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Le bel ouvrage édité par Marion Meyer (Institut für klassische Archäologie, Université de Vienne) offre au public les actes d’un colloque tout entier consacré au thème de l’acculturation ou, plus précisément, comme il est dit dans le titre, de la « réception et de l’intégration des biens culturels italiens et romains en Asie Mineure ». Si la majorité des contributions concerne, comme on pouvait l’attendre, Éphèse, trois articles analysent le même phénomène pour la Pisidie. Le livre, qui compte 260 pages, comprend quatre parties clairement définies qui constituent autant de cadres pour la réflexion : les situations de contact, les répercussions de ces contacts dans l’activité édilitaire publique, dans la sphère privée, dans la religion. Les illustrations sont placées à la suite des textes.
L’introduction de Marion Meyer s’attache à clarifier les concepts le plus fréquemment maniés dans ce type d’étude (réception, acculturation, assimilation, persistance, romanisation). La première partie de l’ouvrage regroupe deux contributions. La première, due à F. Kirbihler, fait le point sur la présence des Italiens en Asie Mineure. Il prend comme cadre chronologique l’époque comprise entre le legs de Pergame à Rome et le Ier siècle ap. J.‑C., moment où l’intégration des Italiens à l’élite locale semble être accomplie. Les données textuelles et épigraphiques sont reportées sur quatre cartes très utiles qui montrent une importante concentration d’Italiens dans la partie ouest de l’Asie Mineure, alors que, à l’Est, les témoignages d’une telle présence sont rarissimes et limités aux villes côtières – mais ces régions n’ont pas encore été intensivement explorées.
D. Salzmann s’intéresse aux portraits monétaires des souverains clients de Rome. Certains, comme Ariobarzane 1er de Cappadoce, apparaissent parfois, dans leur monnayage, de façon « vériste » en se démarquant ainsi des monnaies d’époque hellénistique qui montrent des souverains idéalement juvéniles. Or, ce type de portrait réaliste est déjà connu pour l’Asie Mineure au IIe siècle av. J.‑C. La situation est différente à l’époque augustéenne. Le roi Juba II de Maurétanie se fait représenter avec, sur le front, l’indice capillaire caractéristique des portraits d’Auguste. Cette fois il s’agit bien de montrer l’étroite relation qui existe entre Juba II et l’empereur.
La deuxième partie, avec 9 contributions, est la plus fournie de l’ouvrage. Après un article assez général de F. Hüber à propos de l’influence « romaine » sur l’architecture, au sens large, en Asie Mineure, A. Bammer revient sur le monument de C. Memmius à Éphèse dont il a réalisé l’anastylose et publié l’étude en 1971, en remettant notamment en question la proposition d’U . Outschar (1990) d’une restitution différente et en s’interrogeant sur la véritable fonction du monument. L’intéressante contribution de P. Scherrer concerne deux ensembles monumentaux majeurs d’Éphèse : l’agora Tetragonos et les bâtiments de l’agora supérieure ou Staatsmarkt (présumé temple du Divus Julius et de Dea Roma, et basiliké stoa) construits ou reconstruits à l’époque augustéenne. Cette même agora supérieure constitue le thème principal de l’article de H. Thür qui s’interroge sur le degré de romanité de ce grand ensemble comprenant plusieurs édifices majeurs dont la fameuse basiliké stoa, le prytanée, le bouleutérion et un temple dont la restitution pose encore problème. On retrouve la basiliké stoa d’Éphèse dans le très intéressant article de Philip Stinson qui la compare avec la basilique d’Aphrodisias, encore mal connue du public, dont il mène l’étude et la publication : ces deux édifices présentent tant de caractéristiques communes qu’il faut admettre que la basilique d’Éphèse a servi de modèle à celle d’Aphrodisias. Les différences principales (dimensions plus importantes, décor plus exubérant à Aphrodisias) sont à mettre sur le compte de la rivalité entre cités. U. Quatember consacre sa contribution à l’oeuvre édilitaire de Ti. Claudius Aristion à Éphèse (Marmorsaal des thermes du port, nymphée de Trajan) en analysant de façon détaillée les formes et les décors de ces édifices. À travers la présentation des quatre complexes thermes-gymnases d’Éphèse, M. Steskal s’attache à montrer que c’est dans ce type d’édifice que le « mélange » des influences ou traditions culturelles grecques et romaines est le plus abouti. G. Plattner présente en trois parties (formes, décors, plans, échantillons et modèles) un intéressant répertoire des influences « occidentales » sur l’architecture micrasiatique. S’il est relativement simple d’attribuer certaines caractéristiques architecturales à une influence venue de Rome, notre méconnaissance des maîtres d’oeuvre, des architectes, le nombre important d’ateliers rendent le problème beaucoup plus ardu en ce qui concerne les décors. La dernière contribution de cette partie nous fait quitter Éphèse. À partir de son expérience à Sagalassos et grâce aux résultats obtenus par le survey qu’elle mène en Pisidie, L. Vandeput met en regard le développement de villes de statut et d’importance différents entre la fin de l’époque hellénistique et le début de l’époque impériale et montre que la domination romaine n’a pas produit les mêmes effets partout dans la région la sphère privée, regroupe deux articles qui s’intéressent au décor peint pour l’un, aux mosaïques pour l’autre, ainsi que 5 contributions concernant la céramique.
N. Zimmermann étudie le cas du décor peint d’une pièce de l’unité d’habitation 6 d’une des célèbres maisons d’Éphèse (Hanghaus 2). Il s’agit de la propriété d’une riche famille éphésienne dont l’ascension sociale et les rapports avec Rome se traduisent notamment par l’adoption de motifs picturaux connus à Ostie. V. Scheibelreiter montre que, à côté des mosaïques de tradition hellénistique, on trouve de plus en plus fréquemment en Asie Mineure, à partir du Ier siècle av. J.‑C., des pavements de technique italienne (opus signinum, mosaïques à tesselles noires et blanches). Les trois articles suivants sont consacrés respectivement aux lampes, à partir d’exemplaires provenant des fouilles de l’agora Tetragonos (A. Giuliani), à une étude comparative de la céramique tardo-hellénistique d’Éphèse, Délos, Samos et Pergame (Ch. Rogl), au matériel de la fin de l’époque hellénistique et du début de l’époque impériale découvert à Pednelissos (M. Zelle). S. Landstätter démontre dans son article intitulé « Mode ou manifeste politique » que la production céramique éphésienne, ainsi que les habitudes de consommation des habitants restent dans la tradition hellénistique jusqu’au dernier quart du Ier siècle av. J.‑C. C’est à partir de l’époque augustéenne qu’interviennent des changements profonds qui ne sont pas réductibles à la seule adoption de formes de vaisselle ou d’habitudes de consommation romaines. La dernière communication concernant la céramologie est due à J. Poblome, Ph. Bes et V. Lauwers. Elle est largement consacrée à la vaisselle de table (sigillées, red slip wares) et à la vaisselle de verre en tant que marqueurs potentiels de « romanisation ».
La dernière partie de l’ouvrage comprend un article de P. Talloen traitant de l’apparition du culte impérial en Pisidie après l’incorporation de la région à la province de Galatie en 25 av. J.‑C. Une fois encore, la situation des colonies, où les pratiques religieuses romaines sont institutionnalisées, est difficilement comparable avec celle des autres villes. Dans les villes où il n’y a pas de communauté romaine, le culte impérial est introduit graduellement et le plus souvent dans des sanctuaires existants en tant que synnaos theos. Enfin, U. Muss étudie les réparations ou transformations subies à l’époque impériale par l’Artémision d’Éphèse et ses principaux monuments, le temple et l’autel.
Destiné en priorité aux spécialistes de l’Asie Mineure, ce livre regroupe des articles très denses qui apportent le plus souvent des informations de première main, non seulement sur Éphèse mais aussi sur de petites villes encore très mal connues comme Pednelissos ou Adada. Les thèmes développés par les différents auteurs entrent tout à fait dans le cadre de la problématique de départ et ouvrent de nouveaux axes de réflexion. Il manque cependant, à mon sens, une partie consacrée à la statuaire. Cette restriction mise à part, on ne peut que féliciter Marion Meyer d’avoir mené à bien cette entreprise.

Laurence Cavalier