< Retour

Ce volume sur Empédocle est en deux grands volets. Le premier, « Cosmologie et connaissance » offre une reconstruction de sa physique et cosmologie, ou si l’on préfère, de sa cosmo-théologie, et ensuite de sa théorie de la connaissance, où l’accent est mis sur le soleil comme divinité, et que l’auteur identifie avec Apollon, ou plutôt avec un Apollon-soleil ici donné comme Pythagoricien. Le second volet, « Empédocle à Athènes » vise la première phase de la réception ancienne d’Empédocle, en examinant sa présence dans la littérature de l’époque classique. En pratique, cela veut dire chez Aristophane, dans les Nuées de 423 av. J.‑C. et puis dans les Thesmophories de 411 av. J.‑C., tout particulièrement dans sa présentation du poète tragique Agathon, et ensuite chez Platon dans le Banquet, où Agathon figure aussi, et où, dans le mythe sur les origines de la race humaine proposé par le personnage d’Aristophane, de nombreux spécialistes ont reconnu un emprunt à la zoogonie de l’Agrigentin. De ces deux études, la première saura trouver sa place, vaudra ou ne vaudra pas, comme une interprétation de la physique et théologie d’Empédocle, tandis que la seconde, dans la mesure où elle prend ses fondements à partir des conclusions de la première, semble plus précaire.

La première étude comprend quatorze sections, dont les neuf premières traitent de la cosmo-théologie d’Empédocle, et les cinq dernières de sa théorie de la connaissance. Saetta Cottone cite Empédocle par renvoi aux fragments numérotés de l’édition de référence Diels-Kranz, (abrévié DK) doublé d’une référence à l’édition d’Empédocle de 2016 comprise dans le volume V.2 des Présocratiques en sept volumes de la série Loeb par A. Laks et G.W. Most, (= LM) réunis en un seul volume dans sa version française Les débuts de la philosophie. Je ferai de même.

Dans les trois premières sections Saetta Cottone aborde de plein fouet la grande controverse des études Empédocléennes depuis les années 1960s, la doctrine du cycle cosmique. Sagement, Saetta Cottone ne nous impose pas l’examen complet du dossier, mais préfère se déclarer pour une des interprétations établies, peut-être en fait la plus établie, celle que j’appellerai le cycle symétrique, bien que Saetta Cottone y apporte d’importantes modifications, comme nous l’allons voir. Le cycle ainsi conçu, donc, correspond à une oscillation régulière entre deux pôles, sous l’influence alternée de deux puissances cosmiques, l’Amour qui unit et la Haine qui sépare. Au premier pôle, sous l’Amour à son apogée, nous trouvons un dieu solitaire qu’Empédocle baptise le Sphairos, béat et immobile, qui renferme en lui la somme entière des quatre éléments (eau, feu, terre et air/aither), et ce faisant exclut l’existence du monde. À un moment donné toutefois la Haine se réaffirme et commence à séparer et à réanimer les éléments (DK B 30/LM D 94). La Haine continue ensuite de croître, donnant naissance au monde et ses vivants, tandis que l’Amour se tapit au centre, jusqu’à ce que la séparation complète des éléments s’ensuive, et que le monde et ses vivants à leur tour disparaissent, le second pôle. C’est ensuite au tour de l’Amour de reprendre l’initiative (DK B 35/LM D 75) et de recombiner les éléments pour former des êtres vivants et ensuite de poursuivre son travail de fusion jusqu’à ce qu’il ait reconstitué le Sphairos. Notre monde, et tous les mondes passés et à venir, n’existent qu’entre ces deux pôles, car tout monde, comme tout vivant, est le produit conjoint des deux puissances, la division et l’unité étant toutes les deux nécessaires pour former mondes et vivants, des complexes non-uniformes, plus mélangés et unis en certains endroits, plus distincts et séparés en d’autres. Selon Aristote (GC 334a6), le monde dans lequel nous vivons est celui de la Haine croissante.

Bien que Saetta Cottone se prononce à la page 17 tenante du cycle symétrique, elle innove fortement sur ce schéma, car dès cette même page elle propose de faire de notre monde actuel le second pôle, auquel elle oppose le Sphairos. Selon elle, la vraie polarité du cycle est une opposition entre le monde invisible qu’est le Sphairos et notre monde visible, dont le trait le plus saillant est le soleil. Son appui principal pour cette lecture est le fragment DK B 27.1/ LM D 89.1, à propos du Sphairos, qu’Empédocle décrit comme une phase où il n’y a plus de soleil : « on ne distingue pas là les membres rapides du soleil ». Cependant, il est clair qu’ailleurs Empédocle déploie une formule très semblable à celle-ci pour introduire une période également acosmique, mais cette fois dominée par la Haine, comme Plutarque nous l’explique clairement au 926e dans son traité De la face qui paraît dans la lune, et que Laks-Most citent comme un fragment distinct, leur D 96. Tout en reconnaissant l’obstacle que ce second témoignage présente à son interprétation, Saetta Cottone préfère passer outre pour l’instant (p. 26) et y revenir dans la neuvième section. Une fois là, donc, à la page 75, elle nous explique que la ressemblance des deux passages est fonction de leur proximité chronologique. Dans le second passage, LM D 96, nous sommes encore au début du monde, lorsque le soleil existe mais les vivants pas encore. En somme, malgré son penchant initial pour le cycle symétrique, au long de son exposé elle abandonne tant de caractéristiques du cycle symétrique qu’elle finit (p. 79) par rejoindre la reconstruction de Jean Bollack (Empédocle I. Introduction à l’ancienne physique, 1965, pp. 95-124), qui fut le principal apôtre du cycle non-symétrique. Pour cette raison, j’ai du mal à comprendre pourquoi elle ne s’est pas déclarée d’emblée prenante de ce point de vue.

Avant cela, dans les sections quatre et cinq, elle passe au fragment DK B 134/LM D 93 qui décrit un dieu. Empédocle nous dit que ce dieu n’a pas de membres, et ensuite aux vers 4 et 5 dans la traduction de Saetta Cottone : « qu’il est seulement une pensée sainte et indicible (φρήν… ἀθέσφατος), s’élançant à travers le monde entier avec ses émanations rapides (φροντίσι κόσμον ἅπαντα καταΐσσουσα θοῆισιν) ». La ressemblance de ce dieu au Sphairos, également décrit comme sans membres dans le fragment DK B 29/LM D 92 est assurément délibérée. En présentant ainsi la phrèn sainte, Empédocle veut nous faire penser au Sphairos. Sur ce point, certains ont même proposé l’identification des deux divinités. Saetta Cottone refuse, avec bonne raison, en notant que la phrèn est en mouvement. S’appuyant sur un nombre de témoignages anciens, y compris celui d’Ammonius, le citateur du B 134, et sur l’appartenance vraisemblable d’Empédocle au Pythagorisme, Saetta Cottone, suivant Picot (2012), prône l’identification de ce dieu avec un Apollon-soleil. Que la « phrèn sainte » soit un corps céleste et sphérique est fort probable, mais la traduction « pensée » est inexacte. Empédocle parle plutôt d’une intelligence. Plus précisément encore, le mot phrèn  est une expression délibérément concrète, car elle dénote « l’organe de pensée » chez les hommes. Contre l’identification avec le soleil, par conséquent, le mot phrèn   peut suggérer une autre lecture, tout aussi Pythagoricienne : le vol (καταΐσσουσα), de cette intelligence est son apothéose, la vie céleste que l’âme mène une fois libérée du corps, au‑delà des misères de la transmigration. En particulier, la traduction de φροντίσι par « émanations », même accompagnée d’un point d’interrogation entre parenthèses (p. 45), se défend mal. Enfin, je note l’absence complète dans la présentation de la phrèn  des attributs usuels du soleil : feu, chaleur et lumière, qui sont mis en valeur dans le fragment DK B 21.3/LM D 77.3 où le soleil est nommé.

La section la mieux réussie du volume, selon moi, est la sixième, consacrée à l’étrange doctrine empédocléenne du double soleil. Selon le rapport d’Aëtius dans le Livre 2, chapitre 20, lemme 13, Empédocle enseignait que le soleil visible n’est pas une boule de feu céleste, mais serait en fait un reflet, sur le firmament vitreux, d’un feu atmosphérique ambiant mais plus diffus. (Chez Empédocle, la nuit et le jour sont produits par la rotation de deux hémisphères, l’un de feu lumineux et d’air, l’autre principalement composé d’air sombre.) Bien des spécialistes ont noté que cette doctrine du double soleil semble animée par le désir de surpasser la découverte, récente à l’époque, que la lune ne brille pas d’elle-même, mais par réflexion de la lumière du soleil (Parménide DK B 14 et B 15/LM D 27 et D28 ; Anaxagore, DK B 18/ LM D 40-45). La doctrine du double soleil a fait l’objet de diverses reconstructions, dans les détails desquelles je ne peux entrer ici. Toutefois, en bref, la reconstruction qu’offre Saetta Cottone me semble convaincante, au grand minimum tout aussi vraisemblable que ses rivales.

Dans les sections sept et huit, et ensuite de dix à quatorze, Saetta Cottone renchérit considérablement sur ce double soleil. Pour Saetta Cottone, le double soleil est un cas paradigmatique d’enseignement empédocléen, car selon elle les images sont le moyen d’acquérir la connaissance, pourvu que l’on tienne aussi compte de la différence entre une image et ses sources, les éléments éternels. À travers ces sections, j’ai trouvé que l’auteur avançait beaucoup trop vite et que, dans la critique des sources en particulier, de nombreux points à controverse n’étaient pas suffisamment démontés puis argumentés. Qu’Empédocle ait été le premier présocratique à formuler une ou des théories de la perception est sûrement important. Cependant il est aussi bien connu qu’Aristote et Théophraste, puis les grandes écoles hellénistiques, de même que les penseurs de l’époque impériale, ont tous repris et reformulé ses propos sur la perception et la pensée en fonction de leurs propres cadres épistémologiques et métaphysiques (voir notamment Sextus Empiricus Adv. Math. 7 123-35, la source des fragments DK B 2 et 3/ LM D 42 et 44). Ce matériel nécessite une analyse minutieuse, que Saetta Cottone ne présente pas au lecteur. Quoi qu’il en soit, à partir de ces matériaux complexes Saetta Cottone élabore une doctrine empédocléenne de l’apprentissage basée sur la perception, médiatisée par un logos divin et une Muse dont le rôle est d’aider le poète à façonner des images. Je cite la page 124, l’occasion d’un retour sur le dieu du fragment B 134 :

« Autrement dit, Empédocle aurait désigné le Soleil par le mot phrèn pour que son élève saisisse l’importance des images dans la connaissance des choses. La désignation par la métaphore aide à effectuer le passage d’une connaissance se situant au niveau de la vie biologique (le sang autour de la phrèn de l’homme) à une connaissance supérieure, celle de la vie symbolique des images qui sont dans la nature (comme le Soleil) et dans la poésie, les unes renvoyant aux autres ».

Le second volet du volume nous conduit à Athènes pour étudier la réception d’Empédocle chez Aristophane et Platon. Pour Saetta Cottone, la visite en 427 av. J.‑C. du sophiste Gorgias de Leontinoi, que la tradition rapporte avoir été l’élève d’Empédocle, fut le moment probable de la transmission de son œuvre. Les sections un à cinq forment une étude du chœur des Nuées, ce chœur étant assez atypique du genre comique. En effet, au lieu de soutenir le protagoniste Strepsiade, vers la fin de la pièce celles-ci ne se révèlent aucunement propices à ses desseins, voire mêmes trompeuses, afin de le punir de ses fourberies, comme elles le lui expliquent (1458-61). Dans la pièce, le parallèle le plus marqué avec Empédocle est la caractérisation de l’enseignement donné dans le « Pensoir » de Socrate comme une initiation aux mystères, où les Nuées donnent à réfléchir sur la représentation artistique, la mimésis, et sur les apparences changeantes et souvent fausses. Selon Saetta Cottone, Aristophane laisse entendre que le salut (comique, Aristophanesque) se gagne en allant au‑delà des apparences, comme chez Empédocle. Dans les sections six à huit, nous passons aux Thesmophories de 411 av. J.‑C., une parodie dans laquelle le poète comique malmène Euripide en plongeant le personnage du dramaturge au centre d’une intrigue dans le style de ses tragédies récentes, qui sont plus rocambolesques et romantiques que tragiques. La pièce débute avec un malentendu comique sur le sujet de la perception où Saetta Cottone décèle nombre de clins d’œil aux théories d’Empédocle, et se poursuit avec la visite d’Euripide au poète tragique Agathon, qui profère une théorie de la mimésis artistique qui fait aussi penser à Empédocle. Saetta Cottone soutient que cette présence d’Empédocle sur les tréteaux d’Athènes est l’arrière-plan qui nous permet d’apprécier l’importance du personnage d’Agathon dans le Banquet de Platon. La structure formelle de ce dialogue, on se souviendra, est celui d’un concours ou divers convives rivalisent dans la production d’éloges en l’honneur du dieu Éros. Après avoir souligné quelques remarques d’Alcibiade, qui se propose de décrire Socrate au moyen d’images, (215 a4-b3), dans la onzième section Saetta Cottone aborde le discours que Platon met dans la bouche d’Aristophane (189c2-193d6). Ce passage célèbre présente notre nature humaine comme en réalité partielle, car nous ne sommes, chacun, que des moitiés coupées, les survivants d’êtres sphériques anciens que Zeus a ainsi punis pour avoir tenté de lui porter atteinte. Selon ce mythe, Éros n’est rien d’autre que la quête de notre moitié manquante, et par là, de notre unité perdue. Ce passage est reconnu depuis longtemps comme une reprise par Platon d’idées empédocléennes sur la biologie humaine, faite d’unité et de division ; chez Empédocle la différence sexuelle semble avoir été comprise comme un manque d’unité, ou une imperfection, dans le sens que les humains sont incapables de se reproduire seuls. Ici donc, après l’examen de nombreuses allusions beaucoup plus ténues, ce cas évident d’engagement prolongé avec Empédocle méritait plus de discussion, mais le chapitre est bien trop court, à peine dix pages. L’étude dans son ensemble se termine par une réflexion sur la présence de thèmes apolliniens dans l’Apologie de Socrate.

Tentons maintenant de résumer. Ce volume a du nouveau à dire sur Empédocle, mais il ne donne pas à ses lecteurs un accès suffisant aux données qui leur permettraient de juger eux-mêmes ses diverses thèses. Notons que cette critique ne découle pas d’un parti pris contre les thèses elles‑mêmes. Il n’y pas de consensus dans l’étude d’Empédocle, encore moins une orthodoxie, mais cette relative liberté impose le devoir de donner au lecteur assez d’information pour peser le pour et le contre. Une deuxième critique serait que la bibliographie n’est pas toujours exploitée à plein, et une troisième que bon nombre de sections, malgré une certaine élégance laconique, sont si brèves qu’elles offrent à peine un croquis de leurs sujets. Je suis prêt à donner raison à Saetta Cottone qu’Empédocle est une présence dans les deux pièces d’Aristophane, mais il est possible de se demander s’il n’est pas déjà connu sur la scène Athénienne dès l’Orestie d’Eschyle de 457 av. J.‑C. comme semble l’indiquer de nombreux parallèles linguistiques (voir Traglia (1952) et Gemelli Marciano (1990) ; Eschyle en était alors à son deuxième séjour en Sicile). Enfin dans l’histoire de sa réception, plus d’emphase plus tôt sur le cas sûr du Banquet aurait permis de mieux soutenir les cas plus douteux.

 

Simon Trépanier, Université d’Edimbourg

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 242-246.