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Dès l’avant-propos, Heinz Heinen (p. XI‑XII) replace l’ouvrage dans l’entreprise scientifique initiée en 1950 par Joseph Vogt (†1986), de recherches sur l’esclavage antique. En 2001 a été publié un volume marquant le cinquantenaire de ce projet, sous la direction de Heinz Heinen (Fünfzig Jahre Forschungen zur antiken Sklaverei an der Mainzer Akademie, 1950-2000 : Miscellanea zum Jubiläum). Depuis 1967 paraissent des monographies ou des recueils d’articles portant sur ce thème, émanant essentiellement de chercheurs allemands. L’absence d’une monographie sur le commerce d’êtres humains a été comblée en partie par le Handwörterbuch der antiken Sklaverei. Surtout les travaux de la journée du 10 octobre 2006 sont repris dans ce 37e volume de la collection, consacré aux enlèvements et aux rapts, au commerce d’hommes et de femmes et à leurs liens avec l’esclavage.
Heinz Heinen (Introduction, p. 1-7) rappelle l’importance du thème de l’enlèvement dans les mythes grecs, avec des rapts célèbres (Io, Hélène, Chryséis ou encore Briséis). Mais l’enlèvement est aussi un phénomène historique, attesté par des sources variées (épigraphie, papyrus, textes de loi, écrits de juristes ou d’historiens). Comme le suggère le titre, il s’agit aussi de rapprocher ce phénomène antique de ses formes contemporaines, évoquées par Annette von Schmiederberg (« Menschenhandel – ein Bericht aus der staatsanwalschaftlichen Praxis », p. 9-19). Procureur général du Ministère public de Darmstadt-Offenbach depuis 1997, elle propose une définition de l’esclavage et de la servitude dans la législation européenne et internationale (p.11), puis aborde la lutte contre le trafic d’êtres humains, notamment les femmes et les enfants, particulièrement dans le but de leur exploitation (en particulier sexuelle, point qu’elle développe par la suite) pour ne pas dire leur réduction en esclavage.
Si les articles suivants s’organisent selon un ordre chronologique, Karl-Wilhelm Welwel (« Menschenraub und Deportationen in frühen Kulturen », p. 21-43) propose une analyse comparatiste originale et délicate entre différentes époques et différentes régions : l’empire néoassyrien, le monde grec des épopées homériques, le monde germanique confronté à l’empire romain sont ainsi comparés avec le royaume africain du Dahomey, entre le XVIIIe et le début du XIXe s. La caractéristique commune en serait l’existence de structures pré-étatiques. L’auteur s’intéresse essentiellement au sort des prisonniers de guerre et des populations soumises et déportées, sans forcément être réduites en esclavage. Ainsi à partir du VIIIe s. av. J.-C., les déportations deviennent un principe de la politique de puissance assyrienne, un instrument et un élément de l’expansion
de cet empire.
Josef Fischer (« Sklaverei und Menschenhandel im mykenischen Griechenland », p. 45-84) cherche à déterminer les critères possibles d’identification des esclaves à l’époque mycénienne, à travers le matériel archéologique. Surtout il met à contribution les textes en linéaire B et se livre à une analyse lexicale : do-e-ra ou do‑e‑ro apparaissent dans 80 tablettes de Knossos ou de Pylos. Le terme est interprété comme /do(h)elā/ ou /do(h)elos/, à l’origine de la forme attique doulos, sur l’étymologie duquel l’auteur revient (p. 50). Il analyse ensuite le rôle des do-e-ra ou do‑e‑ro dans l’agriculture et l’artisanat mais aussi dans la sphère cultuelle. Il évoque également d’autres groupes de personnes, désignées comme « possédées » (po-ti-ni-ja-we-jo, wa-na-ka-te-to, ra-wa-ke-si-jo, e-qe-si-jo), actives dans la sphère économique, mais dont l’absence de liberté ne semble pas démontrable ; il s’intéresse plus précisément à un groupe de femmes qui semblent être dans une situation de stricte dépendance vis‑à-vis du Palais. Le dernier point abordé concerne le commerce des personnes, attesté par les textes de Knossos, qui mentionnent l’achat de do-e-ra, do-e-ro. Si les tablettes fournissent des éléments sur les transactions, elles n’indiquent pas explicitement d’où viennent les esclaves et par quels moyens ils ont été asservis.
Le trafic des femmes et des jeunes filles dans le but de les prostituer est au centre de l’article de Andrea Binsfeld (« Menschenhandel – Frauenhandel », p. 85-98). Il utilise deux types de documentation : les papyrus et les romans, qui n’apportent évidemment pas le même type de renseignements. Les papyrus permettent de définir l’origine géographique des esclaves et leur prix. Les éléments fournis par les romans sont plus difficiles à apprécier : la ligne entre réalité et fiction est délicate à tracer et la place des topoi n’est pas négligeable. Les apports sont abordés selon les modes d’approvisionnement (enfants trouvés, prisonniers de guerre, enlèvements par pirates ou brigands, comme dans les Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse) et la destination, en l’occurrence la prostitution. Le commerce des femmes semble ainsi rentable et courant, comme en témoigne encore au Ve s., Augustin, évêque d’Hippone dans sa correspondance.
Heikki Solin (« Zur Herkunft der römischen Sklaven », p. 99-130) s’intéresse à l’origine géographique et ethnique des esclaves romains à Rome et en Italie. Spécialiste d’épigraphie et d’onomastique, il rassemble les mentions littéraires générales relatives aux esclaves d’origine orientale (les Juifs, les Syriens…) puis s’intéresse aux cas précis connus par les sources littéraires comme épigraphiques. Il évoque les esclaves et les affranchis d’origine étrangère, nommément connus avant le milieu du IIe s. av. J.-C. (p. 104-107), puis propose un catalogue pour l’époque républicaine tardive et l’époque impériale. Il suit le classement de Martin Bang (« Die Herkunft der römischen Sklaven », MDAI(R), 25, 1910, p. 223-224 et 27, 1912, 189) dont il ne répète pas la liste mais la rectifie un peu (p. 108-110) puis la complète avec des éléments nouveaux (p. 111-121). Au total, 392 cas (dont 202 venant d’Orient et 190 d’Occident) sont ainsi rassemblés. Il conclut sa contribution avec quelques réflexions sur d’autres éléments permettant de reconnaître l’origine étrangère d’un esclave, et notamment les difficultés liées à l’utilisation
de l’onomastique.
Des aspects plus juridiques sont ensuite évoqués par Inge Kroppenberg (« Wirtschaftshistorische Aspekte des plagium von der späten Republik bis Konstantin », p. 131-156), à travers une analyse du plagium, qu’elle souhaite replacer dans le cadre de l’histoire économique, notamment la régulation du marché par des moyens juridiques. Les sanctions sont perçues notamment comme des réactions à la criminalité touchant au commerce des êtres humains dans l’empire. Des cas divers entrent dans la définition juridique du plagium, qui concerne aussi bien la personne qui convainc un esclave à la fuite qu’une personne tenant dissimulé un servus alienus, sans que son maître légitime le sache, ou encore que cette personne le mette en vente ou l’achète en connaissance de cause. Le plagium, dont la répression évolue du délit sanctionné par une amende à la définition comme crime public puni de la peine capitale, est au croisement du respect du droit de propriété et de celui de la liberté du citoyen romain. Sont évoquées les mesures juridiques concernant le plagium, à commencer par la lex Fabia, comme la situation même de l’esclave dans la législation impériale (interdiction des ergastules, droits des maîtres sur leurs esclaves…).
Oliver Schipp (« Der Raub freier Menschen in der Spätantike », p. 157-181) traite de deux types d’enlèvements (l’enlèvement de citoyens romains dans le but de les réduire en esclavage et le rapt de femmes libres pour les contraindre au mariage) et des mesures répressives, essentiellement à partir d’Augustin d’Hippone, Ep. 10* (en 422, mangones) et de Sidoine Apollinaire (Ep. 5, 19). Il met ainsi en évidence les évolutions de la société et des statuts des colons et des dépendants.
Le dernier article porte sur les tableaux de Jean-Léon Gérôme (1824-1904) évoquant les ventes d’esclaves à Rome (Johannes Deissler, « Realitätsgetreues Abbild oder künstlerische Interpretation eines römischen Sklavenverkaufs ? Zu Jean-Léon Gérômes Vente d’esclaves à Rome », p. 183-194). Il propose ainsi un exemple de représentation iconographique de ce que pouvait être le commerce d’êtres humains dans l’Antiquité, s’inspirant en particulier des réalités orientales contemporaines.
Le volume, qui s’achève par des annexes avec des indices, une présentation des auteurs et des illustrations en noir et blanc, constitue un apport important, mais partiel, sur ce sujet.

Hélène Ménard