Giampiero Scafoglio s’intéresse depuis plus de dix ans au cycle épique dans son ensemble. Deux de ses articles parus en 2004 portent, l’un sur «Proclus et le cycle épique», et l’autre sur «la question cyclique» (voir biblio., p. 135). Il est donc logique que l’auteur se situe dans ce cadre pour analyser le personnage d’Ajax. En conséquence son ouvrage ne prend nullement en considération l’Ajax tragique de Sophocle (cité une fois dans la note 213 et une fois p. 99), ou celui des poètes lyriques, mais exclusivement l’Ajax tel qu’il apparaît dans l’épopée : l’Iliade, l’Odyssée et les poèmes dits «cycliques», L’Éthiopide et la Prise d’Ilion, Les Chants Cypriens et La Petite Iliade, épopées perdues pour nous, mais auxquelles se réfèrent de nombreux auteurs anciens comme Pausanias et dont la Chrestomathie de Proclus (sans doute du Ve siècle ap. J.-C.) nous a laissé un ample résumé. Au fil de ce compte rendu, nous reprendrons les points saillants de la démonstration de l’auteur sur le caractère très ancien, voire mycénien, des légendes entourant Ajax, qualifié pour cette raison de «héros qui vient de loin».
L’auteur rappelle tout d’abord le très grand rôle que joue Ajax dans l’Iliade du fait du retrait, loin de la bataille, d’Achille. Ajax est «le plus fort des Achéens», juste après Achille ; comme lui, il constitue un «rempart» qui protège les Grecs et empêche les Troyens d’avancer. Si l’Iliade ne lui consacre aucune «aristie», en rassemblant dans un chant ses exploits, comme c’est le cas pour Diomède au chant V, le récit de ses actions héroïques, et souvent décisives, parcourt toute l’épopée. L’auteur montre en outre qu’Homère ne met pas seulement en valeur son courage, mais qu’il insiste aussi sur sa grande sagesse, qualité nécessaire à un guerrier de cette trempe. Sa sagesse diffère donc de celle d’Ulysse. De ce point de vue, les analyses littéraires de S. qui le conduisent à rapprocher Ajax d’Achille sont très fines, particulièrement celles qui portent sur l’ambassade auprès du Péléide au chant IX.
Cependant, dans le duel célèbre qui oppose Ajax à Hector, la victoire est volée au Grec par les dieux car il n’est pas prévu par le Destin que cet homme valeureux tue l’illustre Troyen, sort réservé au fils de Pélée et de Thétis. S. en fait alors à juste titre, en contraste avec Achille, le type du héros malchanceux, de celui qui n’atteint jamais parfaitement son but, comme le montrera plus tard son échec fatal dans l’attribution des armes d’Achille. Logiquement, elles devaient lui revenir, mais elles ont été remises à Ulysse, humiliation qu’Ajax n’acceptera jamais, même au-delà de la mort.
Pour démontrer qu’Ajax appartient à une époque très ancienne, qu’il est antérieur aux autres héros de l’Iliade, S. étudie notamment l’armement du fils de Télamon : il porte un grand bouclier très lourd, rectangulaire (σάκος qui diffère de l’ἀσπίς, petit bouclier rond) attaché à l’épaule par un baudrier (τελαμών, associé au patronyme Télamon). C’est d’ailleurs cet armement, et la façon de combattre qu’il implique, qui permettent aux Troyens de le distinguer parmi les autres sur le champ de bataille. On pourrait ajouter que, dans Sophocle, le fils d’Ajax se nomme Eurysace, nom qui signifie «large bouclier». S. note encore que, dans l’Iliade, le recours au duel — Αἴαντε — pour désigner les deux Ajax, l’un, le fils de Télamon dont nous parlons, et l’autre, le fils d’Oïlée, pourrait renvoyer à la volonté de décrire la façon particulière de combattre de deux guerriers qui utilisent ce large bouclier pour s’aider et se protéger mutuellement. La note 73, p. 24 formule l’hypothèse que le couple de guerriers désigné par le duel était à l’origine formé d’Ajax et de son propre frère Teucer. En se servant de l’iconographie, S. peut finalement attester le caractère très ancien de ce type d’armement qui tranche avec celui des autres guerriers de l’Iliade. Les reproductions placées en fin de chapitre sont convaincantes mais manquent de netteté. Toutefois, avec les références précises des vases ou des objets, il est désormais aisé de les retrouver sur internet.
Finalement, l’hypothèse principale de S. est la suivante : Ajax serait le protagoniste d’une épopée que nous aurions perdue, ou d’une tradition orale qui n’aurait jamais été fixée, mais que les traces que nous avons conservées des «poèmes cycliques» permettent de reconstituer. Dans ces conditions d’ailleurs l’hypothèse, comme l’auteur le reconnaît lui-même, ne peut sortir du champ du vraisemblable.
Pour l’étayer encore, S. commence le deuxième chapitre du livre par une longue citation du chant III de l’Odyssée. Nestor de Pylos y évoque devant Télémaque, venu en quête d’informations concernant son père, les figures des «meilleurs des Achéens» tombés à Troie : il cite d’abord Achille, Patrocle et son propre fils Antiloque, mais c’est Ajax qui ouvre son énumération, ce qui confirme pour S. la place privilégiée de ce héros. S. constate alors que, dans le résumé de Proclus, Achille, Ajax et Antiloque étaient aussi nommés comme les personnages les plus importants de l’Éthiopide. Comme Nestor se fait souvent l’écho des légendes les plus anciennes de la tradition orale, ce point, selon lui, renforce l’hypothèse d’un lien entre l’Odyssée et l’Éthiopide, du moins d’une source commune à ces deux textes.
Ce lien se révèle particulièrement fort dans la catabase du dernier chant de l’Odyssée (parfois considéré comme une addition postérieure au reste de l’œuvre), où de nouveau se succèdent les mêmes personnages qu’a mentionnés Nestor dans la Télémachie (voir Od. XXIV, v. 15-18). En outre, le combat autour du corps d’Achille raconté par Agamemnon (Od. XXIV, v. 36-42) rappelle le résumé de l’Éthiopide par Proclus, même si Homère ne fait nullement mention en cet endroit du rôle spécifique d’Ajax. Comme le moment où ce dernier porte à l’écart le cadavre du héros de la guerre de Troie était représenté sur des vases dès le VIIIe siècle av. J.-C., S. trouve là une nouvelle confirmation de sa thèse : une tradition orale très ancienne mettait au centre le personnage d’Ajax.
Après le chant XXIV, S. interroge le célèbre chant XI, l’autre descente aux enfers où Ulysse rencontre l’εἴδωλον d’Ajax. Le guerrier, toujours offensé par le jugement sur les armes d’Achille, refuse obstinément, comme on sait, d’adresser la parole au vainqueur. Une fois encore, l’analyse épouse le même mouvement. D’une part, elle dresse le portrait d’un guerrier magnifique, sublime jusque dans son silence hautain, mais que rendent singulier la solitude où il s’enferme et le sentiment d’échec qui l’accable. D’autre part, en retrouvant la trace de ce portrait dans l’Éthiopide, S. peut le faire remonter à un état très ancien de la légende auquel les deux œuvres renverraient.
Dans le dernier chapitre, l’auteur s’attache à mettre en évidence le caractère hautement significatif de la mort et des funérailles d’Ajax, tout en discutant les différentes versions qui en sont proposées. Comme l’Odyssée ne traite pas cet épisode, S. la délaisse pour s’intéresser exclusivement aux poèmes cycliques. Se heurtant au silence de Proclus qui termine son résumé de l’Éthiopide sur la dispute entre Ulysse et Ajax, S. utilise une scholie à Pindare qui fait, lui, mention du suicide d’Ajax dans ce même poème. Cette mort achève ainsi le portrait d’un être à part par sa grandeur et son malheur. Vraisemblablement, comme l’affirme S., Proclus sélectionnait ses épisodes en s’efforçant d’éviter les redites. La Petite Iliade racontant le suicide, Proclus l’aurait écarté de l’Éthiopide.
Finalement, le caractère limité de nos connaissances sur la fin de l’ Éthiopide, conduit S. à concentrer ses analyses sur La Petite Iliade après un long excursus consacré à la datation des poèmes cycliques par rapport à l’Iliade et l’Odyssée. Le point que met alors en relief S. concerne les funérailles d’Ajax dont le corps, contrairement à celui des autres héros grecs, n’est pas brûlé sur un bûcher, mais enseveli. L’auteur de notre étude refuse d’interpréter cette inhumation comme l’effet d’une punition infamante, ce qui était l’avis de Porphyre cité par Eustathe, le commentateur d’Homère du XIIe siècle ; il y voit le signe d’une pratique cultuelle bien attestée dan le monde mycénien, monde dans lequel le «héros qui vient de loin» se trouve ainsi, à la fin du récit de ses exploits, réintégré.
Dans sa conclusion, S. rassemble très clairement l’ensemble de ses analyses pour les faire converger avec force vers la réexposition de sa thèse centrale: « Une partie de la tradition orale qui nourrit l’épopée grecque archaïque (à la fois les poèmes homériques et le cycle épique) provient du monde mycénien ; en fait il s’agit de la phase la plus ancienne de la tradition orale à laquelle remonte également le personnage d’Ajax lui-même.» (p. 103)
L’ouvrage est bien présenté, très bien documenté, comme le prouvent les notes abondantes et la riche bibliographie. La volonté de démonstration est quelquefois un peu forcée et la ligne d’argumentation parfois sinueuse. Cependant le recours systématique aux sources (textes originaux en grec, suivis systématiquement d’une traduction, y compris pour Proclus ou les nombreuses scholies utilisées) nous paraît une excellente méthode. Assurément la richesse des analyses de détail suscitera l’intérêt des chercheurs et de tous les lecteurs des textes antiques.
Christine Amiech
Publié en ligne le 12 juillet 2018