Le bimillénaire de la mort d’Auguste a été marqué par plusieurs expositions, publications et colloques, qui ont permis d’établir un bilan des recherches menées sur le premier empereur romain, mais qui ont aussi jalonné de nouvelles pistes à approfondir. Les études réunies dans ce volume par A. Daguet-Gagey et S. Lefebvre sont issues de deux journées d’études organisées à Dijon le 28 novembre 2014 et à Arras le 23 mars 2015 et consacrées à la construction et l’évolution de la mémoire d’Auguste à travers les siècles. Un tel programme se justifie par l’importance historique d’Auguste en tant que fondateur d’un régime, l’« Empire » qui devint, au fil des siècles, une référence politique majeure dans l’histoire européenne. La mémoire d’Auguste dans le temps long a fait l’objet d’une récente synthèse par F. Hurlet dans la troisième partie de sa biographie consacrée à Auguste ; elle fut aussi le sujet de deux autres colloques organisés en 2014 et en attente de publication : Commemorating Augustus : a bimillenial reevaluation (Leeds, 18-20 août 2014) et Auguste à travers les âges : réceptions, relectures et appropriations de la figure du premier empereur romain (Bruxelles, 6-8 novembre 2014).
Le volume débute par une introduction de S. Demougin qui rappelle la dualité des images et des mémoires d’Auguste, qui fut tout à la fois ce jeune triumvir implacable et ambitieux et ce « souverain triomphateur et apaisé de la statue de Prima Porta », et dont le régime qu’il instaura fit également l’objet de jugements opposés. Il s’organise ensuite en trois parties, « Construire une mémoire », « Pérenniser une mémoire » et « Exploiter une mémoire », suivant un plan chronologique allant du vivant même de l’empereur jusqu’à l’époque moderne et au XIXe siècle, laissant donc de côté le XXe pour lequel la mémoire du passé antique a déjà été traitée. Le choix des intitulés de ces trois sections peut paraître quelque peu artificiel, puisque toute mémoire, dès sa construction, a pour vocation de se pérenniser (que l’on songe aux Res Gestae d’Auguste destinées à être affichées devant son mausolée) et n’existe que pour être exploitée, c’est-à-dire donner un sens ou justifier des conduites ou des événements présents. L’un des principaux intérêts de l’ouvrage est la grande variété des sources utilisées dans les différentes communications pour aborder la mémoire d’Auguste à différentes époques : sont en effet analysées des données littéraires, archéologiques, numismatiques, épigraphiques et iconographiques. Ce volume complète donc celui édité par S. Luciani qui a été consacré plus spécifiquement à l’image d’Auguste dans la littérature. Chaque contribution s’appuie sur un corpus relativement restreint de sources à partir duquel est proposé un éclairage particulier pour une période délimitée – la contrepartie étant que le lecteur aura peut-être parfois l’impression, surtout dans la dernière section, d’être plongé d’une époque à une autre assez éloignée (par exemple du Moyen-Âge central au XVIIe siècle) sans pouvoir apprécier l’évolution qui avait eu lieu entre-temps. Le volume s’achève – avant une riche bibliographie – par les conclusions de S. Estienne qui, en récapitulant les apports des différentes contributions, souligne notamment la grande diversité des facettes de la mémoire d’Auguste qui lui confère une plasticité remarquable expliquant sa pérennité jusqu’à notre époque. En raison de la grande variété des communications et des sources qu’elles étudient, nous nous bornerons ici à résumer succinctement les principaux arguments.
A. Grandazzi souligne d’abord dans quelle mesure Auguste voulut construire sa propre mémoire en s’appuyant sur une autre mémoire collective déjà existante, celle des premiers rois de Rome telle qu’elle est transmise notamment par Tite-Live. Il s’appuie notamment sur les réalisations de la politique urbanistique d’Auguste pour montrer que celui-ci n’a pas seulement revendiqué le modèle romuléen, mais aussi suivi les exempla des autres rois primitifs de Rome. Il peut ainsi apporter de nombreux éléments témoignant d’une inspiration numaïque ; les indices sont peut-être un peu moins évidents pour le rapprochement avec certains des rois suivants, notamment Tullus Hostilius et Ancus Marcius : à l’appui de son hypothèse, A. Grandazzi analyse notamment le recours au rite des fétiaux en 32 av. J.-C. ou l’exécution des rites des Féries latines comme des références à Tullus Hostilius, mais la question se pose de savoir si la mémoire du roi demeurait encore vivace auprès des habitants de Rome à l’époque augustéenne ou si elle ne s’était pas effacée derrière ces rites intégrés au cours des siècles dans la pratique traditionnelle de la religion civique. L’article s’achève par une analyse de la Meta Sudans qui, par son emplacement même, ferait du princeps un nouveau Romulus et un nouveau Servius Tullius, à la fois refondateur de la Ville et bienfaiteur de la plèbe, puis par une interprétation du clipeus uirtutis décerné à Auguste par le Sénat en 27 av. J.-C. comme une « actualisation » du bouclier qui serait autrefois parvenu du ciel à Numa. V. Hollard s’intéresse pour sa part à la façon dont Dion Cassius interpréta l’évolution de la République vers le Principat à partir d’une grille de lecture grecque « démocratie/monarchie ». Il ressort que, pour l’historien sévérien, le Principat était incontestablement un régime « monarchique » qui conservait cependant les apparences d’une « démocratie », c’est-à-dire de la République, reposant sur l’égalité géométrique. L’analyse des récits des émeutes survenues lors des élections de 21 et 19 av. J.-C. montre que le Principat augustéen présentait l’avantage, selon Dion Cassius, de réguler, grâce à la présence du princeps, la « démocratie » qui risquait à tout moment de dégénérer en guerre civile. Il est ainsi montré que Dion Cassius est l’héritier d’une double mémoire, grecque (vocabulaire politique et théorie des régimes) et romaine (description du Principat par les sources latines), mais participe, en combinant l’une et l’autre, à la construction de la mémoire de l’histoire du régime. Chr. Hoët-van Cauwenberghe consacre une étude à la construction et l’évolution de la mémoire d’Auguste en Grèce. Elle souligne que cette mémoire fut multiforme. L’héritage hellénistique facilita la perception d’Auguste par les Grecs comme le fondateur d’une dynastie. L’auteure montre bien cependant que cette mémoire dépendait aussi des contextes locaux : elle note, entre autres, que, à Patras, il apparaissait davantage comme le fondateur de la cité plutôt que comme le vainqueur des guerres civiles ou le fondateur d’un nouveau régime, tandis que les cités arcadiennes qui furent dépouillées de leurs œuvres d’art par Auguste en conservèrent longtemps un ressentiment. Cette dernière remarque pose la question de l’écart entre la volonté présidant à la construction mémorielle – Auguste entendant se présenter ainsi comme un prince appréciant l’hellénisme – et la réception de celle-ci par les populations. La première partie de l’ouvrage se clôt par la contribution d’A. Suspène, qui utilise le monnayage impérial pour analyser l’emploi de la mémoire d’Auguste par ses successeurs julio-claudiens. Fils adoptif et successeur du premier princeps, Tibère apparaît logiquement comme l’empereur ayant le plus voulu souligner la continuité de son règne avec Auguste et revendiquer la caution du fondateur du Principat. Les allusions plus ou moins importantes à Auguste sous Caligula et Claude s’expliquent dans le cadre de pratiques monétaires encore influencées par le modèle familial républicain ; en revanche, sous Néron, la réduction drastique des mentions d’Auguste au profit d’une focalisation accrue sur la personne de l’empereur témoigne d’une nouvelle conception, plus personnalisée et « monarchique », du Principat.
La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre par la contribution de V. Huet, qui s’intéresse à l’emploi de l’image d’Auguste dans plusieurs camées de la période julio-claudienne. Son attention se porte d’abord sur le Camée de Livie, où la représentation de Livie tenant un buste du Diuus Augustus avec une couronne radiée et la toge rabattue sur la tête devait rappeler son rang privilégié en tant qu’épouse et prêtresse du divin Auguste. L’auteure montre ensuite que la création par Auguste d’un rapprochement entre Jupiter et lui-même a servi plus tard de modèle à son arrière-petit-fils Caligula, désireux de rivaliser avec le roi des dieux. S. Lefebvre étudie ensuite, à partir d’une trentaine d’inscriptions, comment la mémoire d’Auguste a été valorisée au sein des cités de la partie occidentale de l’empire au Ier siècle ap. J.-C. Elle constate que les hommages à Auguste sont rendus surtout sous les règnes de Tibère et de Claude, soit sous les deux empereurs ayant le plus voulu se rattacher à lui – Tibère parce qu’il était son fils adoptif et successeur immédiat, Claude parce qu’il lui fallait légitimer son pouvoir en se rattachant au fondateur de la dynastie bien qu’il ne descendît pas de lui. En soulignant la continuité dynastique, ces hommages au divin Auguste légitimaient donc le pouvoir impérial de ses successeurs, et, plus largement, manifestaient l’adhésion des cités au Principat ; l’auteure montre aussi qu’ils pouvaient répondre à d’autres préoccupations plus locales, à savoir la volonté des dédicants d’investir l’espace civique et de se montrer comme des évergètes. P. Montlahuc s’intéresse à la (re)construction de la mémoire d’Auguste à travers l’exemple de l’humour attribué au prince. Il constate la fréquence des références à l’humour d’Auguste chez les auteurs tardifs tandis qu’elles sont très rares dans les sources contemporaines, et explique cette réalité par une volonté des premiers de faire d’Auguste le modèle du « princeps ciuilis » jovial et proche de ses sujets, en opposition au modèle du tyran inaccessible et ne supportant pas la moindre plaisanterie à son encontre. L’exemplum du « bon prince » s’est construit sur la figure d’un Auguste sereinement installé au pouvoir, capable de plaisanter agréablement et de supporter patiemment les traits d’humour à son encontre, prenant ainsi ses distances avec le jeune Octavien à l’humour plus féroce et railleur : cette évolution soulignait la capacité d’adaptation du prince et sa capacité à se mettre au service du peuple romain, modèle à imiter pour tous ses successeurs. La contribution de M. Horster s’appuie sur le monnayage impérial du Haut-Empire, mais elle montre cependant tout l’intérêt de croiser différents types de sources pour arriver à une représentation plus précise des réalités anciennes. Si l’analyse de P. Montlahuc souligne le rôle d’exemplum donné à Auguste dans la littérature ancienne, l’étude numismatique conduite par M. Horster amène à nuancer l’idée qu’Auguste demeura pendant longtemps un modèle essentiel pour les empereurs. Les références explicites à Auguste dans les monnaies sont rares après les Julio-Claudiens, à l’exception notable de Vespasien qui, vainqueur d’une guerre civile et fondateur d’une nouvelle dynastie, n’avait pas d’autre exemplum à sa disposition pour légitimer son pouvoir ; les vertus impériales mises en avant dans le monnayage du Haut-Empire ne sont majoritairement pas empruntées au monnayages augustéen. Ces deux études aux conclusions distinctes soulignent la nécessité de tenir compte des supports de transmission d’une mémoire, textes littéraires et monnaies s’adressant à des publics distincts auxquels ils devaient s’adapter. C’est ce que mettent en évidence les remarques de S. Benoist, qui souligne que les auteurs antiques ont généralement replacé Auguste dans un temps long institutionnel, proposant une réflexion sur la nature du régime augustéen qui intéressait au premier chef les cercles proches du pouvoir, tandis que pour la majorité des citoyens et habitants de l’empire, la mémoire d’Auguste était plus attachée à une « geste impériale » entretenue par les empereurs pour légitimer leur pouvoir (titulature, cérémonies publiques et distributions frumentaires, constructions et célébration des victoires, etc). Est alors posée la question de savoir comment mesurer précisément l’« impact augustéen » jusque sous l’Empire tardif : Auguste demeure-t-il toujours un exemplum consciemment employé par les empereurs et conservé en mémoire par les populations, ou sa mémoire s’efface-t-elle derrière un ensemble de motifs et de pratiques devenus propres à l’exercice du pouvoir ?
La troisième partie de l’ouvrage débute par une étude d’A. Descorps-Declère, qui montre comment, entre l’époque carolingienne et les Xe-XIIe siècles, Auguste perdit son rang d’exemplum au profit des grands empereurs chrétiens de l’Empire tardif. Le règne d’Auguste trouve cependant une nouvelle signification : contemporain de la naissance du Christ, le premier princeps est considéré dans les histoires universelles comme l’outil choisi par Dieu pour instaurer la paix universelle et préparer ainsi la naissance du monde chrétien. La figure personnelle d’Auguste s’efface ainsi derrière la fondation de l’Empire et le début des temps chrétiens. La contribution de B. Guion souligne le parallèle fait, sous Louis XIV, entre le Roi-Soleil et le premier empereur romain, le « siècle de Louis » étant glorifié comme étant, sur le modèle du « siècle d’Auguste », un nouvel âge d’or tant politique que littéraire et artistique. L’auteur montre comment le « siècle d’Auguste », ainsi employé comme étalon de comparaison, se trouve ballotté, dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes, entre idéal inatteignable et modèle désormais dépassé car surpassé. I. G. Mastrorosa montre ensuite comment l’analyse du régime augustéen par les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles témoigne de l’évolution de la pensée politique des Lumières. Dans les années 1660, Saint-Évremond propose une lecture globalement positive d’Auguste, mais l’auteure remarque cependant les indices d’une difficulté à concilier le modèle de la souveraineté forte alors dominant en France et les premiers souffles libertaires qui devaient se développer au siècle suivant et renverser le regard porté sur le princeps. Ainsi Montesquieu souligne la duplicité d’Auguste qui, en prétendant restaurer la république, institua en fait un régime autocratique tout en demeurant dans le cadre formel du respect des lois. L’auteure montre ensuite comment la critique devint de plus en plus féroce au cours du XVIIIe siècle, Auguste devenant, sous les plumes de Mably et de Crevier, un véritable tyran ayant concentré par ses intrigues tous les pouvoirs sur sa personne. N. Mahéo montre, dans son analyse du tableau Le siècle d’Auguste et la naissance de N.S. Jésus-Christ réalisé en 1855 par Jean-Léon Gérôme pour l’Exposition universelle organisée à Paris comment le peintre opéra une synthèse des différentes facettes de la mémoire d’Auguste explorées dans les contributions précédentes : restaurateur de l’ordre et de la paix, protecteur des arts et des lettres, contemporain de la naissance du Christ. Il montre aussi que les arrière-pensées contemporaines n’étaient pas absentes de la composition : celle-ci peut également être comprise comme un éloge de Napoléon III, qui sauva la France de l’anarchie et apporta la prospérité et une paix glorieuse.
Nous voudrions terminer ce compte rendu en soulignant la qualité de chacun des articles de l’ouvrage qui apportent tous un éclairage particulier sur la façon dont une mémoire, en l’occurrence celle d’Auguste, fut constamment réélaborée en fonction des groupes et des époques.
Mathias Nicolleau, Université Paris-Nanterre – UMR 7041 ArScAn
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 282-285