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 Jean-Pierre Levet (JPL), professeur émérite à l’université de Limoges, agrégé de grammaire, qui a enseigné le grec, le sanscrit et la grammaire comparée des langues indo-européennes, s’est depuis toujours intéressé à tout ce qui concerne les langues de quelque façon que ce soit, de sa thèse Le Vrai et le Faux dans la pensée grecque archaïque, étude de vocabulaire I (Paris 1975) et Le Vrai et le Faux dans la pensée grecque archaïque d’Hésiode à la fin du Vème siècle (Paris 2008) jusqu’au livre qui nous occupe aujourd’hui, en passant par de nombreux articles, des cours de sciences du langage, des conférences, la direction de programmes de recherche, etc. Parmi tout cela, en ce qui concerne le sujet traité ici, se distingue L’indo-européen appartient-il à une macro-famille appelée eurasiatique ? Perspectives, Limoges 2015, dont nous avons rendu compte dans cette revue[1]. JPL évoque son parcours avec maints détails dans sa « Préface » et montre combien il était pour lui logique, après s’être penché sur les langues-filles (latin, grec, tokharien et autres), de remonter à leur langue-mère, l’indo-européen, puis de s’interroger sur l’ascendance de cette dernière. Il raconte alors son approche du chamito-sémitique et de l’afro-asiatique, ainsi que sa rencontre avec le professeur Susumu Kudo, éminent spécialiste de linguistique japonaise. Il  énumère les théories qui ont fleuri au XIXe s. et les critiques qu’on peut leur opposer, en particulier le fait qu’elles reposaient sur la recherche de correspondances lexicales qui, vu le laps de temps envisagé, étaient susceptibles d’être plus sûrement expliquées par substrat, adstrat, ou emprunt que par une descendance génétique. Les méthodes utilisées n’étaient pas non plus sans défauts : en effet, elles supposaient une continuité, alors que ce qu’on appellera les macro-familles ont éclaté en familles différentes, ce qui a engendré des ruptures. JPL poursuit son inventaire par les études sur ce sujet publiées au XXe s. Il rappelle les travaux de A.R. Bombard[2] « dans un premier livre dans lequel nostratique signifiait indo-européen et afro-asiatique, particulièrement sémitique » (p. 12). Il signale qu’au début du XXIe s. parut l’ouvrage de J. Greenberg[3] selon lequel « l’indo-européen, l’ouralien et l’altaïque et quelques autres familles ne descendraient du nostratique que par l’étape intermédiaire d’une macro-famille antérieure, appelée l’eurasiatique et faisant une large place au japonais » (p. 12).

Ces avancées et les imperfections que présentaient les travaux des savants du XIXe s. lui ont inspiré sa méthode : rechercher un élément morphologique « présent à l’état de traces dans les langues indo-européennes et de nature susceptible d’expliquer la genèse et la construction progressive des traits généraux de la langue-mère indo-européenne » (p. 13). Dans ses travaux précédents il a trouvé que cet élément pouvait être la particule formée de n + une voyelle (*nV), « révélatrice d’évolutions spécifiques de la morphologie nominale et verbale et de la syntaxe de base de la proto-langue reconstituée » (p. 13). « Or », écrit-il (p. 13), « cette particule a un correspondant en japonique, ensemble des dialectes japonais, où il se trouve très étroitement lié à la structure de la phrase simple et de ses composantes ». Ce correspondant japonique, JPL le décrit davantage dans le deuxième chapitre intitulé « Présentation en forme d’introduction » : il a joué « le rôle de copule dans les écrits les plus anciennement attestés de la langue en même temps que celui de marqueur de l’appartenance sous toutes ses formes » (p. 16). Par la suite, cet élément a cessé d’apparaître comme copule. JPL s’est demandé si en indo-européen *nV qui a été un marqueur d’appartenance a été également utilisé comme copule. Il a orienté ses investigations vers le tokharien parce que, à l’intérieur de l’aire indo-européenne, celui-ci a gardé des aspects particulièrement archaïques.

Ce sont deux articles sur cette thématique qu’il a regroupés pour former le corps du livre dont nous rendons compte : « Proto-tokharien *menekwe/i », Tôzai, 14, 2019, p. 110-122 et « Tokharien A nas / B nes ‘être’, des horizons eurasiatiques ? », La Feuille de Philologie Comparée Lituanienne et Française, XI, 2020, p. 65-73.

Dans la première de ces contributions, il s’occupe du nominatif du pronom de la première personne en tokharien, qui serait bâti à partir d’une ancienne forme de génitif *mene complétée par une particule *-kwe. Cela prouverait « la présence en indo-européen à titre d’archaïsme remarquable d’un morphème *nV, bien représenté dans le reste de la famille définie comme eurasiatique et caractéristique à l’origine du complément de nom, du génitif, devenu ici et là marque du sujet dans un rapport de nom à forme verbale ou à verbe proprement dit, c’est-à-dire du nominatif » (p. 19). Or le génitif nominal et pronominal du japonique est caractérisé par un morphème enclitique *nV « susceptible de fonctionner sur certaines aires comme marqueur de nominatif » (p. 22 avec la bibliographie). Il y a plus : le marqueur du sujet ga en japonais standard comprendrait l’adjonction d’un élément *-k « jouant le même rôle que *kwe dans le passage du génitif au nominatif dans le pronom tokharien » (p. 23). Cela pourrait donc autoriser l’hypothèse qu’a existé une macro-famille, l’eurasiatique, puisqu’il y aurait cet élément de continuité, après la rupture qui s’est opérée avec « la création progressive soit du verbe tel qu’il est apparu en indo-européen, soit de formes verbo-nominales comparables à celles qui caractérisent la morphologie japonaise » (p. 23).

Après avoir ainsi attiré l’attention sur ces vestiges de *nV comme marqueur du génitif ou de nominatif, dans la seconde contribution sélectionnée il se penche sur la valeur de copule qu’a pu revêtir cette particule. Certains faits prouvent qu’elle serait avérée en « pré-vieux-japonais » (p. 32). Il démontre que dans le domaine indo-européen cette utilisation comme copule permet d’offrir une explication satisfaisante à l’apparence déroutante de la conjugaison au présent du verbe « être » en tokharien A et B.

Dans sa « Conclusion », il tire la leçon de ces études en faisant ressortir comment elles sont des avancées sur la piste de l’eurasiatique grâce à ces vestiges de la présence de *nV dont « en réalité, sur le fond, cette double fonction n’en constitue qu’une seule, celle de l’élément ligateur universel, fondamental, de la structure syntaxique élémentaire des composantes de base de la phrase correspondant à un énoncé minimal » (p. 41).

Chacun de ces articles est suivie d’une bibliographie très à jour.

Bien que la matière soit technique et ardue et son traitement extrêmement savant, l’ouvrage se lit facilement car le style est agréable et sans jargon.

Comme il est naturel, la constitution de ce livre par la réunion de deux articles indépendants, ne va pas sans entraîner quelques redites ; elles ne sont pas gênantes cependant, car les idées sont chaque fois énoncées d’une manière différente et finalement, ces répétitions permettent au lecteur de mieux suivre ces raisonnements délicats et complexes.

Étant donné le peu de traces qui subsistent des périodes assez longues durant lesquelles se sont déroulés ces processus, il y a entre vingt et dix millénaires, JPL ne se départit jamais de la plus grande prudence. Il souligne sans cesse qu’il s’agit d’hypothèses et n’affirme rien, mais multiplie les points d’interrogation.

Ce qui laisse attendre de nouvelles recherches et d’autres publications passionnantes…

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié en ligne le 15 juillet 2021

 

[1] REA 117, 2015, p. 762-764.

[2] Toward Proto-Nostratic. A New Approach, Amsterdam 1984.

[3] Les langues indo-européennes et la famille eurasiatique, 1, Grammaire, trad. fr. de P. Bancel, Paris 2003.