Le présent ouvrage relève un défi méthodologique essentiel pour toute réflexion historienne, à savoir choisir les termes adéquats pour décrire des phénomènes de la réalité passée. La terminologie observée dans les sources de l’époque concernée constitue un point de départ, mais elle n’est pas suffisante pour expliquer la réalité passée vue depuis notre perspective contemporaine. Autrement dit, comme l’a remarqué Paul Veyne, toute histoire est en réalité une entreprise de comparaison – entre différentes époques et sociétés –, et celle‑ci exige par conséquent un langage analytique capable de s’adapter à différents contextes. Or la recherche d’une telle terminologie entraîne le risque d’anachronismes, surtout quand on applique un terme émergé à d’autres époques de l’histoire. Ce problème se pose souvent dans les études sur l’Antiquité, et parmi les termes entraînant ce risque celui de l’État est des plus courants.
Ainsi, si Christoph Lundgreen propose un ouvrage collectif articulé autour du terme « Staat » et son applicabilité aux « discours et pratiques » de la République romaine, son approche s’inscrit dans une riche tradition antiquisante germanophone. Déjà en 1988, Walter Eder avait organisé un colloque international à Berlin où des spécialistes de plusieurs pays ont étudié la notion de l’État et son utilisation en vue des premiers siècles de la République romaine. Si les Actes de ce colloque, publié en 1990[1], présentaient les différentes approches dans la recherche internationale de façon quasi-encyclopédique, le présent volume, publié un quart de siècle plus tard, se limite à des contributions germanophones (en incluant avec Michael Snowdon un chercheur anglophone dont la contribution est traduite en allemand). En outre, le cadre chronologique est différent de celui de la publication berlinoise de 1990 : où cette dernière s’intéressait principalement à l’époque avant les Guerres Puniques, le présent volume privilégie (pour la plupart des contributions) la « République tardive » (à partir de 133), tout en incluant la transition vers le principat d’Auguste.
Or le point de départ de l’ouvrage collectif de 2014 est un constat plutôt négatif, nourri du temps présent : lors de ces dernières décennies, la notion de l’État semble être menacée, ayant perdu son caractère universel, à une époque marquée par des intérêts sociaux de plus en plus divergents au sein des frontières nationales, en même temps qu’ont émergé des structures politiques et économiques « hybrides » dépassant ces frontières (comme l’UE), ainsi qu’un nombre toujours croissant de transactions transnationales dans différents domaines (économies officielles et clandestines, terrorismes, etc.). Cette remise en question de la valeur descriptive de ce terme n’entraîne-t-elle pas également la dévalorisation de sa valeur analytique ?
Le présent volume donne, en revanche, une belle démonstration de la validité du terme en question, en l’occurrence concernant son application à la République romaine – malgré la « critique fondamentale » de cette approche prononcée en fin du volume par Aloys Winterling. Or la réussite de cet exercice est due non seulement à la cohérence thématique de l’ouvrage, mais aussi au fait que Lundgreen en tant qu’éditeur a sciemment « prescrit » des catégories analytiques dans son introduction d’une bonne trentaine de pages.
Tout d’abord, Lundgreen ne s’appuie ni sur une notion de « Staat » comme celle proposée par l’historien antiquisant Eduard Meyer au début du XXe s. qui concevait l’État comme une entité quasi-ahistorique, une sorte d’« État naturel » (« Naturzustand ») qui peut être utilisée à n’importe quelle époque et configuration politique. De l’autre côté, Lundgreen renonce également à la définition proposée dans les années 1950 par Carl Schmitt selon laquelle la notion d’État devrait toujours être liée à des conditions clairement définies, un « lieu historique », dont les critères, d’une manière catégorique, ne seraient pas remplis avant le XVIe siècle (époque de l’émergence de la terminologie). En renonçant à ces deux approches qui pendant longtemps ont joué un rôle important dans l’historiographie antiquisante germanophone, Lundgreen s’appuie sur une définition beaucoup plus ouverte et souple de l’État. En tenant compte de travaux récents dans les Sciences politiques, il favorise une définition de l’État proposée en 2010 par le politologue Gunnar Folke Schuppert qui, en relativisant l’idée de l’État comme une configuration collective marquée par des structures fixées, préfère le concevoir comme un processus potentiellement en évolution constante.
Or, cette définition n’est que le point de départ pour Lundgreen – car comme d’autres travaux des dernières décennies dans l’historiographie antiquisante (comme, par exemple celui de Walter Eder en 1990), pour l’analyse concrète de la res publica Romana, l’éditeur propose de se servir d’une notion plus abstraite que le « Staat », en l’occurrence la « Staatlichkeit » – notion à peine traduisible en français : « (des éléments d’un) caractère étatique ». Cette notion a le grand avantage qu’elle peut être quantifiée : on peut constater des degrés, plus ou moins développés, de la « Staatlichkeit », sans que cela entraîne un jugement qualifié quant à la valeur « étatique » absolue d’une communauté/d’un collectif donné. En s’appuyant sur ce terme, Lundgreen propose ainsi un questionnement sur la nature spécifique et les caractéristiques de la « Staatlichkeit » à Rome. Ensuite, les contributeurs du volume traitent de trois différents champs dans lesquelles on suppose pouvoir rencontrer (partant d’une perspective contemporaine) la présence ou des activités de caractère « étatique » : les acteurs (collectifs) de la « Staatlichkeit », la communication au sein de l’Empire romain et, enfin, les prestations de l’« État ». En outre, les auteurs du volume s’intéressent aux discours de caractère étatique (« Staatsdiskurse ») à l’époque républicaine romaine, en d’autres termes : les Romains avaient-ils l’impression de vivre dans un « État » (avant la lettre) plus ou moins bien organisé ?
Dans le premier axe, Bernhard Linke explore tout d’abord la société romaine des premiers siècles républicains, en proposant un modèle pour expliquer à la fois le rôle prédominant des pères dans la vie sociale et – encore plus significatif – dans la sphère politique, ainsi que le caractère spécifique de la plèbe et de ses magistrats. Or la « Staatlichkeit » à cette époque (dont Linke ne nie point l’existence) reposait, selon lui, principalement sur une alliance étroite entre l’aristocratie et la couche moyenne – les deux groupes étant liés par l’intérêt pour une « Staatlichkeit » « minimisée mais efficace » (82), mais qui devait aussi assurer l’autonomie des familles romaines : le citoyen se concevait, selon Linke, comme l’exécutant d’un pouvoir autonome au sein de la domus étant prêt à s’investir à titre personnel dans l’expansion militaire. Si le modèle proposé pour l’émergence de la plèbe n’est pas convaincant dans tous ses détails, le rôle prédominant des pères dans les activités publiques à Rome est hors de doute, étant attesté par de nombreux exempla, dans les discours comme dans les pratiques publiques.
Le tableau brossé par Uwe Walter concernant la nature spécifique de l’aristocratie va, au moins en partie, de pair avec les observations de Linke, mais avec des nuances significatives. Ainsi, les membres de l’élite sociale se retrouvaient au cœur du pouvoir politique – un fait qui s’expliquait à la longue par l’absence d’une évolution fondamentale des institutions (« Institutionalisierungsschub ») à Rome : les rôles sociaux et politiques demeuraient dans une même articulation concentrique. Ainsi le rôle dominant des pères à Rome s’inscrivait dans une vision complémentaire entre domus et res publica, ce qui amène l’auteur à constater une « Staatlichkeit » faible mais suffisante. Or il surgissait au fil des siècles des problèmes de nature « structurelle » auxquels on ne trouvait pas de solutions structurelles : situation qui menait vers les apories politiques du Ier siècle.
La contribution de Martin Jehne s’intéresse avant tout aux discours autour du populus Romanus. Les documents préservés montrent une vision cohérente : le populus Romanus apparaît comme identique à la res populi (constat confirmé par les discours de Cicéron autant que par certaines inscriptions). Par ailleurs, la nature spécifique des assemblées du peuple à Rome semble avoir contribué à confirmer leur rôle, quasi universel, de représentants de l’intégralité du populus Romanus (malgré un taux de présence souvent plutôt faible lors des comices). Jehne montre le caractère contradictoire de ce discours (selon l’auteur un « discours étatique ») : il appartenait aux membres de l’élite, mais plaçait le peuple au cœur de la res publica – un modèle donc à la fois distinctif et intégratif (et pendant longtemps efficace).
Dans un deuxième axe sont analysées des structures de communication au sein de l’Empire romain.
D’abord, René Pfeilschifter s’intéresse à la question de savoir si les Romains menaient un discours sur leur propre expansion militaire, s’ils avaient donc une conscience de cette expansion comme phénomène constitutif de la res publica. Tout comme Jehne, il constate le rôle prédominant du peuple en tant qu’incarnation de la res publica, dans les discours dominés par l’élite. En outre, l’expansion n’était en soi pas l’objet de débats controversés à Rome – si des controverses surgissaient au IIe s. av. J.-C., celles-ci s’articulaient autour d’un constat de décadence de mœurs et ne remettaient pas en question le paradigme de l’expansion militaire. Quant à la question de la « Staatlichkeit », Pfeilschifter semble être indécis ; du moins l’expansion militaire n’était en soi pas liée, dans la vision des Romains, à l’existence d’un collectif de nature « étatique » – même s’ils se sentaient bien obligés de légitimer leurs guerres.
Ensuite, Michael Snowdon analyse les discours (dans un sens concret) avec et dans les provinces de l’Est. En s’appuyant avant tout sur les inscriptions et les discours politiques et juridiques du Ier siècle, il propose une vision bien précise et caractéristique : la communication entre les provinces de l’Est et Rome fut pendant longtemps marquée par des catégories provenant des relations individuelles et personnelles (amicitia/philia, societas), articulées autour de salus et réalisées par l’échange de beneficia. Une « objectivation » de cette communication émergea seulement à partir du IIe siècle, avec le surgissement du terme « provincia » dans les documents et avec des évolutions significatives sous Sylla et à l’époque de Cicéron et César. Pour Snowdon, la notion de provinces est marquée par un degré croissant de « Staatlichkeit ». Du IIe à la fin du Ier siècle, celles-ci évoluent vers des structures de plus en plus « supra-personnelles » dépendant de moins en moins d’individus dominants.
Enfin, le troisième axe de réflexion s’intéresse à plusieurs prestations assurées au sein de la res publica.
Tout d’abord, Claudia Tiersch explore la mise en place et l’évolution de l’approvisionnement en blé, prestation fondamentale déjà sous la République romaine et qui était un indicateur précieux pour le fonctionnement de l’ordre public.
Les crises dans l’approvisionnement en blé, phénomène récurrent sous la République (beaucoup moins à partir d’Auguste), étaient surmontées par des mesures ponctuelles, sans que les responsables (des magistrats ou, d’une manière plus générale, le sénat) aient cherché des solutions durables, voire préventives. Cette hypothèse est exemplifiée à l’occasion de la crise de 133 qui, selon Tiersch, peut être interprétée comme une démarche (échouée) menée envers davantage de « Staatlichkeit ». Lors des décennies suivantes, jusqu’à la fin de la République, l’approvisionnement en blé demeura un sujet hautement politisé, mais sans qu’une « Staatlichkeit » plus intense puisse s’établir. Seulement à partir d’Auguste fut mise en place une gestion plus systématisée de l’approvisionnement en blé et il y eut par conséquent davantage de « Staatlichkeit » à Rome.
Ensuite, Helmuth Schneider propose un constat analogue concernant les œuvres de l’infrastructure : pour ce qui est des routes, des ponts et des ports, leur construction sous la République fut confiée à des magistrats individuels : certes en concertation avec le sénat et, au moins en partie, à des frais publics, ils sont néanmoins considérés comme l’expression d’une générosité individuelle (Cicéron). Or, sous Auguste, la construction autant que l’entretien des œuvres de l’infrastructure deviennent souvent des tâches assurées par le prince. Selon Schneider, la raison en est évidente : en se mettant en scène comme patron de la plebs, le prince s’appuyait sur l’infrastructure pour légitimer son pouvoir. En outre, la cura viarum et la cura aquarum en tant que tâches détachées d’une générosité individuelle, deviennent des responsabilités marquées par un certain degré de « Staatlichkeit ».
Enfin, la contribution de Detlef Liebs est dédiée au domaine législatif et jurisprudentiel. L’auteur propose une vision synthétique des différentes tâches et fonctions au sein de ce domaine, en esquissant, au contraire des autres contributions, une vision dans laquelle la dimension évolutive semble faire défaut. Chez lui aussi, sont évoqués les acteurs individuels qui sous la République jouaient un rôle fondamental dans le domaine concerné (ainsi, par exemple, les préteurs pour la juridiction). Or ces hommes n’apparaissent pas comme des individus ayant des motivations personnelles, au-delà de la sphère publique, mais ils sont présentés comme s’ils étaient des fonctionnaires avec des tâches bien délimitées et rationalisées, comparables à celles définies de l’administration dans un État moderne ou contemporain. Cette observation va de pair avec le fait que Liebs est le seul contributeur s’appuyant sur une notion de l’État dans un sens traditionnel qu’on pourrait peut‑être le mieux comparer avec celle d’Eduard Meyer évoquée plus haut.
Les résultats des études proposées peuvent être résumés en deux observations générales : d’abord, la res publica Romana à l’époque républicaine est caractérisée par un rapport particulier entre l’ordre sociétal et l’organisation de la vie politique – beaucoup des prestations caractérisant la vie collective, politique et sociale sont assurées par des individus qui, en agissant en tant que magistrats, menaient leurs actions néanmoins comme des actions personnelles, en tenant compte de leurs propres intérêts. Dans cette perspective, la République romaine apparaît comme une sorte d’État pré-étatique (qui d’ailleurs peut être décrite d’une manière satisfaisante par la notion de « Staatlichkeit »), s’appuyant, pour fonctionner efficacement, à peine sur des structures « supra-personnelles ». Cette spécificité créait des impasses en fait insurmontables à partir du moment où les exigences matérielles, sociales et politiques n’étaient plus gérables sur une base individuelle (ni à un rythme annuel) – ce qui explique les apories politiques au Ier siècle.
Second constat : si le degré de « Staatlichkeit » semble varier selon les différents champs d’application, la transition vers le principat a sans doute mené à une augmentation significative de cette qualité « étatique ». Cette observation confirme ce que d’autres travaux ont bien démontré auparavant, en l’occurrence le fait que ce que l’on peut appeler l’administration romaine n’est né qu’à partir de la mise en place du principat.
Enfin, on peut regretter l’absence d’un échange entre les différentes contributions, autant concernant la méthodologie que concernant les résultats – un constat qui est certainement dû au fait que la publication n’a pas été précédée par un colloque. Ainsi, par exemple, la manière dont est caractérisé le rôle des pères dans la vie sociale et politique est loin d’être identique dans les contributions de Linke et Walter, et on aurait aimé voir davantage d’échanges, voire de prises de position controversées, au lieu d’un développement isolé des positions apparemment divergentes. Dans un sens plus large, les auteurs n’ont pas repris dans leurs propres études les riches prémisses théoriques et historiographiques proposées par Lundgreen (et si la critique de Winterling clôturant le volume réagit aux propos de Lundgreen, il semble ignorer les contributions des autres auteurs). L’absence d’échange apparaît certainement comme la plus évidente dans la contribution de Detlef Liebs qui ne se réfère même pas à la notion de « Staatlichkeit ».
Enfin, concernant le défi terminologique, on aurait pu clarifier davantage le rapport entre la « Staatlichkeit » et le ou la politique : pour certains contributeurs (comme Tiersch ou encore Schneider) les deux notions semblent être synonymes, chez d’autres (Winterling), elles apparaissent plutôt comme des notions opposées. Il n’est pas forcément nécessaire de tout homogénéiser, mais il serait souhaitable de définir plus clairement des positions divergentes. Quelques coquilles se sont insérées dans certaines contributions, mais elles ne sauraient minimiser les mérites de cette publication, fort stimulante pour la recherche antiquisante contemporaine.
Tanja Itgenshorst
[1]. Staat und Staatlichkeit in der frühen römischen Republik, W. Eder éd., Stuttgart 1990.