Les ouvrages retraçant l’histoire romaine, de ses origines à sa chute, ne font guère défaut, et même l’historien romain le plus soucieux de défendre sa discipline ne peut qu’être fortement gêné quand le néophyte le confronte à la question de la mesure dans laquelle une énième « histoire romaine » pourrait vraiment être considérée comme un desideratum scientifique. Il est indubitable qu’à l’ère où, surtout chez nos voisins anglo-saxons, les « anthologies », les « handbooks », les « companions », les « sourcebooks » et les résumés de toutes sortes ont envahi les marchés, les « histoires romaines » dans les formats les plus variés et adressés aux publics les plus divers semblent servir non pour le moins les intérêts commerciaux des éditeurs, préférant vanter la « nouveauté » d’une parution plutôt que de mettre sobrement en avant la solidité d’un ouvrage classique réédité. Mais d’un côté, ce serait profondément injuste de rejeter sur les auteurs la faute d’avoir simplement répondu à l’opportunité qui leur était présentée par les éditeurs – l’historien de l’antiquité, de nos jours, doit faire feu de tout bois pour survivre à la folie des rankings et des restrictions budgétaires –, et d’un autre côté, quoi d’étonnant pour un historien de Rome de vouloir se mesurer à l’épreuve de proposer « sa » vue globale sur l’évolution de la cité qui le passionne tant ? D’autant plus que, en ce début du XXIe siècle, l’histoire romaine est d’une actualité troublante, et l’auteur de ce compte rendu, qui a tenté, dans son ouvrage, de comparer de manière systématique l’évolution préoccupante du monde européen, secoué par l’affrontement entre une technocratie universaliste et un populisme nationaliste, avec la transformation de la République romaine en État autoritaire, est bien le dernier à nier l’attrait tout particulier de l’histoire romaine pour nous, qui assistons, tous les jours un peu plus, à la banqueroute de toute une civilisation…
Dès lors, il est d’autant plus louable que l’auteur du livre en question ici, Yves Roman, bien connu pour ses travaux sur les questions identitaires dans l’antiquité romaine, ait fait le pari de ne pas simplement proposer une narration chronologique et factuelle classique, mais d’inscrire sa présentation, comme l’indique déjà le sous-titre programmatique, dans le cadre plus général des études sur le concept de « mondialisation ». Mais avant de discuter des concepts qui sous-tendent ses réflexions, passons d’abord très brièvement en revue l’architecture de l’ouvrage. L’avant-propos (p. 7-10) prépare la scène par l’énoncé des deux hypothèses fondamentales déclinées tout au long du livre : « Non, l’hellénisme n’a pas ‘vertébré’ la romanité. Non, le grand décloisonnement, qu’on le fasse remonter au XIIIe siècle ou qu’on attende pour cela le XVIe siècle, ne constitue pas la première mondialisation. ‘Nos ancêtres’ étaient certainement les Gaulois, mais aussi les Romains, des individus si curieux qu’ils unifièrent le monde et c’est cela qu’il nous faut voir maintenant, en confrontant les méthodologies des historiens aux points de vue des économistes et des anthropologues » (p. 9). Ensuite, après une courte « Introduction » (p. 11-22) qui traite essentiellement de quelques notions de base concernant les éléments constituants de l’« identité » romaine, débute la première partie de l’ouvrage. Celle-ci est intitulée « De l’Italie au monde. La brise de mer et ses effets » (p. 23-216) et traite surtout de l’histoire de la République, bien que l’objectif du livre soit moins la restitution des faits et gestes dans leur ordre, mais plutôt la réflexion critique du cheminement par lequel – à travers les grandes étapes de l’expansion – la naissance et l’organisation de l’empire soient allées de pair avec l’évolution de l’identité romaine et la reconfiguration de l’espace méditerranéen. Ainsi, le premier sous-chapitre, « 1. L’Italie » (p. 23-81), discute des fondements de la mentalité romaine (associée d’un côté aux valeurs rurales, aux talents militaires, à la frugalité, à la liberté et au désir de fuir la mollesse et, d’un autre, à l’impact du système patriarcal au niveau religieux, familial et politique), avant d’analyser la mainmise graduelle de Rome sur l’Italie et l’appropriation économique, politique et symbolique de la péninsule. Dans le sous‑chapitre « 2. Le monde » (p. 82-126), l’auteur traite essentiellement de l’expansion romaine d’outre-mer aux IIIe et IIe siècles tout comme de l’impact culturel et économique des territoires nouvellement soumis à l’équilibre romain, notamment par l’introduction des richesses, du cosmopolitisme et de l’idée monarchique. « 3. Rome et la “culture d’outre‑mer” » (p. 127-160) est consacré plus en détail aux difficiles (et fertiles) interactions entre Rome et le monde grec, en analysant à la fois l’historiographie romaine, l’anti- (et le phil-)hellénisme et l’émergence de l’idée de l’humanitas. Le quatrième sous-chapitre finalement, « 4. Le grand décloisonnement » (p. 161-216), est dédié essentiellement à la situation socio-économique de la République romaine tardive et sa transformation inévitable en l’empire.
La deuxième partie du livre, intitulée « Du monde à l’Empire. Enracinement et mondialisation (p. 217-424) », traite de l’époque impériale. Ainsi, le sous-chapitre « 5. La dilatation du centre ou l’immensité de l’innovation politique » (p. 217-282) traite non seulement de la constitution et de l’évolution du principat romain et de sa tentative de construire un équilibre difficile entre République et monarchie ainsi qu’entre conceptions romaines et hellénistiques du pouvoir, mais aussi et surtout de l’extension graduelle de la « romanité » à l’ensemble des habitants de l’empire, tant au niveau infrastructurel et urbanistique que linguistique, artistique et social. Le sixième sous‑chapitre, « 6. L’intégration de la semi‑périphérie. Vers une fin de partie culturelle » (p. 283‑348) reprend le même dossier en l’examinant non pas du point de vue de la diffusion de la « romanité », mais plutôt de sa lente mutation suite à l’influence culturelle hellénistique par le biais littéraire, rhétorique, pédagogique et religieux, débouchant, finalement, sur ce que l’auteur considère comme le « triomphe » de l’hellénicité et du christianisme sous Constantin. Un septième sous-chapitre, « 7. Une incontestable mondialisation » (p. 349‑396), fait le point sur les vecteurs essentiels de la « mondialisation » romaine en discutant à la fois des apports civilisationnels romains à la vie quotidienne méditerranéenne et des différentes échelles de l’économie impériale, avant de reprendre, dans « 8. La mondialisation romaine : petit retour sur une dynamique républicaine et impériale » (p. 397-424), l’étude de l’aspect social de la « mondialisation » romaine par une série de réflexions sur les discordes civiques entre les différentes classes sociales entre le IIIe siècle et l’époque impériale, sur les limites structurelles de l’économie romaine et sur la transformation d’une économie plutôt libérale en une économie dirigée et autoritaire. Le livre se termine sur une courte « Conclusion » (p. 425-430) ainsi que sur l’appareil des notes (p. 431-514) et une bibliographie (515-544) ; malheureusement, il n’y a pas d’index.
En somme, il s’agit d’une étude bien écrite, innovante, montrant une parfaite connaissance des sources et une vue d’ensemble historique impressionnante qui intéressera non seulement l’expert, mais aussi le lecteur avisé, et contribuera très certainement au débat actuel sur le degré de modernité de la société romaine et sur la relativisation du monde prétendument « moderne ». Ceci est d’autant plus remarquable que la plupart des études portant sur le phénomène de la mondialisation, surtout dans le monde académique anglo‑saxon, se limitent essentiellement à une analyse quantitative, en laissant généralement de côté l’aspect identitaire et culturel et en disqualifiant souvent le témoignage des auteurs antiques comme biaisé à la fois par une compréhension imparfaite de leur propre société et par une attitude trop souvent moralisante et ne livrant, en somme, que le point de vue d’une infime élite. Dès lors, il est plus que bienvenu qu’Yves Roman ait compilé, dans son ouvrage, une foule impressionnante de témoignages antiques, verbalisant les aspects les plus divers de cette première « mondialisation » et analysés avec autant de verve que de soin. Évidemment, une entreprise aussi hardie ne saurait échapper à la critique. Disons-le d’emblée : Yves Roman a, très souvent, des avis très tranchés sur l’histoire romaine, et le lecteur ne sera, tout comme le recenseur, sans doute pas toujours d’accord sur un certain nombre de points, d’autant plus que l’effort important de ne pas simplement relater l’histoire romaine, mais de se livrer plutôt à un commentaire oscillant entre considérations culturelles et identitaires et analyses socio‑économiques, où l’histoire événementielle n’existe que comme un genre de bruit de fond, pousse nécessairement à un certain degré de simplification et de généralisation, à la fois dans le traitement que dans la méthode. Ainsi, d’un côté, certains pourraient mettre en avant une conception parfois trop monolithique tant de l’identité « grecque » que de celle, « romaine », et prendre du recul face à la confiance évidente avec laquelle l’auteur tente de retracer, à travers des siècles pour lesquels nous sommes totalement dénués de sources fiables, l’essence de « la » romanité. Puis, d’un autre côté, l’on notera probablement une certaine opacité de la structure de l’ouvrage qui se lit, parfois, comme une suite d’essais transformés en livre et procédant souvent par aller-retours et par excursus plutôt associatifs que systématiques. Néanmoins, voilà probablement la conséquence inévitable à la fois du sujet historique – immense – et du questionnement identitaire – notoirement difficile à circonscrire –, de manière telle qu’un auteur, s’il veut être au‑dessus de tous ces reproches, ferait mieux de ne simplement pas aborder un tel sujet tout court. L’on ne peut que féliciter Yves Roman d’avoir osé se lancer.
David Engels