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Longtemps, l’étude de la céramique romaine d’Afrique du nord est restée le domaine quasi exclusif des chercheurs non‑africains, que ce soit sur leurs propres sites en Méditerranée septentrionale et orientale, ou sur les sites africains (Carthage). Le beau livre de Jihen Nacef, comme avant lui celui de Moncef Ben Moussa[1], montre que cette situation est en train de changer radicalement, pour le grand bonheur de la discipline.

Le cas des ateliers d’amphores et de céramiques culinaires, communes et architecturales de la région de Salakta et Ksour Essef est particulièrement emblématique de cette évolution. En effet, nos connaissances sur cette production, pourtant signalée dès 1969 par Fausto Zevi et André Tchernia qui en avaient même déjà effectué une première description de pâte, sont restées pendant plusieurs décennies tributaires tout d’abord de la lecture des timbres mentionnant cette cité apposés sur une faible proportion des amphores qui y furent produites, ensuite des prospections menées par David Peacock, Fethi Bejaoui et Nejib Ben Lazreg, publiées en 1989, qui ont révélé toute son importance du point de vue des ateliers, de sa chrono-typologie (notamment celle des amphores) et du modèle économique qu’elle permettait de reconstruire (centralisation de la production des amphores, transfert des ateliers dans l’Antiquité tardive, diffusion des produits).

Lorsque Jihen Nacef[2] a décidé de rouvrir ce dossier au début des années 2000, dans le cadre d’une thèse de doctorat dirigée par Habib Ben Younès, elle bénéficiait incontestablement de deux atouts imparables : certes, ses propres qualités de chercheuse et sa force de travail unanimement reconnues, mais surtout son implantation territoriale. Jihen est sahélienne. Là où une mission temporaire tuniso-britannique n’avait pu consacrer que quelques semaines à ses prospections, Jihen Nacef, a eu tout le loisir (et le courage) d’arpenter en tous sens une région où elle est née et où elle vit, de revenir sur les sites à plusieurs moments de l’année et d’en découvrir nombre de nouveaux. Elle a pris tout son temps pour étudier en détail les tessons qu’elle avait recueillis sur les différents sites, en les comparant entre eux, d’une saison de prospection à une autre. Enfin, il a été de son choix de poursuivre une collaboration avec des chercheurs non-africains, capables de discuter avec elle de l’interprétation économique et historique de ses données et de l’aider dans des domaines actuellement en développement en Tunisie, comme la pétrographie.

Le livre de Jihen Nacef, paru en 2015 dans la série Roman and Late Antique Mediterranean Pottery, nous démontre ainsi tous les bénéfices à tirer de cette réappropriation par les chercheurs maghrébins d’un domaine d’étude largement délaissé par eux jusqu’alors. Nos connaissances sur la zone de production de céramiques antiques de la région de Salakta et Ksour Essef s’en trouvent transformées tant du point de vue du catalogue des sites d’ateliers (chapitre I) que de la typologie des produits (chapitre II), de l’organisation de la production (répartition et déplacement des ateliers, timbres : chapitre III) et enfin de la commercialisation (contenu des amphores, distribution, interprétation économique : chapitre IV). Tous ces points sont abordés en détail, en suivant la démarche scientifique exemplaire d’un livre entièrement démontrable et vérifiable, ce que mettent particulièrement en évidence les deux annexes : le catalogue exhaustif du mobilier recueilli (annexe 1) et le résultat des analyses pétrographiques (annexe 2, signée par Claudio Capelli). Une bibliographie de plus de 200 titres et un long résumé en anglais (en fin d’ouvrage) enrichissent encore cette publication. Enfin, last but not least, la longévité de cette publication est désormais assurée par plus de 150 planches de dessins de céramiques, d’une perfection technique absolue, qui traverseront sans vieillir les décennies à venir et rendent ce livre indispensable à quiconque s’intéresse au vaste domaine de la céramique de
l’Afrique romaine.

Très brièvement, quels sont les nouveaux apports de ce travail ? Le catalogue des sites (chapitre I), tout d’abord, fait apparaître par rapport à la situation des années 80 un quasi‑doublement du nombre d’ateliers connus (18 sites au lieu de onze) mais surtout apporte des précisions complètement inédites sur leur localisation (GPS et cartes topographiques au 1/25 000), leur délimitation (photographies aériennes et plans) et le détail des vestiges mobiliers et des structures qui y ont été repérés (nombreuses photographies). Le texte très agréable à lire de ce gazeeter nous fait entrer de manière encore plus concrète dans la réalité du terrain sahélien, aux abords des cités de Sullecthum et de Maklouba/Aggar ?

Dans le chapitre II (Typologie générale) qui est le cœur de son ouvrage, Jihen Nacef fait la démonstration de ses qualités de céramologue en livrant, pour l’Afrique, la première typologie intégrale d’une zone homogène de production, à l’échelle du territoire d’une ou deux cités : 34 types d’amphores, cinq de céramiques culinaires, 41 de céramiques communes, sept de céramiques architecturales. Il s’agit d’une typologie classique, composée d’un radical se rapportant à la cité (Maklouba/Aggar ? et Sullecthum) suivi d’un chiffre, parfois complété d’un deuxième dans le cas de variantes. Cette typologie très simple et intuitive, classée par ordre chronologique et/ou fonctionnel (céramique commune), devrait se révéler facilement mémorisable et servir de vadémécum à tous les archéologues œuvrant dans cette région de la Byzacène (et au-delà dans le cas d’importations certaines en provenance de Salakta). Cette typologie est enrichie d’observations techniques sur le façonnage et la cuisson des céramiques par une observation minutieuse des traces de fabrication, couplée avec une étude ethnographique des ateliers de potiers traditionnels du Sahel (Moknine) ; on remarquera tout particulièrement les essais de reproduction d’une amphore Africaine I (type Sullecthum 5) par un potier actuel (fig. 72). Ce chapitre est indissociable du suivant (Chapitre III : Organisation de la production) où sont discutées la chronologie des productions, la répartition des ateliers dans le temps et dans l’espace et enfin l’épigraphie amphorique (timbres). Un tableau de cinq pages (Tableau 1) résume tout d’abord la datation des différents types par ateliers mais on trouve également une présentation plus synthétique de la chronologie de ces derniers sur la figure 78 qui lui est attenante (p. 93-98). Les observations sur les timbres, à la fois ceux que l’auteure a elle‑même recueillis sur les sites qu’elle a prospectés (Tableau 6), et leur contextualisation au sein de la liste des timbres attribués à Salakta (Tableau 3), sont importantes, en particulier par la mise en évidence d’un timbre lié aux sodalités africaines (p. 123-124) dont on perçoit ainsi toute l’influence dans l’économie de l’Afrique romaine. Cependant, l’apport le plus novateur de ce chapitre concerne l’évolution des ateliers de la région de Salakta et Ksour Essef, lorsque Jihen Nacef démontre qu’il n’y a pas réellement un transfert, au cours du Ve s. des ateliers d’une zone à l’autre mais bien plutôt un arrêt de la production aux abords de la cité au Ve s., suivi d’un probable hiatus et d’un redémarrage, près d’un siècle plus tard, plus à l’intérieur des terres, à Ksour Essef. Il s’agit là d’un changement radical du concept élaboré dans les années 80, qui trouve un écho à la fois dans la situation comparable observée dans la cité voisine de Leptiminus[3] et dans celle – complètement opposée – démontrée par la cité de Nabeul qui connaît un boom de sa production d’amphores au Ve siècle. Il est particulièrement intéressant de noter que la production d’amphores dans la périphérie de l’agglomération de Sullecthum, sur le modèle étudié à Carthage[4] de la centralisation des produits (huile) dans des entrepôts portuaires en vue de leur exportation outre-mer, cesse dès le début du Ve s., c’est-à-dire bien avant l’instauration du royaume vandale d’Afrique.

Le chapitre IV (Commercialisation) est une ouverture à la fois sur la Méditerranée et sur les nouvelles pistes de recherche qu’il convient désormais d’emprunter, forts des nouvelles données obtenues par Jihen Nacef sur les lieux de production, la typologie et la chronologie. La première question est celle des contenus qui ont motivé la production d’une telle quantité d’amphores. L’huile semble en bonne place tant les amphores Africaines I (type Sullecthum 5) sont emblématiques, aux IIe-iiie s. de la production de Salakta, huile qui a pu être acheminée à Salakta par voie terrestre, contenue dans des outres, en provenance de terroirs très éloignés, comme on vient de le rappeler. Les salaisons de poissons semblent être le produit principal transporté dans les amphores Africaines II (types Sullecthum 7 et 9). Enfin, la présence de vin vient d’être récemment confirmée dans des amphores Sullecthum 10 (Keay 25.1 précoces) de Salakta faisant partie de la cargaison de l’épave Héliopolis 1 sur le littoral provençal[5]. Cette recherche sur les contenus, primordiale pour la compréhension de l’économie de la région de Salakta sur le long terme (le contenu des amphores des VIe‑VIIe s. n’est pas réellement connu), n’en est qu’à son début et mériterait d’être développée au moyen de nouvelles analyses chimiques. Une autre question est en plein développement, celle de la diffusion des produits de la cité de Sullecthum, qui apparaît à la fois précoce, dès la fin du Ier s. apr. J.-C. (types Sullecthum 1-4), et particulièrement abondante, surtout entre le milieu du IIe s. et le milieu du IIIe s. (types Africaines I et II A/Sullecthum 5 et 6). Enfin, plus difficile à trancher, demeure la question du statut de ces exportations, dans le cadre de l’économie impériale (huile/annone) ou du commerce inter‑provincial (salaisons de poissons), voire du commerce intra-provincial (pour un premier état de la diffusion des amphores de Salakta sur le territoire africain, voir la figure 89).

Enfin, on dira deux mots de l’annexe 2 (Caractérisation en microscopie optique des pâtes des ateliers d’Henchir Chekaf et Salakta), rédigée par Claudio Capelli (laboratoire DISTAV de l’Université de Gênes et chercheur associé au Centre Camille Jullian) qui est l’un des meilleurs spécialistes actuels de la pétrographie des céramiques de l’Afrique romaine. Il démontre dans son étude que celles de Salakta et Ksour Essef sont parmi les mieux connues de ce territoire, qu’il est possible de les distinguer des autres productions du Sahel par une simple observation à la loupe et de reconnaître les différents ateliers de la zone par un examen des lames minces au microscope polarisant. Plus intéressant encore, la présence d’une composante volcanique à l’intérieur de certaines pâtes de Salakta pourrait révéler, sur le plan géologique, un épisode magmatique dont plus aucune trace ne subsiste sur les cartes actuelles de la région.

En conclusion, le livre de Jihen Nacef est un jalon important dans le développement irrésistible, depuis une dizaine d’années, d’une nouvelle école de céramologie africaine que l’on espère voir s’étendre à l’ensemble du Maghreb, et collaborer de plain-pied avec les réseaux céramologiques internationaux. La diffusion quasi-universelle, à l’échelle du monde romain, des céramiques africaines et notamment des amphores de la région de Salakta foit que ce livre mérite désormais de figurer dans toutes les bonnes bibliothèques d’archéologie.

Michel Bonifay

[1]. M. Ben Moussa, La production de sigillées africaines. Recherches d’histoire et d’archéologie en Tunisie septentrionale et centrale, Barcelone 2007.

[2]. Qui m’a fait l’amitié, depuis plus de quinze ans, d’une collaboration scientifique fructueuse à Nabeul, Pupput et dans sa région du Sahel.

[3]. D. Mattingly, dans D.L. Stone, D.J. Mattingly, N. Ben Lazreg, Leptiminus (Lamta). Report no. 3. The field survey, Portsmouth 2011, p. 228.

[4]. J.T. Peña, « The Mobilization of State Olive Oil in Roman Africa: the Evidence of Late 4th-c. Ostraca from Carthage » dans Carthage Papers : the Early Colony’s Economy, Water Supply, a Public Bath, and the Mobilization of State Olive Oil, Porthsmouth 1998, p. 117-238.

[5]. M. Woodworth, D. Bernal, M. Bonifay, D. De Vos, N. Garnier, S. Keay, A. Pecci, J. Poblome, M. Pollard, F. Richez, A. Wilson, « The content of African Keay 25 / Africana 3 amphorae : initial results of the CORONAM project » dans Archaeoanalytics : Chromatography and DNA Analysis in Archaeology, Esposende 2015, p. 36-50.