L’ouvrage Un besoin d’Homère. Usages contemporains d’une œuvre antique, dirigé par Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi, professeurs à l’Université de Caen-Normandie, réunit les contributions d’universitaires autour de la manière de transmettre Homère (a fortiori l’Iliade et l’Odyssée), de la fin du XXe siècle à nos jours. Cette réflexion collective, publiée en mars 2024, résulte du colloque qui s’était tenu à Caen les 15 et 16 octobre 2020. Elle s’inscrit pleinement dans le champ de recherche fécond qu’est celui de la réception de l’Antiquité (Classical Reception Studies). Ce sujet « homérique » rejoint une actualité littéraire, artistique et culturelle par ailleurs foisonnante, comme le rappellent, dès l’introduction générale de l’ouvrage, les éditrices de la présente publication. Dans leur propos liminaire, C. Lechevalier et B. Poitrenaud-Lamesi énoncent que « les modalités du rapport à l’œuvre antique ne peuvent plus être pensées en termes d’actualisation ou de transposition ; les recréations contemporaines nous invitent à définir d’autres formes de circulation, de citation des textes et de la tradition qui s’est constituée à partir de leur réception » (p. 11). Leurs propos sont renforcés par dix-sept études de cas, réparties en cinq chapitres (parties), que nous nous proposons de résumer.
Notons que les études de cas sont précédées d’un entretien avec l’helléniste Pierre Judet de La Combe, mené par C. Lechevalier. Après avoir rappelé son parcours académique, le philologue est revenu sur la traduction qu’il a faite de l’Iliade. Son procédé s’est révélé presque chirurgical, puisque ce travail « a été un outil qui permet de voir ce qui se passe dans ce poème et donc de lire vers à vers, et même syllabe par syllabe, pour voir comment c’est fait » (p. 20). S’en est suivi un long échange sur ce « besoin d’Homère » encore aujourd’hui et ses ramifications.
La première partie, « Voix poétiques », renferme quatre contributions aux orientations aussi riches que variées. L’écriture (roman et poésie), la lecture et la musicalité qu’elle engendre, ainsi que l’art contemporain, mettent en exergue les différentes « voies » et modalités de réception de l’œuvre homérique.
Ariane Ferry (Univ. Rouen Normandie) (p. 39-52) propose une singulière étude croisée de deux romans que tout semble, a priori, opposer : le premier, Troy, de David Gemmell, prend la forme d’une trilogie qui relève de la fantasy épique alternative, tandis que le second, Le Roman d’Ulysse de Simone Bertière se veut le récit post‑épopée d’un Ulysse au crépuscule de sa vie.
Ariane Eissen (Univ. Poitiers) (p. 53‑69) étudie le « déplacement du texte lu vers l’œuvre entendue » (p. 54) et, in fine, la musicalité des mots, en considérant, d’une part, la lecture d’Omero, Iliade de l’écrivain Alessandro Baricco et, d’autre part, le récit sur CD-Rom en grec et en français intitulé L’Iliade des femmes. Récit homérique à deux voix du metteur en scène de théâtre Daniel Mesguich et de l’helléniste et spécialiste d’Homère, Emmanuel Lascoux.
Le thème du retour d’Ulysse a été projeté dans notre monde actuel par l’écrivaine et poétesse Maxime Hortense Pascal, dans un ouvrage poétiquement intitulé Nostos. Anne Gourio (Univ. Caen Normandie) (p. 71-82) en propose ici l’étude des vers et analyse notamment la manière dont Homère semble s’effacer derrière une figure nouvelle et étrange prenant le nom, sans majuscule, d’ « ellépopée ».
Enfin, Shirley Niclais (Univ. Poitiers) (p. 83-93) clôt ce chapitre avec une contribution consacrée à l’artiste plasticienne Louise Bourgeois. Celle qui a réalisé de nombreuses toiles, telle Pénélope, « figure tout autant un Ulysse au féminin » (p. 84). Cette étude, pensée autour des autofictions et des mythologies individuelles, analyse les références homériques selon les procédés plastiques et analogiques de l’artiste, leurs renvois n’étant ici pas explicites.
La deuxième partie, « Homère par-delà la tradition ? », comprend quatre contributions pensées autour de l’appropriation des modèles et des réécritures, tant dans les romans, que la bande dessinée, la fanfiction et les programmes scolaires.
Sylvie Humbert-Mougin (Univ. Tours) (p. 97-110) analyse les réécritures de l’œuvre homérique dans la littérature outre-Atlantique, aux États-Unis plus particulièrement. Les ouvrages qui ont retenu son attention (le roman de science‑fiction Ilium de Dan Simmons, les romans The Song of Achilles et Circé de Madeline Miller, ainsi que le récit autobiographique An Odyssey. A Father, a Son and an Epic de Daniel Mendelsohn) ont la singularité de questionner, par transpositions, notre monde contemporain, comme l’explicite l’autrice.
Les mythes homériques ne se transmettent pas exclusivement par les mots. Les représentations graphiques y contribuent indéniablement et participent, par là même, à façonner l’imaginaire collectif. En ce sens, Élodie Coutier (Univ. Le Mans/Univ. Rouen Normandie) s’intéresse à la mythographie et à la réécriture, tout en pensant l’articulation entre les approches didactique et créatrice (p. 111-125). Pour ce faire, elle s’appuie sur les bandes dessinées L’Iliade et l’Odyssée de Soledad Bravi, la trilogie L’Iliade dirigée par Luc Ferry (série « La Sagesse des mythes ») et la série Age of Bronze d’Eric Shanower.
Martina Stemberger (Univ. de Vienne) examine les réécritures d’Homère dans un champ de recherche singulier, à savoir les fanfictions (p. 127-140). Il s’agit de fictions littéraires écrites par des fans, en majorité des amatrices, et publiées en ligne. Ces textes se révèlent être de véritables palimpsestes et offrent, par là même, des littératures au second degré, pour paraphraser l’ouvrage de Gérard Genette. La liberté des autrices permet la création de véritables uchronies dans lesquelles se prolongent de nouvelles histoires aux registres divers : humoristique, sérieux, tragique, ou bien encore parodique.
L’étude des textes homériques ouvre la voie à la question de leur patrimonialisation, en France notamment. Magali Jeannin (Univ. Caen Normandie) analyse ce phénomène à partir du roi d’Ithaque Ulysse, dont il se révèle être la figure de proue (p. 141-154). L’étude se concentre sur un corpus francophone de références utilisées dans les programmes scolaires, et recommandées par l’Éducation nationale. L’autrice établit que le processus de « familiarisation » entre les Anciens et nous, engendre une simplification dont le héros, rusé et voyageur, façonne une image conservatrice.
La troisième partie, « Méditerranée-Caraïbe », regroupe trois contributions faisant état d’un phénomène de métissage de l’œuvre homérique dans le champ littéraire.
Marco Doudin (Univ. Sorbonne) s’intéresse aux Homère du poète et dramaturge Saint-Lucien Derek Walcott, « figures mouvantes et déracinées » (p. 158), transformées et métamorphosées (p. 157-168). L’auteur revient sur l’œuvre du poète et observe comment dans ses écrits Homère se métisse, fusionnant avec la culture caribéenne, et ce selon trois procédés : une pratique intertextuelle semblable à l’allusion, des personnages multiples, et le recours à Homère en tant que « figure métalittéraire ».
Cécile Chapon (Univ. Tours) vise à comprendre pourquoi les classiques, d’Homère notamment, trouvent un écho dans la Caraïbe, en particulier dans la création poétique (p. 169-183). L’autrice consacre ainsi son étude à Derek Walcott et Raúl Gómez Jattin à travers leurs poèmes respectifs « Homero » et « Penélope y Odiseo ».
Nous retrouvons une nouvelle fois l’écriture de Derek Walcott, mais aussi celles de Jean-Pierre Siméon et Christoph Ransmayr dans la contribution de Franck Collin (Univ. des Antilles) (p. 185‑199). Les analyses croisées des textes The Odyssey. A Stage Version, Odyssée, dernier chant et Odysseus Verbrecher. Schauspiel einer Heimkehr mettent ainsi en lumière d’une part la démystification du héros Ulysse et, d’autre part, les nouveaux regards portés sur Pénélope.
La quatrième partie, « Métamorphoses des figures héroïques », propose un décentrement du regard. Les contributions focalisent sur la figure du héros mythique, et en particulier d’Ulysse, roi d’Ithaque.
Brigitte Urbani (Univ. Aix-Marseille) analyse la manière dont la figure d’Ulysse s’est transformée et s’est réinventée en Italie, du XIVe siècle au XXIe siècle (p. 203‑215). Dante en a fait un héros sombre dans sa Divine Comédie, tandis que James Joyce, bien plus tard, l’a pour ainsi dire banalisé dans son roman éponyme, dans la mesure où « il n’est pas indispensable d’être un héros pour accomplir une odyssée » (p. 204). Véritables « jeux de miroirs » (p. 215), les réécritures des mythes mettent par ailleurs en avant la violence.
Silvia Fabrizio-Costa (Univ. Caen Normandie) propose une étude monographique consacrée au personnage d’Ulysse dans L’Oracolo, troisième volume de Il mio nome è nessuno de l’écrivain, mais aussi historien et archéologue Valerio Massimo Manfredi (p. 217-230). C’est à l’aune de son expertise scientifique que le récit se fait jour, dans un jeu de superpositions tant temporelles que spatiales.
En outre, Artemis Sofia Marko (chercheuse indépendante) revient sur le roman La viajera [La voyageuse], de l’écrivaine cubaine Karla Suárez (p. 231‑244), pour auquel elle avait consacré une étude spécifique dans le cadre de sa thèse de doctorat. Ulysse laisse ici place à Circé, qui désire, elle aussi, rejoindre son « Ithaque ». Ses pérégrinations la mènent du Brésil à la France, en passant par le Mexique et l’Espagne. Deux tableaux accompagnent le propos de l’autrice pour offrir une synthèse comparative avec l’Odyssée.
La cinquième et dernière partie, « Échos cinématographiques », renferme trois contributions ayant pour caractéristique commune de délaisser les mots sur papier au profit d’images sur grand écran, de la Grèce, aux États-Unis.
Pour ce faire, Caroline Eades (Univ. Maryland) et Françoise Létoublon (Univ. Grenoble Alpes) proposent une étude autour des mythes homériques tels qu’ils ont été pensés et traités par le cinéaste grec Thódoros Angelópoulos (p. 247-261). Le film Le Regard d’Ulysse, sorti en 1995, à portée poétique, offre une étude de cas particulièrement représentative.
Yan Calvet (Univ. Caen Normandie) observe les manières dont est transposée l’Odyssée dans le cinéma américain, en considérant deux films à succès : 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, et O’Brother des frères Joel et Ethan Coen (p. 263-274). L’auteur rappelle dans son développement combien la construction « historique » des États‑Unis repose en partie sur un discours de réappropriation des mythes de l’Antiquité grecque et romaine.
Le genre du péplum, a fortiori le néo‑péplum hollywoodien, fait la part belle aux mythes homériques. Il est ici étudié par Antoine Gaudé (Univ. Caen Normandie), (p. 275-288), sous l’angle de l’héroïsme. Ce dernier est abordé par l’intermédiaire de la représentation archétypale du guerrier, et ce à travers les figures de Maximus, Achille et Alexandre, que nous retrouvons respectivement dans Gladiator de Ridley Scott, Troie de Wolfgang Petersen et Alexandre d’Oliver Stone.
L’ouvrage, enfin, s’accompagne d’une riche bibliographie (p. 289-305) reprenant l’ensemble des sources citées dans les contributions. Nous regretterons tout de même l’absence de références à des revues et ouvrages spécialisés dans la réception de l’Antiquité, dans lesquelles certaines thématiques étudiées dans le présent ouvrage ont été abordées (voir les actes des colloques et les articles en ligne d’Antiquipop, ceux des revues Anabases. Traditions et Réception de l’Antiquité et Thersites ou, bien encore, les ouvrages de la collection Imagines – Classical Receptions in the Visual and Performing Arts des éditions Bloomsbury Academic, pour ne citer que quelques exemples particulièrement représentatifs).
Pour conclure, Un besoin d’Homère. Usages contemporains d’une œuvre antique offre au lecteur, il nous semble, bien plus qu’un état des lieux de la réception des textes homériques aujourd’hui. L’ouvrage ainsi constitué d’études de cas singulières, précises et fines, en fait un véritable manuel à destination d’un public averti. En guise d’ouverture, en étant toutefois bien conscients de la diversité des approches ici réunies, il est à noter la parution, en 2001 aux éditions Diane de Selliers, de l’Iliade et l’Odyssée illustrées par l’artiste italien Mimmo Paladino. Une étude sur ce sujet aurait pu ouvrir un champ de réflexion supplémentaire, d’autant plus que l’image choisie en couverture du présent ouvrage rappelle inévitablement ses nombreux chevaux (de Troie) sculptés.
Tiphaine A. Besnard, Université Toulouse Jean Jaurès, PLH – ERASME
Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 283-287