Le Groupe de Recherches sur l’Afrique Antique (GRAA) de l’Université de Montpellier III, constitué dans les dernières décennies du XXe siècle par notre très regretté collègue Jean-Marie Lassère, alors professeur d’histoire romaine, présente l’originalité de réunir des savants de diverses spécialités (histoire, linguistique, philologie, littérature, épigraphie) qui publient des ouvrages, collectifs au sens plein du terme. Le volume examiné ici, offre un complément, ou plutôt une autre facette, de l’analyse de carmina épigraphiques africains déjà abordés sous un autre angle il y a quelques années dans Vie, mort et poésie dans l’Afrique romaine[1]. Les carmina épigraphiques sont des œuvres très spécifiques, des poèmes épigraphiques ou des épigrammes versifiées comme on voudra, à cheval sur deux types de textes : les inscriptions, sur pierre le plus souvent, et les textes lyriques. Ils sont difficiles à comprendre et donc à traduire puisque les règles de versification en complexifient l’expression, tout en ne relevant pas de la grande littérature, à la différence des œuvres canoniques des poètes latins. Bien qu’ils aient été l’objet d’éditions dès le XIXe siècle[2], ils sont rarement l’objet d’exégèses se risquant à les interpréter et plus encore à les traduire. Le souci de transparence et d’exhaustivité dans les publications du GRAA mérite donc d’être particulièrement souligné : elles mettent à disposition des lecteurs les textes, les propositions de restitutions envisageables, une étude métrique serrée, les traductions, toutes ces étapes faisant l’objet d’un apparat critique, et enfin un commentaire.
Bien évidemment, les deux volumes de carmina présentent des caractéristiques similaires : un choix des textes les plus significatifs, avec le constant souci d’éviter les lourdeurs et les répétitions. Il s’agit certes de publications destinées aux spécialistes mais, grâce à leur présentation, elles peuvent être appréciées d’un large public, puisque les passerelles explicites jetées entre les carmina, les rapprochements avec d’autres sources composent un tableau à la fois vivant et savant de l’Afrique antique. On peut dire « antique » sans ajouter « tardive » car, même si les plus précoces réalisations de la catégorie examinée ici sont plus tardives que celles qui touchaient au monde funéraire précédemment envisagé, elles s’inscrivent dans l’époque sévérienne, quoique l’essentiel du corpus s’échelonne jusqu’au VIe siècle. Le critère de sélection est complexe : ont été retenus les textes qui évoquent des réalisations monumentales, de toutes tailles, de toutes natures, dans tous les contextes, qu’elles concernent des équipements publics ou des aménagements privés. Les discussions des participants sont explicitées car beaucoup de ces intitulés sont très obscurs : les contraintes de la versification impliquent des modes d’expression contournés et, si un certain nombre des formulaires sont brefs, se résumant à deux ou trois vers, beaucoup d’autres sont infiniment plus élaborés ; aucun ne peut être considéré isolément : ils sont tous inscrits dans des programmes décoratifs et de communication, rappelés ici.
« Monument » est pris ici au sens large : il suffit de mentionner la dédicace de défenses d’éléphant par Pudens (n° 3, p. 62-65), qui remercie de l’accomplissement de son vœu — l’accession de son fils au tribunat sur recommandation impériale —. Cette diversité de support des créations poétiques rend plus intrigant encore aujourd’hui le recours à cette forme d’expression : pourquoi célébrer sous une forme élaborée des événements dont certains, comme l’offrande précédemment citée, sont sensationnels, mais d’autres, comme la réalisation de bains privés, très banals ? Pourquoi ne pas se borner à la pratique commune de textes épigraphiques en prose ? Parce que cette sophistication fait passer des réalisations éphémères dans la sphère d’une identité culturelle et sociale plus durable car originale, travaillée, non immédiate, subtile, demandant un effort à celui qui a conçu le message comme à celui qui cherche à le comprendre. Il ne s’agit pas, comme dans une dédicace, d’exposer clairement des faits, des dates, de nommer des intervenants, d’énoncer le rôle et l’identité de chacun : ces carmina épigraphiques ne sont pas plus des descriptions fidèles que les carmina funéraires ne sont des biographies (p. 23-24). Cela n’implique en rien que ces poèmes soient des œuvres de fiction : ils collent à la réalité en la transposant. En témoigne par exemple la dédicace d’une statue de la Victoire (n° 19, p. 118-122, Timgad) dont la description, toute poétique qu’elle soit, reflète exactement l’aspect gracieux de la statuette de la déesse trouvée à Constantine : prenant son envol, une palme à la main, la pointe du pied effleurant le sol ; on aurait aimé que la reproduction en soit présentée. Puisque les auteurs s’efforcent d’établir l’occasion qui a inspiré la rédaction des textes, cette célébration de la Victoire a été mise en relation avec l’entrée en charge du gouverneur.
Cet approfondissement permet de tisser des liens solides avec les réalités sociales, historiques, culturelles, religieuses de l’Afrique. Il aurait d’ailleurs été possible, et même préférable, d’adopter une structure thématique plutôt que géographique, tant des concepts riches sous-tendent ces vers. En premier lieu, le rôle fondamental de l’eau ; il est attendu, dans ces régions où sa présence est à la fois prisée et aléatoire, mais ses manifestations sont si appuyées que les événements ayant un rapport avec les équipements aquatiques servent de balises mémorielles : ce n’est que par cette association que s’explique la singulière réaction du duumvir Laetus (n° 22, p. 130-132) qui se félicite de la coïncidence entre l’inauguration du nymphée de Lambèse et l’année de sa magistrature, alors qu’il n’est pour rien dans cette réalisation qui s’inscrit dans un programme édilitaire décidé par le légat impérial et exécuté par la légion, c’est-à-dire à porter au seul crédit de l’empereur. C’est ainsi aussi qu’on comprend pourquoi le centurion Quintus Avidius Quintianus se vante, non d’avoir fait réaliser les travaux de fortification de la garnison de Bu Njem, mais d’avoir donné accès aux soldats à l’eau qui doit leur permettre de rester, dans un climat désertique, en bon état physique. Là encore l’eau n’est qu’en arrière-plan puisque la dédicace est adressée à Salus, mais sa présence n’en est pas moins la justification de la fierté de Quintianus. Notons que, deux décennies plus tard, son collègue Porcius Iasuctan (n° 2, p. 53‑62 ; p. 59, une très intéressante distinction entre ceux qui sont dignes d’appartenir à la 3e légion et ceux qui ont laissé le camp se dégrader) reste, lui, dans le registre des créations défensives. La contribution synthétique de N. Lamare (p. 263‑274) sur les fontaines africaines, en dépit d’une expression inutilement alambiquée, met à juste titre l’accent sur cette dilection fondamentale.
L’exaltation de la gloire gentilice ou individuelle, directement (n° 37, p. 187‑188) ou à travers la dédicace d’une bâtisse familiale (n° 10, p. 91-93 et n° 27, p. 144‑147 : l’anonyme autant que Castorius font preuve de la même fausse modestie, « j’ai fait plus que je ne pouvais mais moins que je ne voulais »), est attendue. Moins prévisible est l’image d’une Afrique à la vie civique dynamique, aux monuments entretenus, aux structures défensives soignées, à l’évergétisme entreprenant, confirmant et approfondissant la correction du tableau d’une région supposée en déshérence à partir du IIIe siècle. L’analyse par E. Wolff d’épigrammes d’époque vandale (p. 287-292) met heureusement en valeur ces réalisations architecturales et monumentales qui ont continué à équiper les villes africaines au Ve siècle, dans la continuité de la romanisation provinciale.
Cette adhésion à la romanité, explicite dans la dédicace du chef tribal Sammac (n° 33, p. 169‑173), est implicite par l’association étroite avec les mosaïques : soit par l’insertion des messages dans les tapis figuratifs (n° 8, dans un angle ; n° 30, sous la tête d’Océan ; n° 41, dans un cadre végétal), soit par la complémentarité puisque les mosaïques peuvent représenter ce que les poèmes décrivent (n° 45, p. 210‑212, discussion approfondie des vers, « nous admirons les plaines marines », qui renvoient soit à la vue sur le port depuis le lieu de trouvaille du poème mosaïqué, soit à une figuration de port en fresques murales dans la pièce). La romanisation se manifeste aussi, de façon plus subtile, par la répartition de ces poèmes épigraphiques, d’une surprenante abondance en contexte rural en Sitifienne et en Numidie, et par les caractéristiques techniques des intitulés. Non seulement ces derniers respectent, avec plus ou moins d’adresse, les règles de versification, mais ils comportent de très nombreuses figures de style, une virtuosité linguistique qui nécessitent une maîtrise approfondie des codes culturels. La manifestation la plus évidente en sont la fréquence des acrostiches dont certains peuvent être le pivot de la compréhension du poème (n° 33, p. 169), mais aussi la présence de petites maximes morales (l’incitation moqueuse à la modestie par le gouverneur lui-même, n° 23, p. 123-124), les tonalités ironiques (dédicace d’un domaine privé, n° 17, p. 112-116), les évocations de personnages et d’événements historiques précis, les innombrables jeux de mots (certes fréquents, mais qui ne sont pas aussi spécifiques de l’Afrique que le volume le laisse penser) ; tous ces détails impliquent une connivence avec les codes culturels romains. Une connivence qui n’est pas limitée aux « élites », comme on dit : la présence de ces clins d’œil dans les thermes, sur les fontaines, dans les rues, les temples prouve que les rédacteurs ne s’adressent pas qu’à certains éléments de la population, mais à tout un chacun, à ceux pour lesquels l’arrivée de l’eau jusqu’à une fontaine est plus familière que l’accession d’un tel à une charge publique, à ceux qui passent et jettent un regard sur ces quelques lignes dont la compréhension nécessite de la virtuosité intellectuelle et le partage de codes de pensée et d’expression. Ces carmina reflètent une maîtrise subtile du langage écrit par un large public, beaucoup plus qu’une alphabétisation de base.
En revanche, on peut s’interroger sur leurs auteurs ; on a l’impression que, parce que beaucoup d’entre eux parlent à la première personne, ils ont été rédigés par le militaire, le magistrat, le prêtre, le propriétaire terrien qui parle au passant ou au fidèle. Cette question des identités des rédacteurs pourrait être creusée : il est bien connu que les mosaïstes se déplaçaient de chantier en chantier, pourvus de modèles, pour dessiner des figures correspondant aux désirs de leurs clients, adaptées des cartons en leur possession ; de même il est probable que des cahiers de formules poétiques étaient à disposition de professeurs, de scribes, d’auteurs auxquels il était fait appel par ceux qui souhaitaient faire faire une inscription versifiée. Le phénomène « de contagion et d’imitation » évoqué ici va plus loin qu’une imprégnation ; la question est évoquée à propos de la mosaïque des thermes de Salakta (n° 4, p. 67-70), des textes célébrant l’embellissement d’une basilique à Cherchell et Djemila, lors de la ré-inhumation du corps des évêques (nos 28, p 147-156 et 40, p. 192-195), qui rappellent de près d’autres intitulés ; aussi à propos de la ressemblance longuement discutée entre les textes des basiliques de Cuicul et de Tipasa (n° 28, p. 147‑156). Enfin, la double version d’une dédicace, dans la modeste église d’Henchir Adjedj (p. 217-218, n° 11) et dans l’abside de la basilique Vaticane, fournit la preuve éclatante que des copies circulent : il n’est pas exclu, mais peu probable, que le même artisan qui avait fait la mosaïque de Rome ait travaillé à Hr Adjedj (il pourrait, par exemple, être originaire d’Afrique, vivier de mosaïstes experts, et être revenu dans sa région natale) ; il est possible que le texte ait été vu à Rome par un voyageur auquel il aurait plu et qui l’aurait jugé digne d’être copié pour être repris en Afrique ; mais la solution la plus vraisemblable est que les ateliers de mosaïstes disposaient de registres de répertoires qu’ils échangeaient, qui se diffusaient naturellement par les déplacements des ouvriers, qui faisaient partie d’un patrimoine collectif. Qui souhaitait faire preuve d’originalité en faisant réaliser une inscription versifiée pouvait s’adresser, pour la rédiger, à un secrétaire, à un professeur, à un orateur, chercher l’inspiration dans des carmina déjà vus, demander l’introduction de formules littéraires ou vernaculaires qu’il trouvait à son goût. Vue sous cet angle, la rédaction de ces carmina est aussi révélatrice du niveau culturel et linguistique du public auquel ils étaient destinés que de celui des commanditaires.
Une bibliographie abondante, une indexation fouillée (mais où une liste alphabétique des provenances aurait été utile, les récapitulatifs par ordre géographique p. 31‑33 ne suffisant pas) complètent ce travail qui met à la portée d’un lectorat non spécialiste des échos des préoccupations quotidiennes, les pensées, les désirs, les associations d’idées plus inaccoutumés, plus inattendus que la représentation habituelle de la vie en Afrique antique.
Monique Dondin-Payre
[1]. Chr. Hamdoune et al., Bruxelles 2011.
[2]. Carmina Latina Epigraphica, Fr. Buecheler ed., Leipzig 1837-1908.