Peu nombreux sont les chercheurs de l’Antiquité gréco-romaine qui ont influencé aussi profondément le développement des sciences humaines. Encore moins nombreux sont ceux dont la réception et l’appréciation diffèrent si radicalement selon le pays et la culture universitaire. Si Jean-Pierre Vernant (1914-2007) unit et divise, une chose reste certaine : Jean-Pierre Vernant ne laisse pas indifférent.
Vernant alias colonel Berthier alias Jipé était indéniablement un homme exceptionnel dont l’œuvre imposante et la riche biographie suffiraient à remplir plusieurs vies. Son influence envoûtante est sans cesse évoquée à nouveau, tout comme la beauté de sa prose qui captive chaque lecteur tenant dans ses mains n’importe lequel de ses livres. Une question essentielle s’impose toutefois : son œuvre et sa pensée, quoique toujours vivantes, n’ont-elles rien perdu de leur actualité et de leur importance ?
Une année après la disparition de Vernant a eu lieu un colloque international destiné à lui rendre hommage et dont le fruit, qui a mûri pendant une décennie avant de paraître en 2018 aux Belles Lettres, est le volume présenté ici, dirigé par de Stella Georgoudi et François de Polignac. Le but de ce colloque et de l’ouvrage paru après, ne consiste pas, comme c’est trop souvent le cas, à multiplier les éloges ou à développer des postures idolâtres, mais comme l’affirment les rédacteurs du volume dans l’Introduction – « [i]l s’agit plutôt de reconsidérer une pensée multiforme d’une façon attentive, approfondie, réfléchie, voire déférente » (p. 7). Les textes réunis dans cet ouvrage répondent à cet objectif ambitieux en donnant un aperçu de la réception et de la pensée de Vernant, et proposent une révision critique a posteriori et une nouvelle évaluation à la lumière d’études récentes. Ils se donnent comme but de mesurer l’impact des opinions et de l’engagement politique de Vernant sur sa réflexion scientifique, de présenter les principaux aspects de son œuvre et de sa pensée dans le contexte des courants et des mutations intellectuelles de l’époque, ainsi que d’aborder des thèmes non considérés jusqu’alors tout en prenant l’œuvre de Vernant comme point de départ d’une réflexion plus large ou approfondie. Il est à constater que le volume présenté ici est un ouvrage plutôt hétérogène, et il convient de noter que la plupart des contributeurs ont résisté aux tendances hagiographiques qui pourraient s’imposer. Nous y trouverons, regroupées en trois parties, des contributions de chercheuses et chercheurs représentant différents domaines des études de l’Antiquité et originaires de pays et de milieux intellectuels divers : la première rassemble des essais sur les thèmes s’articulant autour du religieux, la deuxième est intitulée « Penser la cité », tandis que la troisième porte sur la réception internationale des travaux de Jean-Pierre Vernant.
Le texte rédigé par Philippe Borgeaud constitue une excellente introduction à l’intégralité du volume. L’auteur y cherche à établir si Vernant peut être considéré comme un historien des religions du monde grec au sens propre du terme. Il donne ensuite un large aperçu de l’itinéraire scientifique de Vernant tout au long de sa carrière et retrace les divers chemins qu’il parcourut, pointant en même temps vers de nouvelles perspectives (p. 31-51). Borgeaud présente d’abord le profil scientifique de Vernant, et dessine ses orientations méthodologiques et épistémologiques dans un contexte scientifique plus large, en caractérisant brièvement l’influence exercée par l’école de sociologie et de psychologie et anthropologie historique. Il remarque le rôle des maîtres de Vernant, Ignace Meyerson et Louis Gernet, ainsi que d’autres savants ayant contribué à sa formation intellectuelle, en particulier Marcel Mauss, Georges Dumézil et Claude Lévi‑Strauss. L’auteur compare également les approches de Vernant à des points de vue sur le mythe et la pensée mythique représentés ailleurs, en particulier par Walter Burkert dans le monde germanophone ou par Angelo Brelich et Raffaele Pettazzoni en Italie.
Dans le deuxième chapitre, en partant des idées principales de l’œuvre de Vernant consacrées au mythe de Prométhée et à l’épisode de Méconè, Vinciane Pirenne-Delforge se penche sur le problème de la thusia, le sacrifice grec (p. 54-81). Les questions sacrificielles se trouvaient au cœur des activités scientifiques de Vernant et du groupe de chercheurs qui l’entourait, culminant dans la parution du fameux ouvrage La cuisine du sacrifice en pays grec (1979), bien que certaines réflexions sur le mythe de fondation du sacrifice, ou plus généralement, sur la « théologie du sacrifice » apparaissent déjà de façon explicite dans la leçon inaugurale de Vernant à la chaire d’études comparées des religions antiques du Collège de France. Pirenne-Delforge met l’accent sur la complexité du sacrifice grec en se questionnant sur certains aspects de la problématique du rite sacrificiel considéré comme une forme de communication entre les humains et les dieux, et privilégie une étude sémantique du vocabulaire du sacrifice. En partant de l’analyse de notions telles que hiera, hiereion et agos, kathagizein ou enagizein, elle tente de reconstruire la « théologie » de la communication entre la sphère humaine et la sphère supra-humaine.
Comme Pirenne-Delforge le remarque dans son texte, les thèses de Vernant autour du sacrifice grec étaient fondées presque entièrement sur les sources littéraires. Cependant, les dernières années ont connu une évolution rapide du domaine suscitée par la prise en compte d’autres types de sources : non seulement des inscriptions, mais surtout des vestiges archéozoologiques. Dans son texte intitulé Vernant et les os. Théorie et pratique du sacrifice grec, Gunnel Ekroth estime que c’est l’intérêt particulier de Vernant pour le mythe de Prométhée qui est a l’origine de sa thèse que la thusia séparait les dieux des humains en distinguant entre les mortels qui se nourrissaient de la viande sacrificielle et les dieux qui se rassasiaient uniquement de la fumée des os blancs brûlés (ostea leuka) (p. 83-115). Une telle approche et une telle interprétation du sacrifice grec n’auraient été possibles qu’en négligeant certains phénomènes, comme celui de la theoxenia, à savoir l’invitation des dieux à banqueter en invités d’honneur, et l’utilisation des trapezomata, des tables d’offrandes alimentaires. Les recherches récentes ont révélé un spectre plus large de problèmes autour du rite sacrificiel et ont fait apparaître sa complexité. En particulier, les données archéozoologiques, à savoir le matériel ostéologique, présentées par Ekroth avec une grande expertise, ont permis de revoir les théories qui prévalaient alors et ont fourni de nouvelles explications aux aspects pratiques du rite sacrificiel. Ekroth décrit ces nouvelles données avec minutie, et se concentre principalement sur deux extrêmes : la déposition d’os d’animaux de sacrifice à l’état intact et l’incinération complète des os.
Dans la contribution suivante, Francis Prost propose de relire et de reconsidérer les thèses de Jean-Pierre Vernant à propos de la représentation du divin dans l’Antiquité grecque (p. 117-138). Tout au long de sa carrière, Vernant s’est vivement intéressé à la nature du corps des dieux : non seulement à la manière dont les Grecs s’imaginaient la corporéité des immortels, mais surtout à la façon dont cette corporéité symbolique fonctionnait. En dépeignant les évolutions dans la représentation statuaire des dieux en Grèce antique, Prost présente et remet en cause les thèses de Vernant à ce propos. Celui‑ci présupposait un passage du symbole à l’image, c’est-à-dire d’une représentation symbolique du divin à un corps imagé. Comme le montre Prost, les évolutions de la représentation du divin en Grèce ne peuvent sans doute pas se décrire par une simple « rupture », et surtout, selon l’auteur « l’histoire de la représentation des dieux n’est pas celle d’un changement de systèmes, mais celle, à l’intérieur d’un même système, d’un changement de codes pour faire fonctionner ce système » (p. 134).
La représentation de la déité, cette fois‑ci dans la peinture sur vase, fait l’objet de réflexions présentées par Milette Gaifman (p. 139-167). L’auteur s’intéresse notamment à l’aspect singulier de translation de forces invisibles en formes visibles par les Grecs, à savoir la question de la double représentation d’une même divinité en une seule scène, soit l’image du double. Dans les scènes rituelles analysées par l’auteur, celles du sacrifice animal ou de la libation, souvent une statue archaïsante d’une divinité est juxtaposée à une autre représentation de la même divinité : la première image, archaïque, est considérée par Gaifman comme un double, « une sorte de pont, un véhicule qui permet la liaison avec la divinité » (p. 143), donc avec l’autre représentation, la divinité réelle.
Les réflexions de Prost et de Gaifman se poursuivent en quelque sorte dans un autre article du volume, rédigé par Richard Neer (p. 169-186). Il examine les thèses de Vernant sur la notion de sêma ainsi que son regard sur la notion de représentation figurée : en effet Vernant insistait sur une distinction claire entre la statue-symbole archaïque et l’image, dont une nouvelle conception ne s’est formée selon lui qu’à l’époque classique. Ces thèses servent à Neer de point de départ pour la réflexion sur l’historicisation de l’image par Vernant.
La première partie du volume est conclue par un essai de Philippe Rousseau qui aborde de nouveau le thème du récit hésiodique sur Prométhée (p. 187-210). Contrairement aux contributions précédentes qui ne traitent pas ce mythe ni son interprétation proposée par Vernant avec plus de détails, Rousseau propose une analyse attentive et minutieuse de l’épisode de Méconè, qui apporte de nouvelles observations précieuses sur la narration hésiodique et les particularités du mythe de Prométhée.
La seconde partie de l’ouvrage, consacrée à des questions socio-politiques, s’ouvre par un texte intitulé L’énigme du politique et dont l’auteur, Marc Abélès, est spécialiste en anthropologie politique (p. 213-226). Dans cet essai l’auteur décrit l’interdépendance de la pratique scientifique de Vernant et de ses activités militantes ; il y démontre de manière convaincante que l’orientation de la recherche scientifique de Vernant était indissociablement liée à ses convictions politiques. Abélès se penche sur le rôle clé de la philia au sein de la vie politique du monde grec et porte attention sur le fait que dans la vie de Vernant, surtout en raison de son engagement politique, aussi bien dans la Résistance qu’au PCF, l’amitié et l’esprit de fraternité étaient d’une importance majeure. Tout comme il est indispensable de considérer le rôle du lien d’amitié pour comprendre la nature de la communauté politique grecque, le même élément clé est essentiel pour expliquer la fidélité de Vernant à son engagement.
Le croisement du tragique avec le politique fait l’objet de recherches approfondies de Vernant, y compris de ses réflexions sur la question de la volonté. En prenant pour point de départ les Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque de Vernant, Julián Gallego réfléchit sur la question de la subjectivité dans la prise de décision dans la démocratie athénienne (p. 227-247). À cet effet, il se concentre sur deux figures singulières de l’agent, le héros tragique et le citoyen démocratique, et propose l’hypothèse selon laquelle « le héros tragique opère comme métaphore de la situation du citoyen démocratique » (p. 231).
Anne Balansard propose à son tour quelques variations sur le thème de l’autarcie et la division du travail à partir de textes platoniciens (p. 249-267). Elle propose d’abord une relecture attentive du mythe de Protagoras, personnage éponyme du dialogue de Platon, et celle de la fondation théorique de la cité par Socrate dans la République, en démontrant que les deux textes, quoique non dépourvus de paradoxes, constituent des variations rivales sur le thème de l’autarcie et la division du travail, bien qu’aucun d’entre eux « ne considère sérieusement l’autarcie comme une fin » (p. 260). L’auteur examine ensuite la réflexion sur la politeia au livre III des Lois, où l’autarcie est considérée comme un idéal de la cité grecque. Ces réflexions permettent de réviser ou bien de nuancer les thèses de Vernant sur la techne, l’autarkeia ou sur la division du travail comme un fondement de la cité grecque.
Le dernier essai de la seconde partie de l’ouvrage, rédigé par Andrea Taddei, est consacré à quelques aspects du symbolisme judiciaire en Grèce ancienne (p. 269‑288). Après une introduction qui détaille la connaissance de Vernant du droit grec (qu’il doit à l’un de ses maîtres, Louis Gernet), l’auteur examine les rapports entre le meson politique et le meson judiciaire. Par ailleurs, il aborde plusieurs questions liées à l’agôn judiciaire et fait quelques remarques captivantes sur l’espace des procédures judiciaires à Athènes à l’époque classique ; il analyse les rapports de telles procédures aux lieux du politique, l’organisation pratique de la vie judiciaire (nombre de tribunes, durées des discours d’orateurs etc.) ou bien les luttes judiciaires en dehors des tribunaux.
La troisième partie, qui clôt le volume, a un caractère très diffèrent des deux autres et s’oriente sur la réception internationale de l’œuvre de Jean-Pierre Vernant. Nous y trouverons des essais qui traitent de l’entrelacement culturel et de l’influence de Vernant et de son œuvre sur la culture de différents pays et milieux académiques, sans qu’il soit question de réflexions rédigées purement sine ira et studio. Étant donné que presque tous les auteurs contribuant à cette partie du livre connaissaient Vernant en personne et étaient unis par des liens de sympathie, leurs textes laissent transparaître un ton personnel, plein de souvenirs et de témoignages. Une image complexe d’influences réciproques et de contacts de Vernant (notamment avec quelques géants des sciences de l’Antiquité, Arnaldo Momigliano ou Moses Finley) ainsi que la réception de son œuvre dans le monde anglophone, sont les questions abordées par Oswyn Murray, qui enrichit sa réflexion en intégrant in extenso quelques rapports autobiographiques de chercheurs anglais et américains qui connaissaient Vernant personnellement, comme Geoffrey Lloyd, Richard Buxton, Froma Zeitlin et Page duBois (p. 291‑315). L’essai suivant rassemble des mémoires de Carles Miralles, qui commente aussi l’impact de Jean-Pierre Vernant sur la culture ibérique, ainsi que l’importance et la réception de son œuvre en Espagne (p. 317‑337). José Otávio Guimarães à son tour nous invite au voyage vers le Nouveau Monde sud-américain à la recherche de traces de Vernant (p. 339‑359). Il attire notre attention non seulement sur les liens de ce dernier avec le Brésil, mais les présente dans un cadre plus large, celui d’un endroit où s’opère une réception intense de la pensée des intellectuels français du XXe siècle, et rappelle le rôle important qu’a joué le Brésil dans le développement de l’anthropologie en France. Le dernier des textes présentés dans cette partie est une réflexion personnelle proposée par Svetlana Slapšak au sujet de la réception de la pensée de Vernant en Yougoslavie et en Slovénie. Elle se penche sur l’engagement de Vernant (et celui de ses consortes) en faveur de ses collègues de l’Europe du Sud-Est et, dans un sens plus large, présente la contribution de l’anthropologie historique française au développement des études classiques en Slovénie (p. 361‑379). En résumant brièvement cette troisième partie du volume, il est peut-être regrettable qu’en plus des régions où une réception intense de l’œuvre de Vernant a eu lieu, il n’y ait pas de contribution consacrée aux régions où les idées de Vernant se heurtent à une résistance voire des critiques, et donc où la perception de ses travaux est plus ambivalente. Par conséquent, un essai sur l’approche de la pensée de Vernant dans le domaine de l’Altertumswissenschaft germanophone aurait été un excellent complément du volume, qui aurait équilibré les points de vue qui y sont réunis.
Relire Vernant commence par un avant‑propos rédigé par les rédacteurs du volume où ils présentent sa genèse et résument les essais qui y sont rassemblés. En outre, ils y proposent un bref aperçu biographique de Vernant et de problèmes scientifiques au cœur de son activité. Le volume se conclut par une Esquisse du parcours intellectuel de Jean-Pierre Vernant, où Stella Georgoudi et François de Polignac regroupent en dix points les principaux problèmes de la réflexion de ce savant (p. 371‑376). Dix étapes du parcours intellectuel de Vernant conçues chronologiquement permettent de mieux percevoir et comprendre l’évolution exacte de sa pensée.
Cela vaut la peine non seulement de relire Vernant, mais aussi de lire Relire Vernant. Grâce à son hétérogénéité, ce volume collectif constitue une satura lanx, où chacun trouvera certainement quelque chose à son goût. Cette multitude de voix de savants montre qu’en fin de compte, en dépit de toutes les critiques, révisions et réévaluations, le fantôme de Vernant plane toujours sur l’Europe et bien au-delà.
Rafał Matuszewski, Université de Salzbourg
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 209-213