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Ce volume s’inscrit dans une série de publications mises en œuvre par « les historiens de l’université Paris-Nanterre » et portant sur « l’étude des transformations du monde antique liées à la diffusion du christianisme comme nouveau modèle religieux, politique, rhétorique et sociétal durant l’Antiquité tardive et le début du Moyen Âge » (p. V). Il s’agit des Actes d’un colloque (p. 569) sur le « Prince chrétien », qui s’est tenu en octobre 2016. La structure du livre reprend celle du colloque : le Prince en documents ; le Prince des Lettres ; le Prince en majesté ; le Prince très chrétien ; le Prince de guerre ; le Prince bienfaisant. L’ensemble est complété par une Introduction (H. Inglebert) et une Conclusion (M. Sot et B. Dumézil), des résumés en anglais et des indices (noms de personnes et de peuples, noms de lieux). L’Introduction est une réflexion sur les rapports entre le pouvoir politique et la dimension religieuse de celui-ci. La Conclusion présente les principaux apports des contributions : continuité avec l’Antiquité païenne, lente introduction d’éléments chrétiens, insistance sur le fait que la pensée chrétienne s’est construite dans le monde gréco-romain, réévaluation des apports de la dynastie théodosienne. Le contenu est d’une grande richesse, tant par les perspectives d’ensemble que par les analyses de détail. On choisira ici de proposer quelques observations générales. Tout d’abord, les figures présentées du Prince chrétien peuvent être regroupées en différentes catégories : soit il s’agit d’une série d’empereurs, dits « romains » ou « byzantins », ce qui est le cas le plus fréquent (S. Corcoran, C. Morrisson, A. Laniado, L. Mary, J.‑P. Caillet, M. C. Carile, S. Destephen, C. Nicolas, S. Janniard, M. émion, U. Roberto, F. Montinaro, N. McLynn) ; soit il s’agit de personnages déterminés, ainsi Constantin (S. Morlet, R. Lizzi Testa) et Constance II (B. Bleckmann) ; soit il s’agit de rois « post‑romains », ainsi les rois francs/mérovingiens (B. Dumézil, B. Boissavit‑Camus), ostrogoths (V. Fauvinet‑Ranson, en insistant sur Théodoric), wisigoths (C. Martin), de Northumbrie (A. Gautier), vandales (K. Voessing), sans parler du royaume d’Aksoum (M.-L. Derat). Assurément la part des sources littéraires, au sens large, est essentielle, mais l’on relèvera des prises de distance critiques relatives à des auteurs traditionnellement très sollicités. Ainsi en est-il de Grégoire de Tours, auquel il conviendrait de ne pas accorder une place excessive à propos des rois francs, « l’écrit royal » étant « un élément majeur du dialogue politique » (B. Dumézil, p. 168), et d’Isidore de Séville, à propos du roi wisigothique : si l’apport de celui-ci à propos des qualités du bon roi est fondamental (C. Martin, p. 264), il ne faudrait pas lui attribuer l’essentiel de l’idéologie politique du royaume wisigothique, et il conviendrait de prendre en considération la documentation législative ou conciliaire et les sources narratives (Ead., p. 248-249). Eusèbe de Césarée est maintes fois évoqué et discuté à propos de Constantin et de son image : ainsi, si son texte relatif à « l’oratoire de campagne de Constantin » apparaît en fait complexe et fragile (C. Nicolas, p. 383) et si sa présentation de Constantin comme un « destructeur de temples » peut être critiquée – alors même que celui-ci a construit des temples (R. Lizzi Testa, p. 462) –, la fonction de Constantin comme « Prince théologien » dans le Discours à l’Assemblée des saints pourrait être réévaluée, contrairement à l’opinion de P. Maraval (S. Morlet, p. 101‑111). De fait, la place d’Eusèbe dans l’ensemble des sources est un problème en soi ; C. Nicolas souligne son « relatif isolement » (p. 397, voir aussi la Conclusion, p. 576). Les sources juridiques ont été mises à contribution (A. Laniado, notamment) ainsi que les sources épigraphiques (S. Corcoran en particulier) et numismatiques (C. Morrisson, J.-P. Caillet).
Si l’on veut dégager les parts respectives des héritages, ou, selon une approche un peu différente, des modèles, trois ensembles peuvent être distingués. 1) Le premier est celui de l’hypothétique « héritage germanique » païen, qui ne fait toutefois pas ici l’objet d’enquêtes approfondies. Pour H. Inglebert, la connaissance de cet état antérieur n’est pas évidente, la même remarque pouvant porter sur la royauté axoumite (p. XI). Les auteurs de la Conclusion estiment même que la « royauté germanique » n’a laissé aucune trace de son fonctionnement (p. 572). H. Inglebert avait toutefois, non sans nuances, ouvert dans l’Introduction une piste de recherche qui n’a guère, dans ce volume, été explorée : cette « royauté sacrée » aurait été transformée avant les migrations et avant la conversion ainsi que par insertion des Barbares dans le contexte impérial (p. XI). La question mériterait d’être reprise, en particulier à propos des Goths chez lesquels le processus de conversion, l’entrée dans l’Empire et la construction d’une définition du pouvoir royal ont été étroitement imbriqués. 2) Le deuxième héritage, amplement documenté, est celui du modèle impérial païen, qu’a incarné par excellence un Trajan (S. Morlet, p. 102, L. Mary, p. 147, à propos de Pline le Jeune, S. Destephen, p. 287, à propos de Julien, V. Fauvinet-Ranson, p. 345, p. 351 et p. 355, à propos d’un texte de l’Anonyme de Valois relatif à Théodoric, R. Lizzi Testa, p. 454, à propos de Constantin, voir aussi la Conclusion, p. 574) ; c’est en particulier, à travers sa bonté, la notion- clef de tolérance qui apparaît – une notion qui n’a pas été unanimement partagée. Dans quels cas ces « héritages impériaux » sont-ils les plus visibles ? L’image traditionnelle et officielle du Prince se manifeste plus particulièrement dans la titulature, les monnaies et les cérémoniaux (auxquels on pourrait adjoindre les voyages, qui partagent certains traits avec les cérémoniaux). S. Corcoran montre que la titulature reste longtemps conservatrice (p. 15-16), alors que les monnaies constantiniennes s’inscrivent pendant un certain temps dans la tradition aurélienne du culte solaire (C. Morrisson, p. 32-34). J.‑P. Caillet relève aussi la continuité romaine dans les monnaies et nombre de monuments constantiniens (p. 173-178). La « révérence » impériale pour le passé est particulièrement marquée dans bien des aspects du cérémonial, le cas le plus emblématique étant peut-être celui de l’adventus de Constance II à Rome en 357 décrit par Ammien Marcellin (V. Puech, p. 227‑228) ; on ajoutera que les cortèges impériaux au IVe siècle donnent très peu de place à la visite de sanctuaires chrétiens (S. Destephen, p. 309‑310 notamment). L’examen de la pratique de la guerre révèlerait aussi un IVe siècle « enraciné dans l’héritage romain » (C. Nicolas, p. 397). Cette influence païenne a persisté au Ve siècle, sous Valentinien III et surtout sous Anthémius (U. Roberto, p. 486), notamment lorsque Rome redevient capitale et que renaît un climat de tolérance (U. Roberto, p. 468), le déroulement des cérémonies selon les anciennes traditions païennes concourant au maintien de la cohésion civique (p. 473). On remarquera dans cette partie de la classification la place prédominante des empereurs au détriment des rois « post-romains », avec plutôt une concentration sur le début de la période. 3) Si l’on en vient à la notion de « Prince chrétien », un problème fondamental est celui du modèle – ou des modèles, voire d’une théorisation. Mais l’on ne doit pas perdre de vue que l’élaboration de ces modèles s’est faite dans le cadre ou sous la pression de circonstances. Ne serait-il pas hasardeux de postuler a priori la construction de tels modèles in abstracto, alors que l’on pourrait au contraire proposer d’y voir des réponses concrètement inscrites dans le temps de l’histoire à des situations inédites ou problématiques ? Il y a tout d’abord un « modèle eusébéen ». H. Inglebert souligne à partir d’Eusèbe la dimension « sacerdotale » mais non « ecclésiastique » de la figure de Constantin, reprise par Constance II, l’empereur n’assumant pas la fonction d’un homme d’église mais celle d’un « empereur saint, image et représentant de Dieu sur terre » (p. XII) – un statut appelé à susciter bien des débats. L’empereur est là l’équivalent du Christ sur terre, y ayant la dimension d’un théologien (S. Morlet, p. 103) – une conception tout à fait particulière, voire exceptionnelle (H. Inglebert, p. XII). De plus, comme le rappelle C. Nicolas (p. 384-385), pour Eusèbe, Constantin est aussi un nouveau Moïse, mais un Moïse en partie hellénisé par Philon d’Alexandrie : « par ce chaînon, Eusèbe est le tenant d’une piété particulière, tournée vers un ascétisme sacerdotal… ». Les auteurs de la Conclusion se sont interrogés sur la signification du « tournant constantinien », virage brutal ou simple inflexion (p. 576). La réponse eusébéenne est claire, mais elle se nourrit aussi de philosophie grecque pour construire une représentation du Prince qui, tout en se distinguant radicalement de celles de ses prédécesseurs, puise partiellement dans une réflexion interne au monde gréco-romain. Mais un exemple de l’écart entre cette réponse-ci et une réalité plus complexe peut apparaître à travers la contribution de R. Lizzi Testa, qui montre un développement des temples et synagogues sous Constantin, négligé par les narrateurs chrétiens (p. 436). Un effort analogue de théorisation se retrouve dans le cas des « rois post‑romains » (Conclusion, p. 572). Le roi wisigothique, incarné par Reccared, pourrait être défini comme un « épiscope », au sens de « surveillant », de la communauté chrétienne, de la même manière qu’Eusèbe décrivait Constantin au concile de Nicée (C. Martin, p. 247-248). La référence à un modèle, cette fois-ci biblique, se retrouve aussi chez Ennode, qui félicite Théodoric d’avoir surpassé David, « modèle idéal du roi chrétien » (V. Fauvinet-Ranson, p. 343) ; mais l’existence d’une référence, si elle renvoie implicitement à la notion d’un modèle, ne permet pas de parler d’une véritable théorisation. Il est toutefois remarquable de relever l‘effort effectué dans les « royaumes post‑romains » pour justifier la nature d’un pouvoir qui devait à tout prix construire sa propre légitimité en recourant à des précédents empruntés au monde gréco‑romain comme à l’héritage biblique. Entre le tournant constantinien et les conceptions « post‑romaines », qu’en est-il du Prince chrétien ? Selon H. Inglebert, ce sont les rois de l’Ancien Testament et non le Christ qui sont les vrais modèles du Prince chrétien (p. VIII). Comme en écho, la Conclusion observe que « les penseurs des christiana tempora ont fait le choix d’admettre la royauté comme une évidence et son lien avec la divinité comme une bénédiction », différemment du livre de Samuel (« vision assez sombre de l’institution de la monarchie », p. 567-577), des Rois et des Chroniques (« relations ambiguës entre les princes d’Israël et le Ciel », p. 577).
Encore faut-il examiner les diverses manières dont se décline ce « lien avec la divinité ». On ne saurait construire une figure idéale du Prince chrétien, même si l’on peut s’accorder sur la prédominance de certaines composantes. On proposera de suggérer quelques thématiques, qui ont pu structurer peu ou prou nombre de contributions : apparence du Prince et comportement personnel, mode de gouvernement, attitude envers l’église. 1) L’apparence du Prince peut traduire son statut de représentant de Dieu sur terre, comme le montre son image hiératique et impersonnelle sur les monnaies au VIe siècle (C. Morrisson, p. 42). Il peut même apparaître comme un véritable saint (ainsi Constance II chez Philostorge, voir B. Bleckmann, p. 133). Il manifeste la christianisation de son image, particulièrement à partir de Théodose Ier (J.‑P. Caillet, p. 396). Sa piété est une qualité fondamentale ; elle est rendue publique avec éclat à Constantinople avec la dynastie théodosienne, l’empereur participant à la liturgie et autres formes de dévotion (N. McLynn, p. 315) ; il christianise non seulement sa personne mais tout son environnement, au point que Constantinople devient un « espace liturgique » (M. C. Carile, p. 225) ; le Prince manifeste cette piété notamment à l’occasion de voyages (S. Destephen, p. 276), d’abord par la halte épisodique (« étape pieuse » au IVe siècle), puis par la brève excursion (« escapade dévote » fin du IVe – début du Ve siècle), enfin, pendant une brève période, par le pèlerinage, Théodose II introduisant de nouvelles pratiques (Id., p. 309-310), le « voyage religieux » développant la multiplication de cérémonies religieuses, même si Théodose II limite ses déplacements à Constantinople et ses environs (Id., p. 294‑295). Même son entourage de gardes du corps s’inscrit dans un cérémonial de plus en plus chrétien (M. émion, p. 427). Mais faudrait-il parler désormais d’un « cérémonial chrétien » ou plutôt d’une « christianisation du cérémonial païen » (V. Puech, p. 245) ? 2) Le mode de gouvernement est celui d’un chrétien, c’est‑à‑dire d’abord celui d’un Prince qui transforme ponctuellement ses fonctions traditionnelles « pour se conformer, depuis Constantin, aux exigences de la nouvelle religion » (H. Inglebert, p. XVIII), tout en employant avec prudence l’outil militaire dans les querelles confessionnelles (S. Janniard, p. 413). 3) C’est aussi, comme le souligne H. Inglebert, un Prince chrétien « dans son rapport à la religion » (p. XX). Ces rapports peuvent s’entendre en deux sens : d’un côté, dans quelle mesure l’église intervient-elle dans la vie civique ? De l’autre, dans quelle mesure le Prince intervient-il dans la vie de l’église ? Dans le premier cas, se pose le problème de l’intervention ou non de l’église dans le processus d’avènement : comme l’observe V. Puech à propos du rôle joué par le patriarche, plus l’empereur est légitime, moins l’église intervient (p. 232-234). Le second cas de figure fournit ici davantage de données. Mais il faut rappeler que, pour les clercs, le rôle principal du Prince était de faire ce que voulait l’église (H. Inglebert, p. XX). Or cette même église pouvait se trouver sous le contrôle du Prince. Certes, la figure du Prince théologien ne paraît pas avoir été très répandue. En revanche, le Prince a pu intervenir dans la vie de l’église et cette tendance n’a pu que s’accentuer avec les rois post‑romains ; ainsi en est-il notamment en matière de droit canon (B. Dumézil, à propos du roi franc). Il peut diriger l’église, y compris sur le plan dogmatique, sans être évêque mais en protégeant son peuple « comme un évêque » (C. Martin, p. 254-259, à propos du roi wisigothique). Le problème de la tolérance est épineux, à la frontière du religieux et du politique, et lié aux contraintes des circonstances et du maintien de l’ordre. On peut évoquer trois figures différentes du Prince tolérant : Valentinien, loué par Ammien Marcellin (L. Mary), Anthémius (U. Roberto, p. 483-488) et, un temps, Théodoric (V. Fauvinet-Ranson). De plus, la figure du Prince bienfaiteur envers l’église, fondateur ou restaurateur de monuments, n’est pas dépourvue d’une certaine ambiguïté. D’un côté, en tant que Prince bienfaisant, l’empereur redistribue la faveur qui lui a été octroyée par Dieu, sans imiter Dieu pour autant (F. Montinaro, p. 491) et le roi franc se fait bâtisseur d’églises dans la tradition impériale (B. Boissavit-Camus). Mais, d’un autre côté, le Prince agit en tant que personne soucieuse d’assurer son propre salut (H. Inglebert, p. XXI).
Comme l’écrivent les auteurs de la Conclusion (p. 571), le Prince chrétien introduit un autre passé. Mais les données issues de cet autre passé, lui-même riche et contrasté, sont sans cesse confrontées à la fois à des héritages traditionnels et à des circonstances nouvelles, voire imprévisibles. Il en résulte, par-delà des analogies apparentes ou réelles, une grande diversité de figures, qui sont autant de réponses à des contraintes temporelles. Ce très riche volume, qui marque de grands repères, est appelé à devenir un ouvrage de référence.

Alain Chauvot, Université de Strasbourg

Publié dans le fascicule 2 tome 121,  2019, p. 571-574