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« Rendre le roi Hérode à l’Histoire » : le titre de la conclusion rend explicite le projet de cet ouvrage. Car ce roi de l’Antiquité n’attire pas seulement le regard des historiens, des archéologues, des numismates et des épigraphistes. Parce qu’il est mentionné dans les évangiles, parce qu’il apparaît dans le Talmud, il intéresse également un public plus large, plus partial aussi, capable de confondre en un seul personnage tous les rois qui portent le nom d’Hérode dans les évangiles et le livre des Actes. Mireille Hadas-Lebel écrivait il y a quelques années que « l’écho qu’évoque le nom d’Hérode dans l’imaginaire du public, sans même se référer à des faits précis, est celui de la violence et de la cruauté[1]. » Nombreux sont les auteurs qui ont cherché à rédiger sa biographie, en général afin de pointer du doigt sa folie. Mentionnons par exemple cette amusante conclusion d’un livre peu connu : « Herod might have lived a happy, normal life had he had the services of a good priest, a good psychiatrist, and a good wife. Even lacking the others, a truly complacent, understanding wife might have sufficed[2]. » Beaucoup s’attardent sur son impiété[3], son mauvais gouvernement, sa cupidité[4], sa violence. Récemment, l’historien et prêtre Bruce Chilton écrivait encore : « Herod governed by reflex and instinct rather than by theory[5] ». Assurément, l’image reste mauvaise.

Pourtant, de nombreux ouvrages centrés sur la personne et le règne d’Hérode sont parus ces dernières années, en raison de découvertes récentes, qui transforment complètement cette image traditionnelle[6]. Une part non négligeable de cet élan nouveau est due à la prise en compte plus fine des sources de Flavius Josèphe, cet historien si particulier dont l’œuvre représente l’essentiel de nos connaissances sur le roi. Édith Parmentier n’est pas pour rien dans ce renouveau, en raison de sa participation active à la traduction des Antiquités Juives de Josèphe[7], mais aussi et surtout de ses travaux sur la source principale de Josèphe, Nicolas de Damas[8]. Partant de cette expérience, elle n’offre pas une biographie du roi au sens strict, mais un plaidoyer pour sa réévaluation, à partir d’une série de lieux communs.

Faisant le bilan des sources littéraires, Édith Parmentier signale comme elles s’avèrent globalement positives, les historiens du xixe siècle ayant surtout mené une lecture sélective en s’attachant aux passages des Antiquités Juives qui sont les plus critiques (p. 12-18). L’image du roi était devenue si sombre au xxe siècle qu’après avoir publié son König Herodes[9], aujourd’hui point de départ de toute enquête sérieuse, Abraham Schalit a été accusé de se faire l’apologiste de ce pragmatisme politique qui explique la montée au pouvoir d’hommes comme Hitler (p. 18-20). On était alors très loin de traiter cette figure comme un personnage historique ; son image était trop chargée de mémoire pour en permettre une étude savante et mesurée. Pourtant, l’œuvre de Josèphe est si incohérente et tellement chargée de fiction (p. 24-28), qu’il faut dépasser ces héritages et lire les sources avec une méthode rigoureuse. Il est temps de « rendre le roi Hérode à l’Histoire », de considérer en historien « ce roi qui ne fut pas ‘grand’ que par ses infamies » (p. 28). Il est temps qu’il entre dans l’histoire gréco‑romaine et que son règne soit considéré dans le cadre de la politique augustéenne et non seulement de l’histoire religieuse juive et chrétienne. Ce livre contribue très largement à cet effort souhaitable[10].

Le roi Hérode, soutient Édith Parmentier, ne fut jamais « roi des Juifs », ce titre que portaient les Hasmonéens, parce que, sur le modèle hellénistique, « il était roi à titre personnel » (p. 30-41). Son titre ne fut pas non plus « Hérode le Grand », une épithète que Josèphe emploie en fait pour son descendant, Agrippa (p. 45-50). Le « roi Hérode » a tâché de faire de l’Hérodion un véritable lieu de mémoire qui n’était pas un palais mais, dès le départ, avait été prévu comme un tombeau (p. 50-62). Celui découvert par Ehud Netzer, d’ailleurs, paraît à l’auteure ne pas correspondre à ce que Josèphe présente des funérailles du roi et devoir être réattribué à un autre Hérodien (p. 56-58).

Son image de « tueur d’enfants » est reconsidérée (p. 65-80) à partir de deux angles : d’une part, le fameux « massacre des Innocents », tenu pour anhistorique en accord avec presque tous les spécialistes actuels ; d’autre part, la mise à mort des fils d’Hérode, qui fut une « quasi-nécessité dynastique » (p. 73), une affaire politique qui n’est pas sans parallèle à l’époque et qu’il faut considérer dans le cadre des dangers engendrés par la polygamie royale[11]. On pourrait penser que l’auteure minimise un peu l’historicité du complot des fils d’Hérode en écrivant qu’il était ordinaire, une fois les héritiers devenus trentenaires, que l’on considère qu’ils représentent un danger potentiel[12] (p. 71). Au contraire, pour d’autres auteurs, c’est parce qu’il y a effectivement eu un complot que cet infanticide prend tout son sens ; ce serait une affaire judiciaire qui ne saurait être portée contre la réputation du roi[13]. Quelle que soit l’interprétation retenue, la recherche tend aujourd’hui à supprimer tout jugement moral dans cette décision, à la considérer comme un événement politique. La « folie » et la « paranoïa » d’Hérode disparaissent peu à peu de l’historiographie.

Son image de « demi-Juif » qui lui vient d’une remarque injurieuse de son rival, Antigone Mattathias (AJ XIV, 403-404), et abondamment glosée dans l’historiographie, est ensuite examinée (p. 81-114). Josèphe n’est ni un étranger, ni un fils d’esclave[14] ; le personnel sacerdotal lui est favorable et l’opposition populaire est présentée comme incohérente par Josèphe (p. 101‑114), sans doute à partir de l’œuvre de Nicolas de Damas[15]. Il semble qu’Hérode n’ait pas été si impopulaire qu’on veut le croire ; il était au goût des élites, lié au temple et aux grands de la Judée (p. 112-114). Même l’affaire de l’aigle qu’il a placé sur le temple, souvent perçu par les historiens modernes comme une manifestation du pouvoir romain[16], semble avoir été un gage de piété (au moins politique) de la part du roi. Il ne s’agirait pas d’un chébubin[17], mais d’une référence à l’aigle tyrien présent sur les monnaies admises pour les impôts du temple (p. 108‑109)[18]. Quant à l’image que donnent du roi les Psaumes de Salomon et le Testament de Moïse, Édith Parmentier estime qu’elle est ambiguë, mais qu’il ne s’agit pas d’une « figure du mal » (p. 100)[19].

Sa réputation souffre de nombreuses rumeurs mais l’examen de détail pousse à conclure que chez Josèphe, « le tyran est d’abord un impie » et non un fou (p. 118‑122), que sa mort répugnante est surtout un topos grec, que l’ordre du massacre final de ses opposants est une récupération d’une version anti‑hasmonéenne de la mort d’Alexandre Jannée (Megillat Ta’anit 25), qu’ainsi, Josèphe ne traite pas la mort du roi comme un événement historique : « tournant le dos à l’histoire, il construit un récit étiologique qui s’inspire à la fois de traditions juives et de modèles grecs » (p. 126). Il semble également qu’Hérode ne souffrait pas d’une mauvaise réputation à Rome mais plutôt, en réalité, d’une réputation de roi insignifiant et lointain (p. 134-142).

L’accusation fréquente selon laquelle Hérode aurait hellénisé la région et ainsi perverti les traditions ancestrales fournit la matière du chapitre cinq (p. 143-165). Édith Parmentier rappelle que la région était déjà un royaume hellénistique avant Hérode (p. 143-144). En s’intéressant à la cour royale, elle note que Josèphe ne donne des philoi que le nom des rebelles, donnant indument le sentiment que le roi châtie tous ses amis (p. 155-156). Avec une grande érudition, elle parvient à donner une image très concrète du fonds de la bibliothèque royale, reflet d’un riche développement de la culture durant le règne (p. 147-152). Le multiculturalisme de la cour est présenté dans les termes les plus favorables pour la Judée, qui bénéficie d’une « politique d’avant-garde » (p. 165). Et l’un des aspects de cette politique exceptionnelle réside bien évidemment dans son œuvre édilitaire. Ce dernier chapitre reçoit un nom révélateur de la perspective adoptée : « le roi qui fit fleurir le désert » (p. 167-188). Le projet du roi n’aurait pas été de se protéger de son propre peuple par un réseau de forteresses[20], mais de mettre en valeur le territoire, de développer des surplus agricoles, d’accroître le commerce, d’enrichir la région. Au temps d’Hérode, le pays était prospère[21] (p. 188).

L’ouvrage s’achève avec un petit glossaire des termes administratifs (p. 191‑193), une riche bibliographie (p. 195-232), des indices, deux cartes.

On appréciera l’utilisation de toutes les sources disponibles, même les plus complexes, dans l’élaboration de cette enquête. L’étude est littéraire, certes, en raison de la place de Josèphe dans nos connaissances du roi. Mais elle réunit aussi toutes les allusions ou références qui peuvent se trouver dans la littérature gréco-romaine ; elle se renforce de données épigraphiques aussi nombreuses que possible[22] et d’une attention fine aux vestiges archéologiques[23]. Tout au plus peut-on regretter la part congrue laissée aux données numismatiques, mais elle s’explique sans doute par la publication récente d’autres ouvrages largement appuyés sur cette documentation[24]. Le propos ne se perd pas dans des digressions, il est fluide, clair, direct. Chaque chapitre part d’une image moderne d’Hérode, revient aux sources, conclut. Toute spéculation, par exemple concernant la piété personnelle du roi, est exclue : on s’en tient, avec toutes les frustrations qu’implique la science historique, aux faits. Et la conclusion de l’examen de ces faits est on ne peut plus ferme : Hérode « fut un grand roi de Judée » (p. 190).

 

Michaël Girardin, Université du Littoral – Côte d’Opale

Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 252-256.

 

[1]. M. Hadas-Lebel, Hérode, Paris 2017, p. 319.

[2]. W. J. Gross, Herod the Great, Baltimore-Dublin 1962, p. 367.

[3]. A. Momigliano, Ricerche sull’organizzazione della Giudea sotto il Dominio romano (63 a.C.-70 d.C.), Bologne 1934, p. 41, écrivait qu’Hérode est parvenu à se faire passer pour un juif ; l’idée qu’il puisse avoir quelque piété n’était pas même considérée.

[4]. M. Stern, « The Reign of Herod and the Herodian Dynasty » dans S. Safrai, M. Stern éds., The Jewish People in the First Century, vol. I, Assen 1974, p. 259-261, fait de la fiscalité hérodienne un ensemble d’extorsions dont le produit serait gaspillé pour satisfaire la vaine ambition du roi à l’étranger.

[5]. B. Chilton, The Herods. Murders, Politics, and the Art of Succession, Minneapolis 2021, p. 101. L’auteur le traite de tyran, de fou, l’accuse de violations des lois ancestrales.

[6]. C.-G. Schwentzel, Hérode le Grand. Juifs et Romains, Salomé et Jean-Baptiste, Titus et Bérénice, Paris 2011 ; E. Baltrusch, Herodes. König im Heiligen Land, Munich 2012 ; G. Vermes, The True Herod, Londres-New-Delhi-New-York-Sydney 2014 ; A. K. Marshak, The Many Faces of Herod the Great, Grand Rapids 2015 ; M. Hadas-Lebel, Hérode, op. cit. ; J. Bourgel, Hérode, roi d’Israël ?, Paris 2019 ; K. Czajkowski, B. Eckhardt, Herod in History. Nicolaus of Damascus and the Augustan Context, Oxford 2021.

[7]. F. Villeneuve et al., Flavius Josèphe, Les Antiquités Juives, livres XII à XIV, Paris 2021.

[8]. É. Parmentier, Nicolas de Damas, Paris 2011.

[9]. A. Schalit, König Herodes : Der Mann und sein Werk, Berlin 1969.

[10]. Voir aussi D. M. Jacobson, N. Kokkinos éds., Herod and Augustus, Leyde‑Boston 2009.

[11]. Ajoutons que, selon E. Baltrusch, Herodes, op. cit., p. 292-295, la mise à mort est à placer dans le contexte de luttes d’influence entre trois partis politiques à la cour, les fils de Mariamne représentant le parti « hasmonéen ». Le choix de les mettre à mort serait en quelque sorte l’adoption d’une ligne politique parmi plusieurs options. Voir aussi P. Richardson, Herod, King of the Jews and Friend of the Romans, Columbia 1996, p. 288 qui pense que la dénonciation pour complot a fourni à Hérode un prétexte pour cet acte politique qu’il attendait depuis très longtemps.

[12]. D’autres insistent en effet sur les manœuvres d’Antipater et suggèrent que le complot est en large partie une invention, par exemple G. Vermes, The True Herod, op. cit., p. 90-92 ; M. Hadas-Lebel, Hérode, op. cit., p. 239-248 (qui ajoute la paranoïa du roi) ; J. Bourgel, Hérode, op. cit., p. 230-234.

[13]. Voir par exemple C.G. Schwentzel, Hérode le Grand, op. cit., p. 71-76 et 284 ; K. Czajkowski, B. Eckhardt, Herod in History, op. cit., p. 119-124.

[14]. Un Juif de basse extraction, selon J. Bourgel, Hérode, op. cit., p. 76-86.

[15]. K. Czajkowski, B. Eckhardt, Herod in History, op. cit., p. 139-163.

[16]. Par exemple tout récemment B. Chilton, The Herods, op. cit., p. 114. Une version plus subtile doit également être signalée. Selon certains historiens, quel qu’ait été le projet d’Hérode, cet aigle a été perçu comme un symbole romain par la foule. Voir E. Baltrusch, Herodes, op. cit., p. 192 ; K. Czajkowski, B. Eckhardt, Herod in History, op. cit., p. 159. Signalons que J. Bourgel, Hérode, op. cit., p. 247-275 traite cette affaire de l’aigle comme légendaire.

[17]. Malgré P. Richardson, Herod, op. cit., p. 18 ; C.-G. Schwentzel, Hérode le Grand, op. cit., p. 124-131. É. Parmentier trouve cela surinterprété (p. 107-108).

[18]. Toutefois, il se peut que cette impression que la monnaie tyrienne était seule admise dans le temple soit un anachronisme : voir M. Girardin, « Monnaie du tribut, monnaie de l’offrande en Judée séleucide et romaine », REA 121, 2019, p. 71-91. Voir aussi A. K. Marshak, The Many Faces of Herod the Great, op. cit., p. 350-354.

[19]. Voir, au contraire, K. Atkinson, « Herod the Great as Antiochus “redivivus” : Reading the “Testament of Moses” as an Anti-Herodian Composition » dans C. A. Evans éd., Of Scribes and Sages, Londres 2004, vol. I, p. 134-149 ; B. Eckhardt, « PsSal 17, die Hasmonäer und der Herodompeius », Journal for the Study of Judaism, 40, 2009, p. 465‑492 : « Herodes und Pompeius verschmelzen in PsSal 17 zu einer Figur, die nicht historiographischen, sondern theologischen zwecken dient. »

[20]. Théorie défendue par exemple par J.‑M. Roddaz, « Hérode : le roi étranger » dans G. Urso éd., Iudaea Socia-Iudaea Capta, Pise 2012, p. 117-135 (p. 124).

[21]. Pour un survol de l’historiographie sur cette question, concluant dans le même sens, voir M. Girardin, L’offrande et le tribut. Histoire politique de la fiscalité en Judée hellénistique et romaine (200 av. J.-C. – 135 apr. J.-C.), Bordeaux 2022, p. 275-283.

[22]. On peut en particulier signaler l’étude des tituli picti de Massada (p. 39-40) et des inscriptions safaïtiques (p. 115-117).

[23]. L’Hérodion en tant que lieu de mémoire p. 50-62 ; les forteresses et les palais p. 171-182, les travaux de mise en valeur de la vallée du Jourdain et des bords de la mer Morte p. 182-188.

[24]. D. T. Ariel, J.-P. Fontanille, The Coins of Herod. A Modern Analysis and Die Classification, Leyde 2012 ; C.G. Schwentzel, Juifs et Nabatéens. Les monarchies ethniques du Proche-Orient hellénistique et romain, Rennes 2013.