Qu’est-ce qu’un héros ou une héroïne ? Quelles sont les motivations et les étapes qui accompagnent la fabrique d’un héros ou d’une héroïne ? Et pourquoi certaines héroïsations ont eu un succès durable tandis d’autres ont échoué ? Telles sont les questions qu’explorent les contributions de ce volume, issu d’un colloque international qui s’est tenu du 25 au 27 janvier 2023 à Rennes dans le cadre de la chaire Jean Monnet Faber de l’université Rennes 2. Il réunit quinze contributions, précédées d’un avant-propos de Jean-Dominique Giuliani et d’une introduction signée par les directrices de l’ouvrage, Évelyne Cohen et Anne Gangloff, et suivies par des réflexions conclusives de Ralf von den Hoff. Le livre s’articule en trois parties qui développent plus spécifiquement un aspect de la question à travers des approches trans-périodes, bien qu’il y ait des échos récurrents entre les articles des différentes parties, ce qui montre la cohérence du propos général.
De nos jours, le mot « héros » est devenu un terme polysémique qui qualifie à la fois des individus exceptionnels honorés voire divinisés après leur mort (selon le paradigme créé par les Grecs puis adopté par les Romains, qui mettent en œuvre la notion de consecratio avec les figures des diui et des diuae), des hommes et des femmes servant d’exemple, ainsi que les personnages principaux de romans, de pièces ou de films. Dans ces multiples définitions sont réunies en réalité différentes trajectoires nécessitant par conséquent un regard diachronique qui, depuis l’Antiquité grecque, mène jusqu’à notre époque. Les réflexions qui sont réunies dans ce volume visent donc à donner un aperçu des processus d’héroïsation depuis la Grèce ancienne jusqu’aux honneurs décernés aux « grands hommes » (mais aussi aux grandes femmes) célébrés au Panthéon, en privilégiant l’espace européen, ainsi qu’à étudier quelques exemples de fabriques de héros, d’instrumentalisation de certaines figures héroïques, d’échecs ou dé‑héroïsation à travers les siècles. Se dégage ainsi une enquête stimulante qui permet d’apprécier les évolutions, les contraintes et surtout les besoins qui se manifestent derrière ces phénomènes.
La première partie, « Les processus de l’héroïsation : attributs héroïques, acteurs et obstacles », met en évidence plus spécifiquement les critères de l’héroïsation. Pascal Ory (« Le grand concours des héros. Évolution des critères d’éligibilité héroïque du XVIIIe au XXIe siècle ») met l’accent sur les fondations du système héroïque moderne en Europe Occidentale qui, en s’affranchissant du monopole ecclésiastique, ouvre la voie à la célébration sécularisée de figures héroïques issues du domaine culturel, en faisant des « grands hommes » les objets d’une sorte de religion culturelle de plus en plus démocratisée (inclusion de figures féminines et issues de l’immigration) et patriotique (des intellectuels et artistes éminents aux « martyrs » révolutionnaires et militaires, honorés à titre individuel et collectif, tel le « soldat inconnu »), où la frontière entre héros et victimes tend à se brouiller, mais où restent inchangés à la fois les processus célébratifs ainsi que la charge émotionnelle de l’adhésion collective.
Les autres contributions de cette partie sont en revanche centrées autour d’exemples appartenant à l’Antiquité. Véronique Mehl (« Corps héroïques, héroïsation et mémoire des corps en Grèce ancienne ») donne un aperçu de la centralité du corps des héros grecs, catégorie en réalité multiple aux époques archaïque et classique, réunissant à la fois les héros épiques et des individus historiques faisant l’objet d’un culte après leur mort, comme dans le cas des fondateurs de cités. Or, c’est grâce à une « politique des ossements » visant à s’emparer des restes des dépouilles héroïques afin d’établir un culte autour de leurs tombeaux, les hèroa, véritables lieux de mémoire, que les cités grecques mettent en place des temps sacrés soudant la communauté autour du culte d’un individu incarnant des valeurs positives et s’érigeant ainsi en modèles pour la collectivité. La célébration héroïque ne se réduit cependant pas à la possession des corps des héros, mais est nourrie également par l’exaltation littéraire de leurs vertus, moment qui participe activement à la création d’une légitimité cultuelle. Ce processus, qui se répand à l’époque hellénistique, ne fut pas toujours couronné de succès, comme le montre Beate Dignas (« Hermias d’Atarnée : faire et défaire un héros ») en prenant l’exemple de la tentative aristotélicienne d’héroïser le tyran Hermias d’Atarnée, bienfaiteur, ami et proche parent du philosophe. Le poème lyrique composé par Aristote en l’honneur d’Hermias, auquel s’ajoutait probablement un culte familial autour de son tombeau, éléments qui auraient pu ouvrir la voie à une héroïsation du tyran mort en 341 av. n.è., aboutit en réalité à une forte opposition qui valut au Stagirite un procès pour asebeia presque vingt ans après, dans un contexte politique très tendu, et à la stigmatisation, de la part notamment des démocrates athéniens, de ce personnage de monarque perçu plutôt comme un anti-héros, incarnation d’une royauté de type autocratique, trop proche des traditions proche-orientales.
De l’action aristotélicienne peut être rapprochée celle de Cicéron, qui essaya d’offrir à sa fille Tullia, morte en couche en 45 av. n. è. à l’âge de 33 ans, une consecratio, comme l’explique Anne Gangloff (« L’héroïsation manquée de Tullia, fille de Cicéron ») : le projet cicéronien prévoyait, comme le précise Cicéron lui-même dans ses lettres à Atticus, la mise en place d’un culte public dans un bois sacré (lucus) abritant un fanum (« temple ») et une statue (imago) de la défunte, sur le modèle du culte d’Ino-Leucothéa, identifiée par les Romains à Mater Matuta. Le souhait de Cicéron ne se concrétisa cependant pas, non seulement à cause des contraintes matérielles qu’il imposait, mais aussi pour son caractère inédit pour le monde romain. La vraie rupture permettant l’héroïsation dans le monde romain se produisit seulement quelques mois après la mort de Tullia, à travers le processus, habilement orchestré par Octavien, qui permit la consecratio de César et, après lui, d’autres empereurs romains, ainsi que la célébration en tant que héros, selon le modèle grec, de quelques membres de la famille impériale morts prématurément. Ce cheminement est détaillé de façon limpide dans la contribution de John Scheid (« Héroïsation et divinisation dans le monde romain (IIe siècle av. J.-C. – IVe siècle apr. J.-C. ») proposée en troisième partie de l’ouvrage, mais qui s’accorde avec l’article de Morgane Chaignon (« Représentations des diuae et des diui. Une mise en scène de la divinisation sur le monnayage d’Auguste aux Antonins ») qui illustre la mise en place de la célébration des empereurs et impératrices divinisés à travers les images monétaires et notamment le recours à une iconographie symbolique partagée et parlante à l’imaginaire collectif des Romains et dont les origines remontent à la frappe monétaire faisant allusion à la catastérisation de César.
César constitue par ailleurs un cas particulier de héros, non seulement en raison de sa consecratio, la première, en 42 av. n.è. et par la récupération dynastique qu’en fit son successeur, mais aussi pour la re-sémantisation dont il fut l’objet aux cours des siècles, entre ombres et lumières, comme l’explique Christophe Badel (« César : du héros romain au héros européen ? »). Archétype à la fois du conquérant et du tyran, César fut diabolisé par certains (Machiavel et Guichardin, par exemple) et exalté par d’autres, Napoléon Ier en particulier, et devint l’inspirateur, entre 1850 et 1925, des théoriciens d’un pouvoir fort incarné par un chef charismatique, le césarisme, et fut par conséquent une figure de référence des mouvements nationalistes, populistes et autoritaires, le fascisme et le nazisme en particulier. Le climat d’après‑guerre ne put alors que désavouer, avec ces régimes totalitaires, la personnalité de César, trop en contradiction avec les valeurs pacifistes et unificatrices de la nouvelle communauté européenne qui lui préféra alors d’autres figures emblématiques de souverain tel Charlemagne.
Le même phénomène de réappropriation idéologique et politique d’une figure héroïque du passé se retrouve dans le cas de Jeanne d’Arc, pour laquelle Gerd Krumeich (« Variations de l’héroïsation de Jeanne d’Arc depuis 600 ans ») retrace la fortune depuis ses exploits jusqu’à sa canonisation en 1920 : dépréciée et oubliée peu après sa mort, perçue comme une figure monarchique et donc déconsidérée par les révolutionnaires, Jeanne d’Arc, « fille du peuple, trahie par son roi et brûlée par l’Église », fut redécouverte à la Restauration par les romantiques de gauche, qui en firent une héroïne patriotique mais aussi anticléricale. À partir de 1860, elle fut récupérée également par les catholiques, qui voyaient en elle plutôt la championne de la volonté divine trahie par des prêtres infidèles. Les « deux France » s’approprièrent ainsi simultanément la figure de la Pucelle lui attribuant des intentions contradictoires. Seule la Première Guerre mondiale, parenthèse de concorde nationale, fit cesser cette opposition qui s’éteignit définitivement avec la canonisation et donc la dépolitisation de Jeanne d’Arc, malgré les quelques tentatives avortées, vichyssoises et lepénistes notamment, d’une nouvelle récupération politique.
La question de l’héroïsation des femmes est également au cœur de la réflexion de Dominique Godineau (« Quel héroïsme pour les femmes pendant la Révolution française ? ») : si Jeanne d’Arc, grâce à son action guerrière, a incarné un type d’héroïsme généralement propre aux hommes, qu’en est-il des autres femmes ? La révolution française, moment décisif de rupture de la vision traditionnelle de la société et temps fort dans la fabrique des héros, a-t-elle offert aux femmes le privilège de l’accès au statut héroïque ? L’enquête menée par D. Godineau à partir du Recueil des actions héroïques et civiques des Républicains français (décembre 1793-janvier 1794) et d’autres documents textuels et iconographiques témoigne clairement de la difficulté à célébrer les actions exceptionnelles ou méritoires des femmes, à l’exception de quelques exemples de résistance souvent tournés en dérision par les ennemis politiques, comme dans le cas de Théroigne de Méricourt. L’héroïsme révolutionnaire féminin bénéficia donc d’un succès éphémère et bien moindre par rapport à celui dont ont joui les hommes, et seul le regard actuel, plus sensible à une approche historique genrée, permet aujourd’hui de redécouvrir des figures de femmes révolutionnaires, glorifiées plus pour leur engagement dans la lutte pour les valeurs républicaines que pour leurs actions guerrières, comme Olympe de Gouges.
La deuxième partie de l’ouvrage (« Figures et genres de l’héroïsation ») revient sur l’Antiquité grecque avec l’exemple de la théorisation de l’héroïsation des experts politiques grâce à la réflexion de Panos Christodoulou (« Les honneurs héroïques rendus aux ‘experts politiques’ dans les Lois de Platon (945b-947e) »). Si le terrain de la célébration héroïque dans le monde romain fut préparé par les exemples hellénistiques, ceux-ci furent à leur tour encouragés non seulement par la figure exceptionnelle d’Alexandre le Grand, mais aussi par la réflexion philosophique du IVe s. av. n. è. autour de la vertu des gouvernants et, par conséquent, des honneurs qu’on leur devait. Si Isocrate et Xénophon avaient plutôt promu des figures de rois historiques tels Évagoras de Chypre ou Cyrus le Grand, Platon, dans Les Lois, proposa une nouvelle catégorie de héros, à savoir les euthynoi, les experts politiques, choisis parmi les plus distingués et admirables des Magnètes, les citoyens de la cité imaginée par Platon. Ceux-ci, appelés à garantir la stabilité de la cité et donc, d’une certaine manière, à la refonder dans le respect des lois ancestrales, en raison de la totalité de leur vertu, méritaient pour Platon d’être honorés au même titre que des héros fondateurs dans le cadre d’un système cultuel déjà bien établi pour les héros fondateurs et adaptable donc aux sages de la politique.
L’exercice du pouvoir politique constitue aussi le thème du dernier article de cette deuxième partie de l’ouvrage. Sabine Chalvon-Demersay (« Volodymyr Zelensky comme héros de série télévisée. Enquête sur la série Serviteur du peuple ») présente une enquête sociologique autour d’une typologie spécifique de héros, le héros de série télévisée, à partir de l’étude du protagoniste de la série télévisée Serviteur du peuple, Vassili Petrovich Golorodko, professeur d’histoire se retrouvant malgré lui à devenir président de l’Ukraine. Le rôle a été joué dans les trois saisons de cette série diffusée entre 2015 et 2019 sur la chaîne ukrainienne 1+1, par Volodymyr Zelenski, élu président de l’Ukraine en mai 2019, juste quelques semaines après la fin de la diffusion de la série, ce qui constitue un exemple unique d’osmose entre un personnage fictionnel et l’acteur qui en joue le rôle se retrouvant à endosser dans la réalité la fonction même du personnage qu’il a incarné dans la série. L’article n’est pas consacré à la trajectoire politique de Zelenski, ni aux raisons qui ont pu mener l’acteur à s’engager en politique, mais propose une analyse de la série selon une approche sociologique faisant de ses épisodes le terrain de l’enquête. Elle souligne l’impact politique d’une série télévisée, donc d’une œuvre souffrant d’un déficit de reconnaissance culturelle par rapport à d’autres productions médiatiques, qui, sous un comique exploitant toute la gamme propre à ce genre, dénonce sans démagogie les travers d’une corruption endémique, suggère la possibilité d’une résistance et propose des mesures résolutives que le protagoniste, Vassili Petrovich, met en place efficacement. Dans cette fusion entre monde réel et monde fictionnel, les spectateurs ont reçu la fiction comme s’il s’agissait d’une expérience réelle et ont assigné au comédien l’identité du héros qu’il a joué. Or, ce phénomène commun à beaucoup d’acteurs de séries télévisées, a été utilisé par Zelenski non pas pour rester prisonnier de son personnage, mais pour l’utiliser comme tremplin, ce qui encourage à valoriser l’impact de la fiction comme instrument d’interprétation de la réalité et comme véritable composante de la réalité sociale, tout comme la création « littéraire » du héros, dans le passé gréco-romain, avait été fonctionnelle à sa fabrication « littérale ».
La dernière partie de l’ouvrage (« Cultures et temps héroïques ») réunit des contributions trans-périodes qui, de l’Antiquité romaine, nous conduisent aux enjeux contemporains de l’héroïsation. Après l’article de J. Scheid, celui de Florian Mazel (« Le retour des héros ? Réflexion sur la promotion de la figure du preux au XIIe siècle ») se focalise sur la figure du preux, combattant courageux et loyal, catégorie qui émerge à partir du XIIe s. et qui nourrit une littérature spécifique en langue vernaculaire. Ces nouvelles créations rivalisent avec la production hagiographique alors prédominante mais finissent par en être contaminées alors que leur objectif était de réagir à la réforme grégorienne et au contrôle de l’Église sur les aristocraties traditionnelles. Parallèlement, la culture ecclésiastique récupéra la tradition épique, dans un phénomène de « coopétition ». L’exemple le plus éloquent en fut celui de Guillaume de Gellone, proche de Charlemagne et inspirateur au XIIe siècle du personnage de Guillaume d’Orange dans la chanson de geste Guillaume au courb nez (au nez courbe, crochu), devenu par déformation Guillaume au court nez. Preux et saint à la fois, Guillaume illustre alors l’hybridation entre culture profane et ecclésiastique dans la création d’un nouveau modèle d’héroïsme.
C’est en revanche un processus inverse, celui de la déconstruction, finalement non achevée, d’un modèle héroïque, qui est présenté dans la contribution d’Hervé Drévillon (« La ‘démolition du héros’ militaire (v. 1660-v. 1780) »), sur la réaction au modèle de sacrifice héroïque que les nouvelles techniques militaires promues par Vauban rendaient non seulement caduc mais contre-productif. D’autres formes de célébrations virent alors le jour, notamment avec l’ordre de Saint-Louis, visant à récompenser le mérite et les services rendus. Le privilège royal de l’octroi de la récompense fut, après la Révolution, exercé par le peuple et contribua à la formulation du concept de « citoyen soldat », véhicule d’une héroïsation plus accessible et reposant sur la célébration des héros blessés et morts dans l’action militaire.
La nécessité d’offrir des modèles à suivre, même en dehors du cadre guerrier, semble s’affirmer comme l’une des principales voies de la célébration des « grands hommes » dans l’après-guerre. L’importance de l’exemple et de sa valeur incitative se manifeste aussi à travers la création de héros cinématographiques, comme l’indique Roxane Hamery (« Grands hommes, héros collectifs et martyrs expiatoires. De quelques modèles cinématographiques offerts à la jeunesse française dans l’après-Seconde Guerre mondiale ») qui, se basant sur les travaux pionniers d’Edgar Morin sur la puissance des médias de masse dans la fabrique des imaginaires sociaux de la modernité, souligne le rôle des ciné-clubs, d’orientation communiste aussi bien que catholiques, en tant que dispositifs éducatifs pour inspirer la jeunesse, dans les années 1950 et dans les premières années 1960, à travers la projection d’œuvres cinématographiques visant à transmettre des valeurs humanistes, des exemples de solidarité, d’entraide, de résistance individuelle ou collective contre les injustices.
La même mission est, dans un cadre plus vaste prenant la forme d’un véritable culte laïc, confiée à la tradition républicaine de la panthéonisation, qui a vu, pendant la Ve République et plus particulièrement dans les dernières années, une intensification significative, parallèlement à une simplification du processus de panthéonisation, placé depuis Charles de Gaulle sous la seule autorité du président de la République, comme le souligne Avner Ben-Amos (« De Jean Moulin à Joséphine Baker. Les panthéonisé(e)s de la Ve République »). Il passe en revue les critères adoptés par les différents présidents de la Ve République dans leur choix des panthéonisations (abouties ou non) : de Jean Moulin (1964) à Joséphine Baker (2021) et Missak Manouchian (2023), les décisions présidentielles reposent sur la volonté de célébrer des figures emblématiques du sentiment national et républicain, de la Résistance, mais aussi de l’engagement humaniste (rappelons que l’entrée au Panthéon de Robert Badinter est prévue le 9 octobre 2025 et celle de Marc Bloch le 16 juin 2026), en répondant à des pressions de groupes influents mais aussi à une volonté présidentielle de se positionner par rapport à des thèmes centraux dans le débat public (immigration, droits des femmes etc.), tout en proposant des figures consensuelles et exemplaires.
À la fin de ce parcours à travers les différentes formes d’héroïsation, il ressort avec évidence la continuité d’un besoin, pour les hommes et les femmes, de célébrer des figures extraordinaires de mortels : les mécanismes de la fabrique des héros répondent, certes, à des volontés d’exaltation politique et/ou identitaire, phénomènes très clairement mis en œuvre dans l’Antiquité, mais aussi à une aspiration, sans doute plus universelle, à s’inspirer de modèles, à disposer d’archétypes exemplaires. La mosaïque de cas étudiés dans cette publication montre bien le continuum qui, depuis plus de deux millénaires, réunit l’espace européen autour des actes d’héroïsation, dont certains ont traversé des siècles, au prix de quelques re-sémantisations ou instrumentalisations. Il en ressort aussi le caractère sacré du procédé, qui par ailleurs se rapproche de celui de la sanctification. Si dans les mondes grec et romain, l’héroïsation consistait à octroyer à des mortels considérés comme exceptionnels un culte égal à celui dont bénéficiaient les divinités ou proche, les héroïsations de la modernité se déclinent aussi, comme dans le cas des cérémonies de panthéonisation, sous la forme de rites – de passage, comme le suggère Avner Ben‑Amos – collectifs, finalisés à encourager le sentiment d’appartenance à une collectivité, à célébrer un passé commun et donc porteurs d’identité, à susciter l’émulation autour de valeurs fortes et partagées.
L’héroïsation est alors un phénomène social et fédérateur. Les études présentées dans ce volume collectif le montrent bien pour l’espace européen. Le dialogue entamé dans le cadre du colloque dont est issue cette publication de qualité mériterait d’être élargi à une vision mondiale, comme le suggère R. von den Hoff dans ses conclusions : comment la fabrique des héros fonctionne-t-elle ailleurs, hors des espaces européens et sur la longue durée ? Y-a-t-il des différences et des points communs ? Et, au-delà de cela, quelle est aujourd’hui la place des héros et des héroïnes ? La célébration héroïque pourrait-elle être utile pour aider à faire face aux grands défis et menaces auxquels l’humanité se trouve confrontée aujourd’hui ? Ne risque-t-elle pas d’être soumise à des instrumentalisations clivantes ou à des falsifications que la désinformation risque d’établir comme des vérités ? Ces questions montrent toute l’actualité et l’urgence de ce type de dialogue interdisciplinaire et trans‑périodes et encouragent à la poursuite et à l’élargissement de la réflexion fructueuse que les auteurs de ce volume ont partagée et nourrie.
Maria Paola Castiglioni , Université Grenoble Alpes, EA 7421 – LUHCIE
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 650-656
