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Benedetta Sciaramenti (= BS) s’est spécialisée dans l’étude de l’art figuratif romain de l’époque augustéenne, en particulier dans ses rapports avec les sources littéraires. Nombreux sont les travaux qu’elle a publiés sur des sujets où apparaît cette thématique ; on pensera par exemple, entre autres, à son livre Paesaggi del dramma nelle «Metamorfosi» di Ovidio e nella pittura romana coeva[1]. Dans l’ouvrage dont nous rendons compte, elle s’intéresse à la description des métamorphoses dans la littérature latine (surtout dans la poésie ovidienne) et en peinture, (principalement dans la peinture romaine du Ier siècle avant et du Ier siècle après J.-C.) dont elle propose une analyse comparée, son objectif premier étant la reconstruction du système culturel qui sous-tend ces représentations dans ces deux modes d’expression (p. 5).

Le chapitre I, « La forma dell’oltre-forma », est consacré aux généralités préliminaires et peut faire office d’introduction. Il rend sensible la difficulté de représenter le changement, que ce soit par la parole ou que ce soit par l’image. Le changement se définissant comme un mouvement, traduire ce devenir nécessite une série de paroles ou d’images. C’est pourquoi la représentation artistique de la métamorphose à cette époque ne peut être qu’indirecte, oblique, allusive. Dans ces pages liminaires BS examine aussi comment la métamorphose, qui est le fruit de l’imagination, entretient des liens avec la poiesis (au sens de création artistique) et elle étudie ses rapports avec la métaphore. Puis, un développement intitulé « La semantica mitologica e la sintassi del cambiamento » montre que les mythes d’origine grecque qui fournissent le stock des métamorphoses sont repensés sous l’influence de l’ambiance politico-sociale augustéenne et deviennent vecteurs de l’idéologie. Cela conduit BS à étudier la récupération de la tradition par le pouvoir qui cherche à s’appuyer sur la pérennité de celle-ci et la rupture avec cette ligne qu’on constate dans l’œuvre d’Ovide qui, lui, peint une éternelle mutation des choses ; son analyse de l’attitude de ce poète, bien que succincte, se révèle beaucoup plus nuancée et beaucoup plus fine que ce qu’on lit d’habitude. Le chapitre se termine par des considérations générales et rapides sur ce que BS appelle « la rhétorique du corps » dans la métamorphose et sur la façon dont le Sulmonais utilise les indications corporelles dans ses récits, ainsi que sur sa pratique de contextualisation de l’événement pour faire accepter par le public ces faits invraisemblables.

Le livre est constitué ensuite par l’analyse minutieuse des huit métamorphoses qui constituent le sujet à la fois de développements chez Ovide et de peintures, quatre dans le chapitre II et quatre dans le chapitre III (ce n’est pas en effet un sujet très fréquent dans l’art pictural). L’objectif du chapitre II intitulé « I segni obliqui della metamorfosi » est de relever dans les attestations où le corps soumis au changement trouve une forme figurée un lien éventuel avec ce qu’exprime le texte ovidien (p. 14). BS y traite des légendes de Daphné, Myrrha, Io et Actéon. Pour chaque cas, sont scrutés les vers du poète et les images peintes ; mais le lecteur ne ressent aucune impression de monotonie car l’ordre de ces deux parties n’est pas toujours le même et s’adapte au sujet. D’ailleurs le nombre des parties n’est pas immuable : BS lorsque les circonstances le demandent élargit son champ d’étude : elle évoque, par exemple, l’évolution de la légende depuis les époques anciennes et ses variantes, les choix faits par les auteurs dans leurs productions littéraires ou plastiques ; elle procède à des rapprochements avec d’autres personnages mythologiques, etc. Cette très grande richesse d’information s’accompagne d’une très grande finesse d’interprétation, aussi bien pour les passages du poète que pour les tableaux. Les commentaires de textes, qui n’ont rien à envier à ceux qu’aurait rédigés un spécialiste de littérature, concernent chaque épisode intégralement, c’est-à-dire des séquences assez longues, et sont des modèles du genre, de même que ceux des œuvres figuratives. Le moindre détail est signalé, expliqué, glosé, interprété avec beaucoup de justesse et d’intelligence ; toutefois BS ne s’intéresse pas aux interprétations philosophiques qui pouvaient être conférées à ces légendes. Les citations sont nombreuses, de même que les illustrations. Toutes les citations sont en langue originale accompagnées de leur traduction. Cela permet de rendre plus perceptibles les observations, par exemple les remarques stylistiques qui sont souvent d’un très grand intérêt. Avec beaucoup de finesse, l’autrice décèle quelle est la version du mythe choisie par l’écrivain ou le peintre, sans avoir la possibilité naturellement de déclarer de façon péremptoire que l’un a influencé l’autre. Passionnantes également sont ses réflexions, dans la lignée de son Paesaggi del dramma nelle «Metamorfosi» di Ovidio e nella pittura romana coeva, sur les paysages chez Ovide, et dans l’art figuré qui par des détails (rochers, arbres morts, cadre idyllique, rivière, etc.) rendent sensible l’atmosphère des divers moments du drame ou la psychologie des personnages. Ces qualités se retrouvent dans le chapitre III qui contient l’étude des descriptions et représentations de ce qui est arrivé à Pyrame et Thisbé, à Cyparissus, à Hermaphrodite et à Narcisse. Ce chapitre est intitulé « La metamorfosi nascosta » ; en effet BS a remarqué qu’il y avait deux catégories dans son corpus. Dans ce chapitre III elle parle des cas où « la rappresentazione sembra prescindere dalla trasformazione del soggetto protagonista, che pure rimane il fulcro della sua storia » (p. 151) – pour reprendre ses propres termes afin de ne pas trahir la subtilité de sa pensée –, alors que dans la catégorie examinée au chapitre II, la métamorphose a laissé une trace visible, même si cette dernière est stylisée. Le dernier chapitre est intitulé « Conclusioni ». BS y recense les acquis de son étude : dans les vers comme dans les figurations, peu nombreuses en fait, elle relève une insistance sur les corps qui souligne le caractère concret du phénomène avec cependant des différences dues au fait que la peinture est « arte dello spazio » et la littérature « arte del tempo » (p. 213). Dans les deux arts, le sujet principal est toujours le corps, souvent érotisé, avec ses caractéristiques, ses postures, avec parfois l’adjonction ou la soustraction de signes, d’attributs, d’objets et même une duplication pour marquer la situation du début et celle de la fin en narratio continua. La possibilité de définir certains tableaux comme ovidiens ou de déceler des suggestions artistiques dans les vers du Sulmonais est liée surtout à la recherche d’un esprit commun qui sous-tend la description du corps mutant et les problèmes d’identité que provoque cette transformation entre ce qu’est devenu le sujet et ce qu’il était et croit toujours être. Derrière Ovide se profile la tradition hellénistique ; de son côté, l’art plastique latin, lui aussi, hérite des stimulations de la même période. Finalement, selon BS – ce sont ses derniers mots – plus que des traces d’une dérivation directe entre littérature et peinture, « l’analisi incoraggia piuttosto una visione organica delle testimonianze culturali, compartecipi dello stesso immaginario, tradotto in parole o segni, nel quale appare chiara la compiuta assunzione della metamorfosi come oggetto di poiesi ed espressione artistica, oltre che come categoria del pensiero, nella cultura latina primo imperiale » (p. 215).

L’ouvrage se termine sur une bibliographie de 14 pages présentée selon l’ordre alphabétique des auteurs. Les sujets traités par les travaux qu’elle énumère, liés aux très nombreux thèmes abordés de près ou de loin par BS, sont multiples et variés. Dans ces conditions il est fatal que la liste comporte des lacunes. L’une d’entre elles cependant est particulièrement criante : c’est l’absence de toute mention des études de Gilles Sauron qui a pourtant beaucoup écrit sur tous les problèmes évoqués ici. Entre autres, pour ne prendre qu’un exemple, on est surpris de ne pas voir cité l’article publié par ce savant dans la Revue des Études Latines[2], d’autant plus qu’il y est question de la métamorphose de Cyparissus, ainsi que de l’aventure de Pyrame et Thisbé. Dans l’une des peintures relatives à cette légende trouvée à Pompéi dans la demeure II, 2, 2 (qu’on appelle d’Octavius Quartio ou de Loreius Tiburtinus), que BS reproduit dans sa Fig. 36, p. 164, elle ne signale pas la présence d’une lance à côté du corps de Pyrame gisant sur le sol, objet qui, au contraire, a attiré l’attention de G. Sauron qui écrit : « Curieusement la somptueuse maison d’Octavius Quartio (II, 2, 2) comporte une transposition mal comprise du récit ovidien : l’auteur de cette peinture très maladroite a situé l’action dans une montagne et a pris l’agonie de Pyrame, qui git couvert de blessures à côté d’une lance, pour le résultat d’un accident de chasse ! »[3]. On notera que BS ne parle pas non plus de maladresse à propos de cette peinture. En outre, G. Sauron indique la présence d’une signature LVCIVS PINXIT et renvoie à un article de D. Scagliarini Corlàita[4] non cité par BS selon laquelle l’auteur de la peinture aurait été « le propriétaire de la maison ou un de ses familiers qui aurait pu être aidé par un peintre professionnel, ce qui expliquerait que le pied droit de Pyrame soit par exception correctement traité et se trouve être de plus identique au pied droit de Narcisse, dont la représentation fait pendant à celle de Pyrame et Thisbé, de l’autre côté du petit nymphée qui rafraîchissait le biclinium estival orné de ces peintures »[5]. BS n’indique pas cette disposition en diptyque et dans son développement consacré à Narcisse, elle ne signale pas spécialement la représentation de ce biclinium où l’on voit le jeune homme tenant une lance, ce qui renvoie au récit d’Ovide qui place l’épisode au cours d’une chaude journée de chasse (met. 3, 412), assis sur un rocher au bas duquel coule une source dans l’eau de laquelle on aperçoit son visage (alors qu’Ovide le décrit comme étendu sur l’herbe).Un arbre à l’arrière-plan rappelle la silva qui maintient la fraîcheur de l’atmosphère dont parle le poète (ibid.). L’évocation d’une telle ambiance n’a rien de surprenant dans une salle à manger d’été. Narcisse se tient comme quelqu’un qui se repose après un effort et il ne regarde pas son reflet. Le spectateur comprend qu’il vient juste d’arriver pour la première fois en ce lieu. La mise en symétrie avec l’image de Pyrame et Thisbé interroge sur la raison d’un tel groupement. Narcisse et le nymphée étant en rapport avec l’élément aquatique, cela signifierait-il que le commanditaire aurait retenu un rapport avec l’eau pour Pyrame et Thisbé ? Bien que les détails de la peinture (lionne, arbre susceptible d’être interprété comme le mûrier dont les fruits vont passer du blanc au rouge) renvoient à la version de la légende racontée par Ovide, peut-être le propriétaire du biclinium a-t-il choisi ce conte pour faire pendant à celui de Narcisse de l’autre côté du nymphée parce qu’une autre version de l’histoire de Pyrame et Thisbé racontait qu’ils se suicidaient tous deux par amour (Thisbé étant enceinte des œuvres de Pyrame et le couple craignant ses parents) et qu’après leur suicide, Pyrame était changé en fleuve (un fleuve de Cilicie s’appelait « Pyrame ») et Thisbé en une source qui se jetait dans ce fleuve. Ces deux évocations des légendes de Narcisse d’une part et de Pyrame et Thisbé d’autre part ont-elles été choisies pour décorer cette salle à manger d’été afin de rappeler aux hôtes qu’un élément apparemment agréable comme l’eau peut recéler des dangers et cacher des drames ?

La fontana della casa di Octavius Quartione

Cliché Francesca De Maria; Digitally enhanced by Mary Harrsch – CC by SA

En terminant, on regrettera que quelques défauts matériels entachent ce livre. L’autrice, avec raison, a inséré dans son texte de nombreuses photos, mais la qualité de celles-ci est variable et quelques‑unes ne sont pas très claires. De plus, elles sont toutes en noir et blanc alors que BS, pour certains paysages ou certains personnages, commente le choix des couleurs opéré par les artistes (par exemple p. 162-163). En outre, il y a parfois des erreurs dans les références : ainsi, p. 176, à propos d’une peinture de la Casa dei Capitelli colorati concernant Cyparissus, BS renvoie à sa fig. 42. Or cette fig. 42 représente une statue d’Hermaphrodite qui se trouve dans un musée de Berlin. On déplore maintes fautes d’impression, des étourderies, des lapsus : encore une fois pour ne citer qu’un seul exemple, au milieu du développement sur la peinture représentant Pyrame et Thisbé dans la Casa di M. Lucretius Fronto, on lit p. 164 : « rivoli rossi di sangue si dipartono dal corpo di Priamo ». Un autre regret : il n’y a pas d’index ni de table des illustrations.

Malgré ces défauts (faciles à corriger lors d’une réédition), BS offre ici un livre plein d’intérêt. Certes l’esprit de synthèse y est moins mis en lumière, mais le lecteur appréciera à sa juste valeur l’esprit d’analyse de l’autrice.

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 666-670.

 

[1]. Paesaggi del dramma nelle «Metamorfosi» di Ovidio e nella pittura romana coeva, Rome 2019.

[2]. G. Sauron, « La peinture pompéienne et la poésie augustéenne », REL 82, 2004, p. 144-166.

[3]. Ibid., p. 149.

[4]. D. Scagliarini Corlàita, « Lucius pinxit : una firma insolita nelle pitture di Pompei » dans A. Barbet dir., La peinture funéraire antique, IVe siècle av. J.-C.- IVe siècle ap. J.-C., Paris 2001, p. 323-325.

[5]. G. Sauron, op. cit.