< Retour

C’est un beau livre que vient de faire paraître Michel Roux sur la Phrygie, d’autant qu’aucune synthèse n’existait sur cette région dans la période envisagée (IVe avant J.-C.- 235 après J.-C.) et que sa réalisation nécessitait le rassemblement et la maîtrise d’une documentation tant abondante que dispersée. Version remaniée d’une thèse soutenue en 2018, l’auteur a pour objectif « d’estimer le rôle des soldats étrangers dans l’important processus de transformation sociale, politique et économique que connut l’espace phrygien au cours des presque sept siècles » que couvre son enquête (p. 15).
Après une introduction où il définit son propos et insiste surtout sur la question des sources, l’auteur s’attache dans une première partie à identifier la présence militaire étrangère dans l’espace phrygien (p. 21-186). Avec de nombreuses cartes à l’appui, en se focalisant sur les données topographiques et les grands axes de circulation, il permet au lecteur d’appréhender cet espace phrygien dans son ensemble et surtout de comprendre sa structuration, « région par région, communauté par communauté » (p. 31).
La deuxième partie du livre analyse les formes de l’impact économique de cette installation des soldats étrangers dans la région (p. 187-280). Les questions des implantations militaires, de l’appropriation de la terre et des conséquences pour les populations en place sont traitées chronologiquement de la période achéménide aux conquêtes macédonienne et romaine. L’auteur tente ensuite de cerner le poids démographique et les revenus des soldats et vétérans pour analyser leur impact dans l’économie. Du fait des sources, les transformations se remarquent essentiellement dans le domaine funéraire, dans l’accélération de la monétarisation de la région et dans le développement des réseaux routiers qui favorisaient son contrôle. Ce deuxième chapitre s’attache aussi à analyser, à nouveau chronologiquement, les fonctions de contrôle et de surveillance exercées à partir des communautés où les soldats s’étaient implantés, et s’interroge sur les violences qu’ils pouvaient exercer à l’encontre des populations locales.
Le troisième et dernier chapitre s’intéresse aux dynamiques sociales et culturelles (p. 281-400). L’auteur cherche en premier lieu à retracer le quotidien des soldats et de leurs descendants en analysant notamment les structures familiales et la place des dépendants. Mais bien d’autres sujets sont abordés : l’espérance de vie et les causes de mortalité, les problèmes de langue (grec et latin), les activités exercées après leur retour à la vie civile. En second lieu, il se concentre sur la domination sociale exercée au sein des pouvoirs locaux et sur le système de reconnaissance qui se manifestait par les honneurs et par la distinction dans le domaine funéraire. En dernier lieu, l’étude des cultes met en relief les différentes strates qui s’étaient cumulées au sein de cet espace régional générant parfois, du fait des échanges culturels, des interprétations. La place des religions monothéistes n’est pas oubliée dans ce panorama des cultes pratiqués dans cette région phrygienne.
L’ouvrage est bien écrit et se lit aisément, d’autant que l’auteur prend soin de donner systématiquement des conclusions intermédiaires et générales qui marquent bien les idées essentielles abordées au long des chapitres. Les cartes sont soignées. Elles permettent non seulement de bien visualiser les lieux évoqués et de les situer dans leur contexte géographique, mais aident aussi à la compréhension des phénomènes étudiés : cartes 2 et 9 sur les grands axes et transversales, carte16 sur les implantations hellénistiques qui permettent de bien différencier le système de défense séleucide de celui des Attalides, cartes 17 à 19 montrant les implantations des katoikiai, des colonies hellénistiques et la présence militaire romaine dans la région, cartes 21 à 25 sur les différentes implantations des cultes par exemple. Les indices sont abondants facilitant la recherche thématique ou ponctuelle (p. 407-475). La bibliographie est copieuse et bien informée (p. 476-556). Les sources épigraphiques et numismatiques convoquées sont utilisées avec minutie et parfois force détails. Le cas particulier d’Antioche de Phrygie-Pisidie, en raison de l’abondance de la documentation, est traité souvent à part, mais reste bien intégré aux discussions. Le rassemblement de ces sources sous forme de tableaux thématiques offre une mise au point utile selon les sujets abordés. L’auteur a fait le choix de simplifier le système de références à ces sources en renvoyant à sa propre base de données mise à disposition des lecteurs en open source (https://books.openedition.org/momeditions). On comprend ce choix qui permet de ne pas surcharger les notes de bas de page et les tableaux. En revanche, cela oblige le lecteur, qui veut aller au plus près des documents, à se référer aussi à cette base.
Deux problèmes doivent cependant être soulignés. Le premier vient du choix de l’auteur, justifié, de faire une histoire par les noms. Malgré toutes les précautions prises en introduction (p. 17-19), un crédit trop important est cependant accordé à ces données. C’est particulièrement flagrant pour la période achéménide où le nombre des noms d’origine iranienne est très faible et que ceux-ci émanent de sources tardives. Le fait de porter un nom théophore forgé sur celui du dieu Mithra ne fait pas forcément de celui qui le porte un descendant d’un colon militaire. Même si une implantation des cultes iraniens peut être due à la domination impériale perse, on ne peut laisser de côté le succès du culte de Mithra sous l’empire romain, particulièrement dans les milieux militaires. Le fait est moins marqué pour les autres périodes où le nombre de témoignages est plus important et où une sélection a été accomplie par l’auteur. Néanmoins, l’attribution de ces noms spécifiquement à des descendants de colons militaires interroge parfois, alors que les sociétés hellénistique et impériale sont plus ouvertes qu’autrefois aux brassages des populations et des cultures. Les pourcentages calculés renforcent artificiellement l’importance des groupes alors qu’il s’agit de nombres restreints. De plus, l’épigraphie permet de constater très souvent, au sein d’une même famille, l’usage entremêlé, d’une génération à l’autre, de noms tant d’origine anatolienne que grecque, les noms latins venant parfois s’ajouter à eux. Lorsque ces documents datent de l’époque impériale, ils nous révèlent peu de choses sur l’origine, mais beaucoup sur la culture gréco-romaine.
Cet aspect rejoint le second problème qui se fait jour à la lecture du livre : celui d’un glissement progressif de la colonisation militaire vers l’étude de la poliadisation de la Phrygie et d’une société gréco-romaine, sans que son émergence ne soit suffisamment abordée et contextualisée. C’est particulièrement le cas dans les deuxième et troisième chapitres où le lecteur ne sait plus s’il a affaire aux colons militaires et à leurs premiers descendants ou si l’on traite des notables des cités et de la société d’époque impériale. Cet aspect, dû en partie à la documentation qui est la plus abondante dans les trois premiers siècles de notre ère, aurait mérité d’être davantage explicité et interrogé. À cet égard, les plaintes des communautés phrygiennes, dont les témoignages apparaissent à partir de la seconde moitié du IIe siècle après J.-C., relèvent moins de la question de la colonisation militaire que du problème de l’intégration et de la marginalisation dans l’Empire.

 

Guy Labarre, Université de Franche-Comté – UFR SLHS

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 286-288.