souligne qu’une telle représentation n’est aujourd’hui plus acceptable parce qu’on sait désormais que « l’Empire achéménide connut une véritable circulation des richesses, au sein d’un système fondé sur la redistribution. » (p. CXXVIII).

Strabon s’intéresse ensuite à la formation des jeunes Perses : sa description des institutions éducatives est plus précise que celle d’Hérodote et moins idéalisée que celle de Xénophon.

La description de la Perse s’achève par un bref tableau historique (3, 23-24) qui est très hellénocentriste : en bon héritier des classiques grecs, le géographe d’Amasée considère les guerres médiques comme un événement majeur de l’histoire achéménide ; en bon lecteur des propagandistes macédoniens, il pense que Darius III n’était qu’un souverain illégitime et qu’Alexandre fut à juste titre le dernier maître de l’Asie.

Dans la sixième et dernière partie de l’introduction, P.-O. L. retrace avec beaucoup de clarté l’histoire de la transmission du texte de Strabon. Il explique que pour son édition, il s’est assez peu servi du Palimpseste Π qui date de la fin du cinquième siècle, mais s’ est surtout fondé sur une dizaine de manuscrits médiévaux qui remontent tous à un archétype unique qui différait à la fois du Palimpseste Π et du Strabon qu’Étienne de Byzance cite parfois dans ses Ethnica.

P.-O. L. s’attache pour finir à l’histoire des éditions et des traductions du texte de Strabon : il rappelle notamment que l’édition princeps de la Géographie sortit des presses vénitiennes d’Alde l’Ancien en novembre 1516 et que Guarino Veronese et Gregorio Tifernate furent les premiers à traduire ce texte en latin, tous deux sur l’ordre du pape Nicolas V, mort en 1455.

La bibliographie générale, très étendue (25 pages), prend bien en compte les acquis actuels de la recherche. On pourrait cependant la compléter par :

– J. Auberger, Historiens d’Alexandre, textes traduits et annotés, Paris 2001, Les Belles Lettres.

– P. Schneider, « “Restez barbares et ichthyophages ; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être et sûrement plus heureux“, ou l’illustre destinée des misérables Ichtyophages, (5ème a.C.-5ème s. p.C) », Estratto da Geographia Antiqua 22, 2013 p. 59-68.

– C. Muckensturm-Poulle, « Indian Rivers seen by the Greeks of the Roman Imperial Period : from geographical precision to exotic dreams », Indialogs 2, 2015, p. 41-54.

La traduction de P.-O. L. (p.2-94) est aussi élégante que précise.

Les 970 notes, souvent détaillées, témoignent d’une parfaite maîtrise des sources et de la bibliographie. Enfin, quatre cartes en fin de volume permettent au lecteur de localiser dans les pays actuels les peuplades antiques dont parle Strabon.

Le livre XV, tel que P.-O. L. l’a édité, traduit et commenté constitue donc un monument d’érudition : sa lecture n’est cependant jamais fastidieuse, car le traducteur est très clair et a le sens de la formule. Cet ouvrage est appelé à devenir une référence indispensable pour tous ceux qui s’intéressent au regard des Grecs sur la Perse, l’Ariane et l’Inde.

Claire Muckensturm-Poulle