Commençons par quelques remarques formelles ou de détails. Les quatre cartes présentées en début de volume sont bien faites et permettent au lecteur peu au fait de la géographie de la Syrie, en particulier de la Syrie du sud (Hauran), de suivre les pérégrinations des personnages dont il est question. L’index topographique et anthroponymique est d’une grande utilité (manque cependant Guillaume II). Les quelques illustrations en noir et blanc sont de médiocre qualité, mais là n’est pas l’important. On relève peu de fautes typographiques (p. 196), quelques fautes grammaticales (p. 140, p. 149, 237), l’usage répandu, mais qui reste irritant, de l’anglicisme « opportunité » pour « occasion » (exemple, p. 143). Une autre erreur, mais qui doit être typographique : l’an 385 de l’ère séleucide correspond à l’année 74 après J.-C. et non avant; enfin le soi-disant « Tycheion » d’Apamée a, en réalité, peu de chance d’avoir été dédié à Tyché (p. 232).
La structure de l’ouvrage peut être déroutante à certains égards. En effet, à l’intérieur de chapitres qui suivent l’ordre chronologique, le classement se fait tantôt par régions (1e partie) ou par chronologie et par thèmes (2e partie), avec des retours en arrière chronologiques. Néanmoins le lecteur s’y retrouve dans la mesure où les transitions logiques sont soigneusement ménagées.
Dans une introduction ou préambule, il est question des éventuels voyages du IVe au XVIIe s., notamment les pèlerinages à partir du IVe s. En effet, la Syrie fait partie de la « géographie sacrée » du Levant chrétien (avec, par exemple, les sites de Resafa, Qal’at Sheman, etc.) Jusqu’au XVIIe s. ce sont surtout les routes des caravanes qui se rendent aux Lieux Saints qui sont fréquentées. Et d’ailleurs l’intérêt et les descriptions s’attardent beaucoup plus aux populations qu’aux sites et monuments. Alep en particulier est un lieu d’étape pour les commerçants, dont certains se révèlent de véritables aventuriers. Mais ce n’est qu’à la fin du XVIIe s. et au XVIIIe s. que l’intérêt se porte sur les sites archéologiques de la part de ceux qu’on nomme désormais les Antiquaires, mais aussi de diplomates, ou encore de missionnaires. Pierre Belon, Jacques de Villamon, Pietro Della Valle au début du siècle, ou encore Jean de Thévenot, Jean de la Roque, le premier à décrire Baalbek, font partie de ces intrépides. Certains se livrent à la chasse aux manuscrits et « médailles » (p. 32), comme le dominicain Vansleben (p. 32-33) et œuvrent pour des collections privées. L’intérêt se porte aussi sur les sites et les inscriptions. Certaines régions se révèlent beaucoup plus difficiles d’accès. Ainsi la Syrie du sud (Hauran) n’est vraiment visitée qu’à partir des premières années du XIXe s. (1805). La première reconnaissance est due à Barski (1734), mais c’est l’Allemand Seetzen en 1805-1806, grand et courageux voyageur, qui la visite de manière plus approfondie (p. 102 sqq.). Le Suisse Burckhard lui succède en 1810 et 1812, et découvre Pétra. Courageux, en effet, ces hommes le sont, car ils doivent braver les pillages, voire les meurtres, mais également les maladies, puisque ce qui frappe à la lecture de ces pages, c’est le grand nombre d’entre eux qui moururent de maladie au cours de leur séjour en Syrie ou peu après. Leurs pérégrinations sont souvent tortueuses. C’est sa grande connaissance de la topographie des régions concernées qui permet à l’auteur de suivre pas à pas les trajets de ces aventuriers; même quand les informations manquent, elle peut compléter leur itinéraire avec une extrême vraisemblance; par exemple, celui de Bankes dans le Hauran (p. 126). Il est vrai que, pour l’exploration de cette région, elle reprend en grande partie les développements de son ouvrage de 2004 (Voyages dans le Hawran… de W.J. Bankes). C’est Bankes par exemple qui, le premier, gagna Umm al-Jimal, site de l’Antiquité tardive particulièrement bien conservé. Ce personnage nous a laissé un gros dossier sur la région avec des dessins souvent cotés de monuments, dont plusieurs aujourd’hui disparus (Nymphée de Suweida, Tour de Sanamein : Ill. 19 et 20), et des copies d’inscriptions. Certains de ces dessins ne furent redécouverts qu’en 1994 ! Entre 1821 et 1857 plusieurs voyageurs se succèdent dans le Hauran. Parmi eux citons Graham qui fut le premier à révéler l’existence des inscriptions safaïtiques (p. 144-145).
La redécouverte de Palmyre qui remonte à 1676 est le fait de voyageurs anglais, Timothy Lanoy, Aaron Goodyear; en 1691 ils sont accompagnés de William Halifax. On doit à ce dernier la première description du site, dans sa publication qui eut un succès considérable. Ils sont suivis des Français Giraud et Sautet (1705) et Granger (1735). Avec Tavernier en 1644, Maundrell en 1696-1697 et Pococke en 1737 (qui est le premier à les décrire), les « villes mortes » du Massif calcaire, mais aussi l’Euphrate sont à leur tour explorés.
Pour Palmyre, le voyage décisif est celui de Wood et Dawkins en 1751 (p. 77 sqq.) on retiendra aussi le voyage de Cassas en 1785 et ses belles, sinon fidèles, planches qui auront un grand retentissement. En l’occurrence, mais aussi en de nombreuses autres circonstances au long de l’ouvrage, ASF compare systématiquement ces vues avec ce que sa grande connaissance des sites lui permet, ce qui est très utile pour apprécier la véracité de ces témoignages visuels. Le site de Palmyre occupe une place de choix dans l’ouvrage. Il est vrai que c’est là sans aucun doute que se concentrent les difficultés d’accès pour les Occidentaux, les anecdotes évocatrices et les personnages hauts en couleurs, comme Lady Hester Stanhope, la « Reine de Palmyre » (p. 94-95), ou encore Jane Digsby alias Lady Jane Ellenborough (p. 161-162). À travers l’ouvrage, spécialement mais pas uniquement à Palmyre, on observe la perplexité, voire la consternation, de ces Européens, férus d’art grec et romain classique, devant ces interprétations locales des formes architecturales et plastiques romaines.
Ce n’est qu’à partir du milieu du XIXe s. que des études de sites apparaissent avec les expéditions scientifiques collectives (2e partie : p. 147-192). Et encore la Syrie du nord et l’Euphrate sont relativement négligés. Perdure cependant la race des aventuriers. Par exemple Burton, homme d’une trempe exceptionnelle. Parmi les authentiques savants les noms du marquis de Vogüé et surtout de Waddington émergent. De Vogüé s’occupe des inscriptions sémitiques, Waddington des inscriptions grecques et latines. Leurs diverses publications, entre 1863 et 1877, font encore autorité de nos jours. Les expéditions collectives sont désormais soutenues par des institutions, voire des États, plus fréquemment toutefois en Angleterre et en Allemagne qu’en France.
La politique internationale n’est pas étrangère à l’engouement des puissances occidentales, comme en témoigne la visite de l’empereur Guillaume II en Palestine en 1898. Les savants allemands sont en effet à l’avant‑scène de la recherche au tournant des XIXe et XXe s. L’expédition de Brünnow et Domaszewski en Syrie du sud aboutit à des publications encore consultées de nos jours, qui regroupent photographies, plans cotés, restitutions en élévation, copies d’inscriptions, etc. Wiegand surtout, chef du Denkmalschutzkommando dirige en pleine guerre des missions à Baalbek et à Palmyre (p. 173-174), Schuhmacher réalise des prospections détaillées dans les villages du Hauran. Parallèlement aux Allemands les États-uniens ne sont pas en reste avec les expéditions de Butler, soutenues par l’Université de Princeton (1899, 1904-1905, 1909), travail qui fait encore autorité de nos jours. Citons encore l’Anglaise Gertrude Bell, diplomée d’Oxford et première femme à laisser sa marque en Syrie (1900, 1905, 1909), dont le principal apport concerne la zone de l’Euphrate. Elle y jouait aussi le rôle d’agent de renseignement. En effet, nombre de ces archéologues en Syrie avant et pendant la première guerre mondiale, dont le célèbre T.E. Lawrence ou l’Allemand Max von Oppenheim, étaient également des espions au service de leur nations respectives. Pour ce qui concerne la France, et en dépit de leur chaire à l’EPHE, Clermont-Ganneau et Dussaud doivent chercher le soutien d’autres institutions, souvent étrangères. Dussaud s’intéressera surtout aux textes grecs et safaïtiques, au cours de plusieurs expéditions (1895-1897, 1899, 1901).
Bien sûr le Mandat français sur la Syrie et le Liban qui résulte du traité de San Remo (1920), ouvre la voie à la science française (3e partie, p. 193-220). Est alors mis sur pieds le Service des Antiquités, est aussi fondée la revue Syria. Plusieurs personnalités scientifiques s’impliquent dans cette présence française : Babelon, Chamonard, Virolleaud. On assiste à la création des musées de Damas, de Beyrouth, puis d’Alep. L’ouverture à d’autres nationalités survient un peu plus tard, en 1929, à l’initiative d’Henri Seyrig. La liste des missions étrangères s’allonge (p. 201) : Danois, Tchèques, Belges, Anglais, Américains et même Allemands. Sont entreprises d’importantes fouilles qui sont encore en cours ou dont les résultats ont marqué la recherche internationale : Byblos (1921), Sidon, Ras Shamra (1929-1939) sous la direction de C.A. Schaeffer. Parrot est à Tell Hariri (Mari) de 1933 à 1938; Poidebard opère une extraordinaire prospection aérienne qui donne lieu à deux ouvrages essentiels (1925‑1934). Cumont est à Doura-Europos à partir de 1922, fouille à laquelle est rapidement associée l’Université de Yale (1928-1937); Palmyre connaît des restaurations et des fouilles (arc et agora), notamment le dégagement du temple de Bêl (1929-1930), en même temps que se poursuit la moisson épigraphique. L’importance du site elle aussi implique l’appel à des collaborations internationales (Ny Carlsberg de Copenhague). Dans le Hauran, toutefois, on constate peu d’activité pendant le Mandat.
Le chapitre III de la 3e partie porte sur les opérations archéologiques après l’indépendance de la Syrie (p. 221 sqq.). Les institutions mises en place par la France perdurent. En 1946 est même fondé l’Institut français de Beyrouth. Les Français restent très présents, mais le nouvel État fait appel à des missions d’autres nations : en 2011, on comptait une vingtaine de missions étrangères. Les fouilles des sites connus se poursuivent : Ras Shamra, Mari, Doura Europos, Palmyre, avec l’importante et efficace mission polonaise (Gawlikowski), Apamée-sur-l’Oronte. De nouveaux chantiers sont aussi ouverts : Tell Mardikh (Ebla) et, en Mésopotamie du nord, Tell Leilan, Tell Bi’a, Tell Brak, Qatna, Qadesh, etc. Les fouilles de la « vallée engloutie » par le barrage de Tabqa ont marqué aussi l’apogée des fouilles de sauvetage avec la révélation de sites importants, dont Emar. Dans le Hauran, Bosra est l’objet d’une attention particulière et il est fait appel également à des missions étrangères, notamment J.-M. Dentzer. Dans le nord, les « villes mortes » sont enfin l’objet de l’attention des savants qui en proposent diverses interprétations (Tchalenko et Tate); on notera aussi la considérable ampleur que prend le corpus des Inscriptions Grecques et Latines de Syrie (IGLS).
Sans conteste le chapitre IV de la dernière partie laisse le lecteur navré. On aura compris qu’on y recense (et encore en les résumant) les destructions et pillages dont ont été victimes les sites archéologiques syriens. Ces déprédations sont le fait aussi bien des villageois locaux, de l’armée « régulière » que des forces islamistes ou de DAESH. On y présente les exemples consternants de Mari, d’Ebla, de Doura ou d’Apamée, où 14.000 (!) trous de pillage ont été repérés, réalisés sous les yeux de l’armée (p. 263). El-Bara, Serdjilla, dans le Massif calcaire ont subi aussi des ravages. Mais le cas le plus emblématique et le plus médiatisé reste Palmyre. La chronologie des destructions et pillages y est présentée en « rendant à César » ce qui lui revient. Il y est rappelé que les destructions de DAESH ne sont que la partie la plus spectaculaire du drame; les armées syrienne et russe, respectivement avant 2015 et après 2016, y ont aussi leur part. Comme le note très judicieusement l’auteur, il s’agit d’une punition infligée « à la fois au monde attaché aux vestiges gréco-romains et au régime de Damas qui avait fait de Palmyre une sorte de vitrine de la Syrie et le symbole. à travers l’histoire de Zénobie, du nationalisme arabe syrien » (p. 271). Le terrible constat que dresse ce chapitre rendait nécessaire un tel ouvrage de la part d’une spécialiste dont la carrière fut consacrée à cette région, initiative qui ne doit rien à un opportunisme déplacé lequel parfois prend prétexte de l’émoi international pour produire sans scrupule des ouvrages de circonstance à l’information approximative.
Comme le dit l’auteur, il s’agit donc d’« un ouvrage qui se situe aux franges de l’érudition et des attentes du grand public » dont on recommandera la lecture.
Thierry Petit, Département des sciences historiques, Université Laval, Québec
Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 782-785.