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Depuis bientôt dix ans, Jean‑Manuel Roubineau construit une œuvre remarquable. Après une thèse au titre quelque peu austère et au contenu fort érudit, consacrée aux exemptions fiscales dans les cités grecques, il aurait très bien pu, comme nombre de ses collègues, demeurer dans son pré carré, se cantonnant à écrire des articles scientifiques ou, mieux, quelques ouvrages savants, d’ordinaire collectifs et limités à une diffusion restreinte. Cela n’a pas été le cas. En une décennie, il a publié plusieurs livres personnels – je dis bien livres, ce qui suppose un réel effort d’écriture – qui ont su conjuguer le souci de toucher un large lectorat avec de hautes exigences académiques : d’abord une histoire sociale des cités grecques, qui frappait déjà par l’originalité de son approche et des thèmes abordés ainsi que par les sources utilisées – pour beaucoup iconographiques[1]. Ensuite est venu un ouvrage consacré à Milon de Crotone, le célèbre lutteur du vie siècle av. J.-C., où le propos demeurait, là encore, d’embrasser la réalité sociale et culturelle des sociétés grecques, au-delà de la singularité d’une vie[2]. Enfin, en 2020, J.‑M. Roubineau publiait un petit livre dédié à Diogène le Cynique, où il montrait à quel point le célèbre philosophe avait incarné une sorte d’être antisocial, à rebours de ces normes civiques que l’auteur avait décrites dans ses travaux antérieurs[3].

Son dernier ouvrage, consacré à l’histoire de la boxe antique, s’inscrit dans la même veine. D’abord le livre est un bel objet : on soulignera la qualité de l’illustration de couverture, l’épaisseur du papier, le format large (24×16,5 cm) qui permet une lecture aisée des nombreuses images reproduites (photographies, monnaies, statues, bas-reliefs ainsi que des représentations sur vase que l’auteur a lui‑même redessinées).

Ensuite, le propos de J.-M. Roubineau est toujours maîtrisé et étayé, comme le montre l’impressionnant apparat critique : un tiers du livre est consacré aux notes, aux tables et index, à une imposante bibliographie. Pour autant, cela n’entame en rien la lecture, y compris lorsque sont mentionnés des termes grecs : écrit dans un style vif, avec des titres de paragraphe percutants (il s’agit bien de pugilat !), toujours soucieux de coller à la réalité vécue, J.-M. Roubineau nous plonge dans l’univers passionnant des boxeurs antiques. On peut dire que tout y est, textes et illustrations à l’appui : une anthropologie comparée des boxes contemporaine et ancienne, la place de cette dernière au sein des autres disciplines athlétiques (un sport « lourd », au même titre que le pancrace et la lutte), ses différents styles, son rapport à la violence et à la guerre, l’équipement utilisé, les types de gants, les exercices d’entraînement (avec ou sans partenaire), les lieux de combat, l’hygiène de vie et l’idéal corporel, les techniques d’attaque et de défense, les interdits et les mauvais gestes, les blessures, la victoire ou la défaite. C’est une véritable histoire humaine, écrite au ras de la terre battue des gymnases et des stades, pleine de la clameur des spectateurs, une histoire de courage, de ténacité, d’espoirs, de joies ou de larmes, de sang, de mort, parfois. Un vrai livre d’histoire totale, donc ! Et qui rend toute sa place à une pratique qui était loin d’être anecdotique comme l’ont longtemps pensé – et le pensent encore – certains hellénistes : mis à part les grands pionniers, comme Jean-Paul Thuillier, Wolfgang Decker, Mark Golden ou Donald G. Kyle, force est de reconnaître que les travaux sont longtemps restés marginaux (c’est moins vrai dans le monde anglo‑saxon). Comme si les activités athlétiques des citoyens n’étaient qu’accessoires, qu’une sorte de passe-temps qu’il fallait rapidement évoquer pour passer à des choses plus sérieuses : la participation aux institutions civiques et aux fêtes religieuses, la guerre, la réflexion philosophique, l’art et l’architecture, etc. Ce serait oublier que les Anciens étaient des hommes (et des femmes) qui aimaient au moins autant discuter de décrets ou de décisions politiques que pratiquer et regarder le sport, qu’ils vibraient au bruit des stades, adoraient leurs champions, rêvaient sans doute autant de compétitions à venir, de chances de gagner, et commentaient sans fin les beaux combats ou les tricheries. C’était bien là une part importante de leur vie sociale à laquelle ce grand livre d’histoire rend toute sa place.

Difficile d’émettre des remarques face à un ouvrage dont la lecture a été si passionnante et si enrichissante : sur la forme, on peut peut-être regretter l’emploi abusif de l’adjectif « pugilistique », qui revient souvent et alourdit quelque peu le propos. Sur le fond, on peut aussi ne pas être d’accord avec l’hypothèse de l’auteur quant à l’évolution des gants de boxe aux ive-IIIe siècles av. J.-C. (évoquée p. 102-104) : l’idée d’un parallèle entre l’usage croissant des machines de siège, plus « percutantes » afin de briser les murailles ennemies, et l’utilisation de gants renforcés en cuir épais (en lieu et place de simples courroies), pour mieux blesser l’adversaire, me semble discutable. Même si Plaute ou Galien comparent parfois les membres du boxeur à des béliers, des balistes ou des catapultes, ce sont là des images évocatrices, sans que l’on puisse y voir nécessairement un lien de cause à effet.

Mais c’est là un avis – le mien – qui se discute : l’auteur a au moins le mérite de proposer une explication. Ces deux menues remarques exceptées – qui relèvent quelque peu, il faut bien l’avouer, du chipotage –, il n’y a rien à redire à ce magnifique ouvrage. Il ravira autant les amateurs du « noble art » que les simples curieux ; les amoureux de l’Antiquité, aussi, qui y verront, en miroir, un reflet des cités gréco-romaines. Enfin, les spécialistes y trouveront une somme incontournable.

 

Philippe Lafargue, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 274-275.

 

[1]. J.-M. Roubineau, Les cités grecques (vie-iie siècle av. J.-C.). Essai d’histoire sociale, Paris 2015. Voir le compte-rendu dans la REA 118, 2016, p. 686‑688.

[2]. J.-M. Roubineau, Milon de Crotone ou l’invention du sport, Paris 2016. Voir le compte-rendu dans la REA 118, 2016, p. 683-686.

[3]. J.-M. Roubineau, Diogène. L’antisocial, Paris 2020.