Cet ouvrage paraît dans une collection qui, depuis plus d’un demi-siècle, a offert bon nombre de manuels à des générations d’étudiants désireux de s’initier à l’histoire et, pour certains, de préparer les concours de recrutement de l’enseignement secondaire. On pourrait croire, de prime abord, que le livre de P. Payen s’inscrit dans la même veine : fournir une synthèse commode sur « la guerre dans le monde grec » entre le VIIIe et le Ier siècle avant J.‑C. Certes, il en a toutes les apparences et, ne le nions pas, certaines caractéristiques : un propos clair et hiérarchisé en un découpage équilibré, une dizaine d’illustrations, des cartes, des tableaux chronologiques, une riche bibliographie, un recueil de textes anciens destinés à être commentés.
Pourtant, à lire l’ouvrage, cette première impression s’évanouit peu à peu : d’abord parce que le propos s’avère d’une exceptionnelle densité, qui fait la part belle aux questionnements, aux controverses, aux débats historiographiques, choses qui d’ordinaire n’apparaissent que très peu dans ce type de synthèse (à l’exception des manuels d’agrégation – et encore !). Ensuite, parce que le propos est neuf, résolument neuf. Depuis plusieurs années, en effet, P. Payen s’est imposé, avec toute la discrétion et la modestie qui caractérisent ce grand savant, comme l’un des meilleurs spécialistes de la guerre en Grèce ancienne. Le champ, il est vrai, était quelque peu en déshérence, dans l’espace francophone, depuis la fin des années 1990 où une question mise aux concours de recrutement (« Guerre et société dans le monde grec à l’époque classique ») avait livré pléthore de manuels de qualité très inégale. Depuis, aucune synthèse n’avait paru sur le sujet[1], d’autant que les grands noms de la polémologie grecque, comme Raoul Lonis, Yvon Garlan ou Pierre Ducrey, avaient pris leur retraite. Les ouvrages, que ces derniers avaient publiés en leur temps, sur l’art militaire ou la guerre, restent encore des classiques. Le livre de P. Payen en reprend certains traits attendus, tout en tenant compte de l’apport – essentiel depuis vingt ans – des historiens anglo-saxons[2] : les techniques de combat, l’organisation des armées, l’équipement des soldats, les différentes tactiques sur terre ou sur mer, le financement de la guerre, la poliorcétique, le commandement, etc. Mais il va bien au-delà, et c’est dans les autres champs abordés qu’il se montre neuf, aboutissant à une thèse qui contredit une vulgate depuis trop longtemps établie. À savoir, que, contrairement à ce que pensaient certains, la guerre n’était ni un état permanent des sociétés grecques, ni un élément structurant des cités qui auraient été soumises à une « hégémonie du fait militaire »[3]. Même à Sparte, semble-t-il, si l’on dissipe le mirage induit par les sources anciennes, le politique l’emportera toujours sur le militaire. La guerre n’était donc pas « naturelle » aux Grecs, qui ne l’aimaient point, en tout cas pas plus que nous, même s’ils avaient appris à s’y préparer et à s’y confronter, par leur éducation, leurs institutions politiques, leurs organisations sociales. Elle restait un échec que les Anciens, sans être pour autant antimilitaristes, n’ont cessé de vouloir comprendre, d’en dénoncer les méfaits et, presque toujours, de conjurer.
Le détour par l’anthropologie historique, les emprunts conceptuels faits aux riches renouvellements de l’historiographie du premier conflit mondial, sur l’expérience corporelle de la violence, sur la culture de guerre, sur la place des femmes ou des enfants, sur le sentiment religieux, sur les sorties de guerre, sont multiples. C’est cette confrontation « moderne » avec les sources anciennes qui rend le livre de P. Payen passionnant et, aussi, il faut en convenir, quelque peu déroutant pour le néophyte. Pour partie, certains de ces thèmes avaient déjà été abordés dans son ouvrage précédent consacré aux « revers » de la guerre, sa part d’ombre la plus inavouable : les violences envers les civils, les exécutions de prisonniers, les destructions et les pillages, la réduction en esclavage des vaincus[4]. Mais le format de ce nouveau livre, découpé en une myriade de petits dossiers, permet de faire le point sur bien d’autres questions, dans un propos toujours fouillé et où la discussion, rarement close, ouvre souvent sur les pistes qui restent à explorer.
L’ouvrage n’ignore pas non plus la conjoncture, essayant de s’extraire d’une vision trop éthérée et immobile de la cité grecque, même si la part prise par Athènes reste souvent prégnante : du héros épique homérique jusqu’au mercenaire et au fantassin léger de l’époque hellénistique, en passant par la « révolution hoplitique » et l’idéal du citoyen-soldat, le livre fait la part belle aux évolutions chronologiques, mais toujours en se plaçant du point de vue d’une histoire culturelle de la guerre.
Bref, on l’aura compris, l’ouvrage est d’importance et, on l’espère, sera reconnu comme tel par les historiens de la Grèce antique et, plus généralement, par ceux qui travaillent sur le fait guerrier à travers les âges. Certes, il y aura des contradicteurs – et tant mieux, d’une certaine façon –, estimant que la thèse de l’auteur participe d’un prisme de notre temps qui a vu les grands conflits interétatiques disparaître et la paix devenir l’horizon espéré des sociétés occidentales : notre regard anthropologique n’est-il pas quelque peu biaisé, en effet, par cet arrière-plan culturel pacifié qui nous fait réprouver toute violence ? Bien sûr, la question vaut d’être posée, tant la guerre et son rapport aux sociétés anciennes semblent être désormais un ailleurs qui nous est devenu étranger. Pour autant, jamais le livre présenté ici n’ignore ou ne minimise la place que prenait celle-ci dans la vie des Anciens ; bien au contraire. Mais il ne souscrit pas à l’idée que les sociétés du passé auraient été par essence « des sociétés violentes, [que] leur être social est un être‑pour‑la‑guerre »[5]. La guerre n’était pas la normalité des choses, mais une rupture, une fracture du cours de l’existence, que les Anciens redoutaient.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que cette distance entre eux et nous, n’entame en rien notre appétence pour une histoire des conflits et de la chose militaire – appétence jamais réellement tarie, mais qui a connu de profonds changements de perspective depuis une trentaine d’années[6]. Le livre de P. Payen y prend désormais toute sa place.
Philippe Lafargue, UMR 5607, Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 228-230
[1]. À l’exception de quelques travaux importants mais souvent circonscrits à une thématique, une période ou une région données : J.-Chr. Couvenhes, H.-L. Fernoux éds., Les cités grecques et la guerre en Asie mineure à l’époque hellénistique, Tours 2004 ; V. Cuche, Les dieux au combat. Guerre et interventions divines en Grèce à l’époque classique, thèse sous la direction de M. Jost, Université Paris‑Nanterre 2010 ; B. Eck, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, Paris 2012 ; Th. Boulay, Arès dans la cité. Les poleis et la guerre dans l’Asie mineure hellénistique, Pise-Rome 2014.
[2]. Voir notamment V.-D. Hanson, Le modèle occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans la Grèce classique, Paris (trad. française) 1990 ; Id., Carnage et culture. Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris (trad. française) 2002 [2001] ; A. Schwartz, Reinstating the Hoplite. Arms, Armour and Phalanx Fighting in Archaic and Classical Greece, Stuttgart 2009 ; G. G. Fagan, M. Trundle éds., New Perspectives on Ancient
Warfare, Leyde‑Boston 2010 ; J. Crowley, The Psychology of the Athenian Hoplites. The Culture of Combat in Classical Athens, Cambridge‑New York 2012.
[3]. Y. Garlan, La guerre dans l’Antiquité, Paris 1999 [1972], p. 3. Voir aussi A. Momigliano, « Some Observations on the Causes of War in Ancient Historiography » dans Secondo Contributo alla storia degli studi classici, Rome 1984 [1960] : la guerre serait « une réalité toujours présente dans la vie grecque […], un état naturel, que les Grecs auraient fini par accepter » (p. 25).
[4]. P. Payen, Les revers de la guerre en Grèce ancienne. Histoire et historiographie, Paris 2012.
[5]. P. Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, La Tour d’Aigues 2006 [1977], p. 9 (parlant des sociétés « primitives »). Pour une discussion, voir Ph. Lafargue, La bataille de Pylos (425 av. J.-C.). Athènes contre Sparte, Paris 2015, p. 29 et notes.
[6]. Voir en dernier lieu B. Cabanes éd., Une histoire de la guerre du xixe siècle à nos jours, Paris 2018 ; H. Drévillon, O. Wieviorka éds., Histoire militaire de la France, 2 vol., Paris 2018.