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Le livre de Jessica Lightfoot (=JL, Wonder), maître de conférences à l’Université de Birmingham, est issu de sa thèse de doctorat (Oxford, 2018). Même si le thème de l’étonnement et des merveilles dans l’Antiquité a déjà été abordé dans un certain nombre de recherches (voir pour la liste p. 6, note 8), cet ouvrage propose pour la première fois un examen complet de la signification du concept de θαῦμα dans la littérature ancienne et montre que θαῦμα était « un terme important d’une réponse esthétique et occupait une place centrale dans la conception de ce que la philosophie et la littérature sont et font » (la quatrième de couverture). Le spectre générique des textes étudiés va de la poésie grecque archaïque (Homère, Hésiode) aux collections hellénistiques paradoxographiques (Antigone de Caryste, Apollonius Paradoxographus, Callimaque, etc.) et aux épigrammes (Posidippe de Pella), en passant par la tragédie et la comédie (Euripide, Aristophane), l’historiographie (Hérodote, Thucydide), et la philosophie (Platon, Aristote). Ce livre, comportant huit chapitres, suivis d’une bibliographie extensive (p. 228-249) et de deux index (thématique et locorum, p. 250-260), s’adresse en premier lieu aux spécialistes de la littérature et de la philosophie grecques anciennes, mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la critique littéraire, à l’esthétique, et au merveilleux.

Wonder fournit un point de départ indispensable pour réévaluer le rôle de θαῦμα en tant qu’un concept littéraire et philosophique, dont l’importance dans la pensée antique a été sous-estimée dans les recherches antérieures, selon JL (p. 200). C’est probablement la raison pour laquelle les deux philosophes majeurs de l’Antiquité, Platon et Aristote, occupent une place considérable dans cette étude, qui s’ouvre et se termine par l’analyse de l’étonnement chez Platon (ch. 2, 7 et 8), et qui contient plusieurs références aux traités d’Aristote, surtout d’ordre méthodologique et théorique. Ainsi, au chapitre 3, JL établit l’influence de la conception aristotélicienne de θαῦμα (Mét. 982b12-21, PA 644b29-645a17) sur les collections paradoxographiques (p. 68-78); au chapitre 5, elle s’appuie sur la Poétique (1455a16‑21, 1452a5-b7, 1454a3-7; voir p. 127-128 et notes 32 et 33) pour examiner le lien entre l’étonnement et la reconnaissance (ἀναγνώρισις) chez Euripide; au chapitre 6, elle analyse les textes d’Aristophane et de Thucydide dans l’optique de la théorie aristotélicienne du langage, exposée dans la Rhétorique (1404b8-14, 1405a8-9, 1412a11-13; p. 138-142). L’ordre de l’examen suivi est thématique plutôt que chronologique : l’auteure fait dialoguer les différents textes de son corpus, afin de « créer des connexions inattendues, des ruptures surprenantes et des perspectives radicalement nouvelles » (p. 10) et d’étonner à son tour le lecteur. Ce faisant, JL met en œuvre l’une des principales découvertes de son enquête : la résonance esthétique et émotive du θαῦμα ancien. L’approche originale de ce livre constitue, avec son outillage théorique et son vaste corpus, sa force en même temps que sa faiblesse. D’abord, la juxtaposition de textes génériquement et chronologiquement éloignés les uns des autres (cf. infra sur le ch. 2) empêche le lecteur de se faire une idée claire de l’évolution diachronique du concept de θαῦμα, et surtout de la nuance éthique dont il se teint chez Platon. En outre, l’abondance de textes passés en revue éclipse l’unité conceptuelle du θαῦμα ancien, qui consisterait, comme l’a déjà observé R. Neer[1], dans la perception d’une duplicité, d’une dualité, d’un paradoxe, etc. dans l’objet d’étonnement. L’idée est pourtant omniprésente dans le livre de JL, formulée plus ou moins explicitement[2].

Le cadre conceptuel de l’étude de JL, décrit au chapitre 1 (« Beginning with Thauma », p. 1-16), permet au lecteur de saisir d’emblée le point d’observation depuis lequel l’auteure va scruter l’objet de sa recherche. Ce cadre, construit à partir des éléments empruntés à trois auteurs[3], inclut la conception de θαῦμα comme une réaction esthétique aux arts visuels dans la Grèce antique (Richard Neer, p. 6), comme une attitude à adopter vis-à-vis de textes littéraires (Stephen Greenblatt, p. 7-9), et comme l’effet qui doit être recherché par l’art en général, notamment par le moyen de la défamiliarisation, procédé introduit par Viktor Shklovsky, [4] et consistant à rendre étrange ce qui est familier (p. 9-10). En gros, JL s’intéresse au θαῦμα décrit dans différents textes littéraires, mais aussi et surtout à la manière dont ces textes sont conçus pour provoquer l’étonnement des lecteurs.

L’entrée dans l’étude de l’étonnement à proprement parler se fait au chapitre 2 (« The Art of Thauma : Nature, Artifice and the Marvellous », p. 17-41), où l’auteure se penche sur le lien entre θαῦμα et  la vision dans le Charmide de Platon, en examinant deux passages qui contiennent deux comparaisons significatives. Dans le premier passage, le principal protagoniste, qualifié de θαυμαστὸς à cause de sa beauté excessive, est comparé par Socrate à une statue en l’honneur d’un dieu (ἄγαλμα, 154c), et dans le second, à un mauvais acteur récitant mal le texte d’un poète (162b-d), lorsqu’il emprunte à Critias sa troisième définition de σωφροσύνη, sans pouvoir en expliquer le sens. Selon JL, ces deux comparaisons vont dans le même sens : elles permettent à Platon de représenter Charmide comme un jeune homme d’une étincelante beauté, mais incapable de réflexion (« he remains somehow hollow at the core », p. 26), et elles pointent vers son futur destin de tyran (p. 31). En d’autres termes, il s’agirait dans ces passages d’un étonnement abrutissant, suscité par la beauté sensible (« overwhelming and paralysing eros », p. 22). Or, si l’allusion à la tyrannie est sans doute présente à l’arrière-plan du dialogue tout entier, l’idée principale de ces deux passages semble résider plutôt dans la puissance du désir érotique provoqué par la beauté (154c2 : πάντες ἐρᾶν ; 154c5 : πολλοὶ δὲ δὴ ἄλλοι ἐρασταὶ), désir qui peut être détourné, comme Socrate le montre, vers le désir philosophique (156d1-3), à la manière de l’échelle de l’amour dans le Banquet (211b). En outre, la confrontation de l’étonnement paralysant du Charmide avec l’étonnement intellectuel de Théétète face aux problèmes mathématiques dans le dialogue éponyme paraît problématique, si l’on tient compte de la charge ironique[5] de ce dernier dialogue (cf. 210a-c : les œufs de vent pondus par Théétète) et du fait que l’étonnement paralysant ne caractérise pas Charmide (qui en est la cause) mais l’assistance.

Après le zoom sur les étonnements respectifs, « paralysant » et « intellectuel », du Charmide et du Théétète, la suite du chapitre amène le lecteur, par le fil des rapprochements effectués en vertu du principe de l’association des idées, au traité Sur les sophistes d’Alcidamas, avec sa distinction entre les discours spontanés « vivants » et les discours préparés, remplis d’effets étonnants (ekplexis) mais sans la « force vive » (p. 29-30), au survol du topos θαῦμα ἰδέσθαι chez Homère (Iliade) et Hésiode (Scutum), enfin, aux descriptions ekphrastiques des œuvres d’art dans les Idylles de Théocrite et les Lithika de Posidippe (épigrammes destinées à être gravées sur des pierres précieuses) : θαύματα naturels embellis par l’art humain (p. 38‑40). L’idée qui ressort de l’examen de ces textes est celle d’un double θαῦμα : ils décrivent les merveilles à voir (par ex., le bouclier d’Achille), tout en provoquant, par cette description, l’étonnement du lecteur. Nous sommes ainsi amenés à penser que ce pourrait aussi être le cas dans les textes platoniciens étudiés plus haut.

Dans le chapitre 3 (« Reading Thauma : Paradoxography and the Textual Collection of Marvels », p. 42-79), JL examine de plus près les collections paradoxographiques (La collection des histoires curieuses d’Antigone de Caryste, Les histoires étonnantes d’Apollonius Paradoxographus, Sur les merveilles de Phlégon de Tralles, etc.), apparues vers le 3e siècle avant J.C., élaborées à partir des œuvres littéraires préexistantes, et se présentant essentiellement comme des catalogues de phénomènes zoologiques et géologiques étranges, avec peu de contexte et d’explication. La chercheure interroge, plus précisément, les sources de ces collections, ce qui lui permet d’établir les règles de leur composition et de proposer une réévaluation méthodique de ces écrits, longtemps considérés comme des notes de recherche mal ordonnées, sans intérêt historiographique ou scientifique, et adressées à un public populaire et crédule (p. 45, 51-52, 79). Ainsi, JL s’efforce de montrer que la forme de catalogue et les transitions entre les sections, qui créent « une escalade d’étonnement » (p. 64), sont empruntées à l’Enquête d’Hérodote et conçues pour étonner le lecteur par l’arrangement même du texte, en l’incitant à faire des rapprochements inattendus entre différentes merveilles disparates au premier abord, qui s’enchaînent (p. 45, 47, 65-66 et note 46, p. 68, 72-78). JL établit ensuite les similitudes et les divergences de ces collections avec les traités biologiques d’Aristote (PA, HA). Par exemple, à l’instar d’Aristote (PA 645a15-17), chez Callimaque (Aitia), la contemplation d’un petit point d’intérêt culturel a le potentiel de nourrir la poursuite de la connaissance. Cependant, à la différence des traités aristotéliciens, dans lesquels les paradoxographes empruntent par ailleurs la matière pour leurs ouvrages, ces derniers omettent toute explication des causes et du contexte, afin que le lecteur puisse s’étonner à nouveau et s’interroger sur les causes de chaque merveille (cf. Collection d’histoires curieuses, Antigone de Caryste) (p. 79).

Le chapitre 4 (« The Sound of Thauma : Music and the Marvellous », p. 80-106) poursuit la discussion du chapitre précédent, en questionnant cette fois-ci le lien entre θαῦμα et la musique dans la Collection d’histoires curieuses d’Antigone. L’enquête que JL mène dans cette section porte essentiellement sur l’Hymne homérique à Hermès, un texte « explicitement thaumatique » (p. 82), où l’étonnement est une réaction presque constante aux activités et aux exploits de l’enfant Hermès. D’abord, sa lyre, fabriquée avec du matériau naturel (une tortue : animal sans la voix, puis mort), est une merveille de la culture (à noter un contraste!) (p. 82, 88-91). Les prestations musicales d’Hermès ne manquent pas d’étonner non plus (p. 92-98). Dans sa première prestation, il chante un hymne en l’honneur de lui-même afin de justifier son statut dans l’Olympe, cette mise en abîme provoquant un effet d’étonnement. Dans sa deuxième prestation, Hermès, âgé d’un jour, étonne Apollon en personne, qui confirme la nature divine du dieu-enfant, en louant Hermès, son chant et ses inventions. Bref, l’Hymne à Hermès montre que θαῦμα est une réponse paradigmatique à la musique et l’indice du « lieu » où se rencontrent le divin et l’humain (p. 98, 105). Cette conclusion est ensuite extrapolée – par la voie d’autres études de cas (Odyssée, Hymne à Apollon, Enquête d’Hérodote) – à d’autres arts musicaux (chant choral, danse), susceptibles de créer un espace de fusion entre les mondes divin et humain, par l’entremise de θαῦμα (p. 98-101).

Au chapitre 5 (« The Experience of Thauma : Cognition, Recognition, Wonder and Disbelief », p. 107-137), JL se penche sur le procédé d’ἀναγνώρισις, réputé, depuis Homère, pour sa capacité de produire un effet thaumatique. Ainsi, dans la scène de rencontre entre Achille et Priam au livre 24 de l’Iliade (471-87), l’étonnement mutuel des deux hommes est d’abord une réaction émotive à « une altérité extrême » (p. 115) : le vieux roi troyen et le jeune guerrier achéen sont au premier abord très éloignés l’un de l’autre, ennemis et assassins de leurs proches (Hector, fils de Priam, est meurtrier de Patrocle, ami d’Achille, qui tue Hector). Et pourtant, ils se ressemblent et se reconnaissent dans l’autre : Achille reconnaît d’abord, en la personne de Priam, son propre père Pelée, et vice versa. C’est leur souffrance à chacun et la découverte du caractère universel de la mort qui les rapprochent. Cette reconnaissance provoque un nouvel étonnement – qui est cette fois-ci une réaction à la similitude – à travers lequel se manifeste son aspect cognitif, qui consiste en une prise de conscience (p. 116‑117). Ainsi décortiquée, l’ἀναγνώρισις apparaît comme un moyen puissant, émotif et cognitif, pour forcer le public de changer de perspective. JL s’appuie ensuite sur la Poétique d’Aristote (livres 11, 14 et 16 ; p. 127-128) pour analyser la reconnaissance et l’étonnement dans deux tragédies d’Euripide, l’Iphigénie en Tauride et l’Ion, où le poète joue sur les antithèses entre le proche et le lointain, le familier et l’étrange, le vraisemblable et l’incroyable (p. 119-123, 130-133).

Dans le chapitre 6 (« Near and Distant Marvels : Defamiliarising and Refamiliarising Thauma », p. 138-173), JL s’intéresse aux moyens langagiers de provoquer un étonnement, en particulier à la métaphore et sa capacité de défamiliarisation (p. 140-141). Plus précisément, en rapprochant les objets qui paraissent disparates, la métaphore provoque un étonnement, qui, d’une part, perturbe notre relation habituelle avec le monde, mais, d’autre part, nous invite à établir les ressemblances entre ces objets et par là même nous pousse à apprendre (cf. Aristote, Rhét., 1410b10-13, 1412a11‑13; Poét., 1459a7). Ainsi, dans les Oiseaux d’Aristophane, la construction d’une société utopique des oiseaux, Coucouville-les-Nuées, avec la colonisation fantaisiste du ciel présentée comme la limite finale de sa domination, est une métaphore de l’élan impérialiste de l’Athènes corrompue, contemporaine du poète comique. Cette métaphore permet de regarder Athènes à travers une optique déformante mais nouvelle, qui ne manque pas de provoquer un étonnement, dont l’objet est Athènes elle-même, ses ambitions impérialistes, les causes et les effets catastrophiques de ces ambitions (p. 149-150, 155, 158). JL s’intéresse ensuite à la « rhétorique de θαῦμα » chez Périclès et chez Nicias (l’Histoire de Thucydide) et ses conséquences désastreuses pour Athènes (=l’expédition de Sicile). Si, dans l’oraison funèbre de Périclès, cette rhétorique consiste à magnifier la cité (2.41.3-4), en nourrissant chez les Athéniens une perception déformée de leur supériorité politique et militaire (p. 158-165), Nicias critique la fascination des Athéniens pour les θαύματα exotiques des pays lointains, en ravivant, paradoxalement, leur flamme, au lieu de l’étouffer (=Sicile) (p. 166-173).

Les chapitres 7 et 8 marquent un retour à Platon, chez qui θαῦμα est un concept philosophique important mais ambigu pour explorer la psychologie humaine, selon JL (p. 201) : d’une part, il renvoie à l’effet étourdissant que produisent les « illusionnistes » de tout acabit – rhéteurs, rhapsodes, poètes, sophistes, politiciens – sur les esprits, et, d’autre part, il peut être un protreptique à la philosophie et un catalyseur du progrès cognitif (p. 174, p. 187). Au chapitre 7 (« Making Marvels : Thaumatopoiia and Thaumatourgia », p. 174-198), JL souligne d’abord (p. 176‑177) le glissement qui se produit dans l’usage de θαῦμα à la fin du Ve et au début IVe siècle avant J.-C., marqué par l’apparition des mots θαυματοποιΐα et θαυματουργία, qui renvoient aux merveilles produites par l’homme, et non plus aux merveilles divines, naturelles ou ethnographiques. L’auteure s’arrête ensuite (p. 176-192) sur les significations théâtrale, sympotique, mimétique et sophistique de ces termes, en particulier chez Athénée (Deipnosophistes 19e), Xénophon (Banquet 2.1, 7.2-4, 7.3-4) et Platon (Lois 658a-c, Ion 282c, République 602c-d, Sophiste 234b-235b), avant de s’attaquer à la pièce maîtresse du chapitre, l’allégorie de la Caverne, où l’usage de θαῦμα est délibérément ambigu (p. 192-195). D’une part, les ombres projetés sur la paroi par les objets manipulés par des θαυματοποιοί (514c-515a) sont des merveilles potentiellement trompeuses, qui mènent à un étourdissement cognitif dangereux[6], d’autre part, la « peinture verbale »[7] de la Caverne décrite par Socrate suscite elle aussi l’étonnement de Glaucon (et du lecteur) (cf. deux occurrences d’ἄτοπος en une ligne, 515a4), en suggérant que dans les bonnes mains, θαῦμα peut conduire à un progrès éducatif et cognitif, p. 195-198).

Enfin, dans le huitième et dernier chapitre (« L’épilogue : Thaumata polla », p. 199-227), l’auteure, plutôt que de conclure son livre par un bilan des résultats obtenus, relance son enquête, en avançant une nouvelle interprétation du célèbre passage des Lois (644d-e) sur l’homme comme θαῦμα … τῶν ζῴων θεῖον (644d7-8) et en étudiant l’usage du concept de θαῦμα chez trois nouveaux auteurs[8]. Le passage des Lois mérite qu’on s’y arrête davantage, car il semble offrir la clé de « l’éducation » – c’est-à-dire de la rationalisation – non seulement de l’étonnement, mais des émotions en général. Dans ce sens, cette section du livre de JL me paraît être le point culminant de tout l’ouvrage (p. 201‑205). Ainsi, en considérant que les cordes et les fils dont parle l’Athénien dans ce passage sont des impulsions intérieures, l’auteure propose d’interpréter θαῦμα comme un « automate » capable de susciter l’étonnement, au lieu de l’entendre, comme c’est souvent le cas, comme une « marionnette »[9], ce qui implique un contrôle extérieur total. Selon JL (p. 205), ces automates créés par les dieux ont la capacité de devenir des « merveilles » divines, à condition de suivre la corde d’or de la raison (τοῦ λογισμοῦ) et de la loi commune (τῆς πόλεως κοινὸν νόμον, 645a1-2). Or, comme le dit le texte de Platon, la raison a besoin d’aides (ὑπηρετῶν, 645a6), afin que le fil d’or gouverne les autres, car les πάθη qui meuvent l’homme le poussent à agir dans les directions opposées, tantôt bonnes, tantôt mauvaises. L’idée de marionnette (ici, une certaine contrainte extérieure en forme de loi) ne peut donc pas être complètement congédiée. La traduction de θαῦμα … θεῖον par « merveille qui appartient aux dieux » paraît toutefois appropriée, si l’on considère qu’elle renvoie à la nature ambivalente de l’homme : celle, originaire, des πάθη, qui sont le lieu « where the dividing line between goodness and badness lies » (p. 202), et celle, potentielle, de la raison, qui a besoin « d’aides » pour contraindre les πάθη de la suivre. Par ailleurs, telle une marionnettiste habile, JL s’efforce tout au long de ce livre de susciter un étonnement intelligent du lecteur, afin de le mettre au service de son progrès cognitif, ce qui justifie à mes yeux les rapprochements textuels parfois forcés et le « sacrifice » chronologique. On hésitera toutefois à accorder à l’auteure la dispersion conceptuelle comme le fin mot de son enquête sur le θαῦμα ancien (cf. le titre de l’épilogue).

 

Natalia Kramar, Sorbonne Université

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 354-360.

 

[1]. R. Neer, The Emergence of the Classical Style in Greek Sculpture, Chicago 2010 : angl. joining of antithesis (p. 60) ; doubleness, twofoldness (p. 58-59, 63, 66-68, 71) ; uncanny combination (p. 61) ; paradox (p. 63). Voir aussi les travaux de Ch. Hunzinger, cités dans la bibliographie (JL, Wonder, 236).

[2]. Contentons-nous de quelques exemples : p. 20 sur les frontières brouillées entre l’animé/l’inanimé, entre le mortel/le divin dans la comparaison de l’étonnant Charmide à une statue ; p. 22 sur l’antithèse entre l’apparence extérieure (beauté étonnante) et les capacités morales et intellectuelles de Charmide ; p. 34 sur le bouclier d’Achille – une merveille à regarder – dans Iliade 18 : une œuvre d’art inanimée, qui donne l’impression du mouvement ; p. 57, sur le θαῦμα provoqué par la forme des écrits paradoxographiques (=un art), qui participe du « symbolic taming of natural wonders », en ré-organisant les textes préexistants qui parlent de ces merveilles (le contraste nature/art), etc.

[3]. R. Neer, The Emergence of the Classical Style in Greek Sculpture, Chicago 2010 (voir surtout p. 57-69, ch. « Wonder ») ; S. Greenblatt, « Resonance and Wonder », Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences 43.4, 1990, p. 11‑34, et Marvelous Possessions : The Wonder of the New World, Oxford 1991; V. Shklovsky, « Art as Technique » (1916), traduit dans L.T. Lemon, M. J. Reis eds., Russian Formalist Criticism: Four Essays, Lincoln 1965, p. 3-24.

[4]. V. Shklovsky s’inspire à son tour d’Aristote, Rhétorique, 1404b.

[5]. Sur l’ironie dans le Théétète, voir G. Sissa, L’âme est un corps de femme, Paris 2000, p. 78-91.

[6]. Cf. aussi les Lois (658a-c), où les spectacles des θαῦματα aveuglent les esprits et donnent du plaisir (seul) sans éduquer, s’adressant surtout à des jeunes gens (p. 178-180).

[7]. Cf. Rép., 514a2, b4 (ἰδὲ,  dit Socrate à Glaucon), puis 514b7 (ὁρῶ, répond Glaucon).

[8]. JL examine l’Épître I.6 d’Horace, qui exhorte à ne s’étonner de rien pour être heureux (p. 205-207); la place de θαῦμα dans les traités de mécanique de l’ingénieur Héron d’Alexandrie (seconde moitié du Ier s. de notre ère), portant sur la construction des automates pour les rituels religieux (l’autel mobile de Dionysos) ou le théâtre (Sophocle) (p. 208-214); enfin, des θαῦματα textuels dans les Noctes Atticae du paradoxographe romain Aulu Gelle (p. 215‑227).

[9]. Voir cependant V. Cousin, Œuvres de Platon : Lois, t. 7, 1831 : « une machine animée sortie de la main des Dieux ».