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F. Rohr-Vio en proposant une étude consacrée à P. Ventidius Bassus, s’attelle au difficile exercice de la biographie qui fait toujours courir le risque de produire un travail aveugle car trop centré sur un personnage. Les études disponibles sur Ventidius souffraient manifestement de ce défaut, comme elles souffraient du manque d’ampleur imposé par la brièveté des articles dans lesquelles elles se cantonnaient, ou simplement encore de leur ancienneté. Ainsi la reprise du dossier ne se justifie pas tant par la découverte de sources nouvelles que par la nécessité, les grands hommes de la période étant relativement bien connus, d’étudier les personnages de seconda fila (p. 1) pour mieux saisir la vie politique de la fin du Ier s. a.C. L’ouvrage suit le plan chronologique traditionnel de la biographie. Les chapitres produisent une articulation en cinq périodes de la vie de Bassus (origine ; avec César ; avec Antoine en Occident ; avec Antoine en Orient ; mort). Le chapitre 4 ouvre sur la memoria de Bassus annoncée dès le titre, et la conclusion revient longuement sur les processus de déformation subis par l’information historique dans ce qu’il convient d’appeler une tradition « non homogène » sur le personnage. L’ouvrage se donne donc pour objectif d’éclairer la compréhension de la fin de la République romaine à la fois par l’étude de la geste d’un individu, mais aussi, grâce à l’étude des forces politiques à l’oeuvre dans l’écriture de son histoire et donc de l’Histoire : c’est là l’intérêt majeur du livre. Les sources, parmi lesquelles la littérature tient la part belle sont exploitées avec intelligence. Leur caractère fugace voire fragmentaire permet souvent leur citation in extenso, dégageant ainsi, au fil des notes, un inventaire précis. Une bibliographie de 18 pages complète avantageusement l’étude.
Le premier apport de l’ouvrage est donc une explicitation fort précise de la geste de Bassus, depuis ses origines. Le rappel de sa basse extraction se fonde sur deux éléments : la participation de sa famille de notables italiens aux troubles de la Guerre sociale et son activité dans le mulasserie. Mais ce rappel insistant masque un topos utilisé tant par l’aristocratie sénatoriale que par la plèbe urbaine : les « municipaux » étaient incontestablement perçus par ces deux groupes comme une menace. Ce fut en tout cas ces deux mêmes critères qui le firent repérer par César qui l’engagea lors de sa campagne gauloise. L’apport principal du livre de F. Rohr Vio est d’avoir clairement montré que, tant avant les Ides de mars qu’après, Ventidius Bassus était de ces césariens dans l’âme qui devaient leur avancement au dictateur et qui étaient inconditionnellement attachés à lui‑même, et, par delà sa personnalité, à sa mémoire politique. L’enrôlement de Bassus au service de César permet ainsi de mieux comprendre les principes à l’oeuvre dans la composition de l’entourage (c’est le mot qu’utilise, en français, l’auteur) : avant tout la fidélité au chef de guerre, puis les compétences, militaires ou non (dans le cas de Bassus, elles furent à la fois militaires, mais aussi techniques, car la légendaire rapidité des légions de César s’appuya sans doute sur le système de mulasserie mis en place par Ventidius et sa famille). Mais c’est aussi tout le fonctionnement de l’appareil d’État tel que le pratiquait (le concevait ?) César qui est mis au jour. En cooptant certains cadres intermédiaires de l’armée par l’octroi d’une charge militaire importante, ce dernier multipliait les bénéfices : d’une part les liens entre le général et ses troupes se trouvaient renforcés permettant ainsi de diffuser l’idéologie césarienne et de créer une conscience politique parmi les hommes de troupe ; d’autre part, l’octroi de responsabilités militaires importantes donnait à des hommes totalement nouveaux, la légitimité nécessaire pour entamer devant les électeurs une carrière politique qui les conduisait au plus haut niveau de l’État romain : ainsi César disposait dans le court terme d’hommes politiques qui lui étaient dévoués, mais il façonnait aussi une nouvelle noblesse pour les générations postérieures ; enfin, l’intégration des Italiens dans l’élite proprement romaine, entamée par les populares fut reprise à son compte par César qui contribua ainsi à créer une conscience politique, via l’armée, dans toute la péninsule.
Les Ides marquent évidemment un tournant dans la vie publique du personnage qui passe alors au service des deux « héritiers » principaux du dictateur perpétuel. Pour Antoine, qu’il avait dû fréquenter aux armées, il recrute des vétérans en Campanie ; il se charge de distribuer des terres dans sa région natale aux hommes qu’il y avait sans doute recrutés pour César ; il tente de réconcilier en 43 Antoine et César le Jeune ; gouverne la Gaule chevelue, puis, pour Antoine, est chargé de la campagne parthique. De tous ces faits se dégage avec évidence une constante : la politique césarienne infusait les actes de Bassus. Sa fidélité aux principes césariens le mit alors inévitablement en porte à faux dans les luttes des deux hommes qui revendiquaient exclusivement l’héritage césarien. Son action militaire se perd alors dans les conflits de mémoire auxquels F. Rohr Vio consacre la seconde partie de son titre, et une grande partie de son ouvrage.
La tradition historiographique en ce qui concerne Bassus se décompose en trois branches principales. La première élaborée immédiatement post res, prend son origine dans les écoles de rhétorique, notamment autour d’Hybreas de Mylasa. Ventidius y sert d’exemplum. Il faut dire qu’il était « l’homme aux trois triomphes » : le premier, vécu comme prisonnier du père de Pompée pendant la Guerre sociale, le dernier, en son nom propre, après ses victoires sur les Parthes. L’exemple était trop frappant pour que les rhéteurs ne s’en emparassent pas.
La deuxième tradition, sans doute élaborée in rebus, se partage en deux branches qui partagent un certain nombre de points communs, et qui, pour ces raisons se rejoignirent. Toutes deux ont pour point commun d’exalter la geste de Bassus. Trop peut-être. La première émanerait du discours de triomphe, peut-être rédigé pour Bassus par Salluste. Le ton en est pro-antonien, et exploite le thème de la victoire contre les Parthes. La seconde n’est pas républicaine : elle est foncièrement hostile aux césaricides. Elle est sans doute proche de César le Jeune : tout était bon pour attirer à soi les reliefs de la politique césarienne et en déposséder son adversaire. Donner la victoire sur les Parthes à Bassus, c’était en effet en priver Antoine.
La troisième et dernière grande tradition enfin, que l’on peut qualifier d’augustéenne, naquit entre 25 et 23 : il s’agissait alors, à la fois de faire de Bassus un vainqueur — ce qu’il était et qu’on ne pouvait oublier — pour mieux montrer qu’Antoine avait échoué face aux Parthes comme à Actium, mais il s’agissait aussi de déconnecter cette victoire du thème de la vengeance de Carrhes qu’Auguste se
réservait désormais.
Toutes ces propositions brièvement résumées, sont les conclusions d’une enquête menée minutieusement et fondée sur une connaissance précise des différentes traditions historiographiques et de leurs infléchissements au voisinage des grands thèmes des idéologies politiques qu’elles côtoient. Cette biographie nouvelle de Ventidius Bassus remplit son contrat : grâce à elle on connaît mieux le fonctionnement de cette période capitale s’il en est qu’est le second triumvirat, et des liens qu’elle entretient avec le Principat naissant : l’ombre de César dont on a parfois du mal à apprécier l’impact sur les mesures des années 40 et 30 prend la place qui lui revient. On regrettera, mais les sources sont presque muettes sur le sujet, que ne soient pas plus étudiés les réseaux (autres que familiaux) dans lesquels s’insérait Bassus. L’intrication des sociabilités est toujours éclairante, d’autant plus quand on se trouve dans l’entourage
d’un grand.

Clément Chillet