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Ce volume publie les actes d’un colloque organisé par l’Association des Routes de l’Orient, portant sur la représentation des équidés dans les sociétés de l’Orient ancien, tenu à l’INHA et au domaine de Chantilly les 12 et 13 octobre 2018. Croisant les sources iconographiques, archéologiques, philologiques et zoologiques, treize contributions rassemblées dans une perspective transdisciplinaire abordent divers aspects de la place des ânes, des chevaux et des mules de l’époque néo‑assyrienne au temps des Sassanides, sur un vaste espace incluant le monde méditerranéen, le Moyen-Orient, l’Inde et l’Asie Centrale. Les thématiques envisagées incluent aussi bien les usages militaires que les enjeux religieux, les travaux agricoles, le transport de charges et de personnes.

La première section, intitulée « L’équidé dans l’Orient ancien, une approche multidisciplinaire », présente deux contributions. Celle de Barbara Bolognani et Elena Maini (p. 25-42) étudie la présence des équidés sur le site de Karkemish, à travers l’analyse des annales néo-assyriennes évoquant ces animaux dans les inventaires des tributs syro-hittites, complétée par une étude ostéologique menée par l’expédition turco-italienne de l’Université de Bologne et par un commentaire portant sur les représentations sculptées sur les reliefs et les figurines issus du site de Karkemish. Dans la même section, à l’autre bout du spectre chronologique, Delphine Poinsot (p. 43-65) considère les figures équestres des reliefs du roi sassanide Šāpūr Ier à la lumière des données de l’équitation contemporaine et de l’éthologie équine, démontrant que l’attitude sereine du cheval visait à exprimer la solennité requise par les conventions cérémonielles de la cour  iranienne.

La deuxième section, consacrée à l’âne, réunit trois chapitres. Un portrait de l’âne sur le site de Mari est dressé par Jean‑Claude  Margueron (p. 69-86), qui se penche notamment sur deux squelettes d’ânes dans les strates de la Ville I, l’un d’entre eux étant associé à l’empreinte d’une roue. Dans cette cité mésopotamienne, l’âne était enrôlé comme animal tracteur au moyen d’innovations techniques dans le transport des marchandises et des êtres humains. Les témoignages textuels et iconographiques incluent particulièrement du matériel sigillographique ainsi que des pièces d’incrustations de nacre découvertes dans le Temple-manufacture de Ville II. Mathilde Prévost (p. 87-102) présente de son côté une analyse des divers emplois de l’âne au travail d’après les sources iconographiques et textuelles de l’Égypte ramesside, que ce soit dans les domaines agricoles, dans les déplacements sur de courtes distances ou dans les expéditions à travers les étendues désertiques. Les sources égyptiennes ne sont malheureusement pas en nombre suffisant pour dépeindre avec exhaustivité les divers emplois de cet animal dans les différents aspects de la vie quotidienne, les documents étant focalisés sur les élites et sur leurs structures administratives. Concernant l’Asie centrale, Hervé Monchot et Julio Bendezu‑Sarmiento (p. 103-118) proposent une étude archéozoologique sur la fonction des équidés dans un complexe minier au temps des Kouchans et des Sassanides sur le site de Mes Aynak, dans l’actuel Afghanistan. Les restes d’ânes mesurant un peu plus d’un mètre au garrot et dont les ossements signalent une haute concentration d’oxydes de cuivre, découverts dans un chenal servant de dépotoir à proximité d’un monastère, soulignent l’usage intensif de ces animaux dans l’exploitation minière, dont la viande était aussi consommée par les habitants de ces lieux.

La troisième section traitant du « cheval à la guerre » fournit quatre travaux. Jérémy Clément (p. 121-140) s’intéresse à l’élevage des chevaux de militaires dans le royaume séleucide, dont la cavalerie pouvait compter sur des techniques et un savoir-faire hérités des satrapies achéménides, à travers l’élevage de chevaux au sein de haras royaux implantés notamment en Médie, complétés par des apports tributaires. Les sources textuelles et numismatiques permettent d’aborder la représentation de ces animaux au sein du domaine séleucide. Une attention particulière est portée à une lettre de Séleucos II transcrite par un témoignage épigraphique (CII 2.80 bis) provenant de la Drangiane et traitant des haras royaux de Médie, ainsi qu’au haras d’Apamée sur l’Oronte, connu par un témoignage de Polybe. En Mésopotamie, Ségolène de Pontbriand (p. 141-160) dépeint un tableau fort riche du cheval au sein du camp romain d’Europos-Doura, où ce type de monture figurant au sein d’une unité de cavalerie, la Cohors XX Palmyrenorum, présentait l’aspect d’un équidé robuste, sélectionné pour ses qualités au combat, vivant plutôt au sein d’écuries ouvertes, à l’exception des chevaux des officiers, partant à l’affrontement protégé par un caparaçon. L’étude de Thomas Salmon (p. 161-170) s’engage dans une comparaison systémique des cavaleries byzantine et sassanide qui constituèrent un élément essentiel des forces armées de ces deux empires dans leurs affrontements sur la période 502-628 p.C. Si ces troupes de cavalerie comportent des points communs, à savoir l’utilisation de la barde complète, elles divergent cependant sur d’autres caractéristiques, notamment sur les modes de recrutement et l’utilisation particulière de certains équipements. La contribution de Marina Viallon (p. 171-179) se focalise sur un mors et un caveçon datés de l’époque sassanide et conservés dans les collections du Metropolitan Museum of Art de New York. Ce dispositif spécifique permettait de contrôler certes rudement le cheval, en utilisant a minima les mains qui pouvaient ainsi utiliser les armes de combat. L’utilisation abusive de ce harnachement par certains cavaliers pouvait entraîner de graves lésions sur l’animal, qui se voient notamment sur certains spécimens de squelettes de chevaux exhumés durant les fouilles du port Théodose à Istanbul. L’origine de ces mors de bride et caveçons remonte à des temps antérieurs, dans la mesure où les populations balkaniques utilisaient un mors de filet dès le IVe siècle a.C., les mors de bride apparaissant dans ces mêmes régions des Balkans au siècle  suivant.

La quatrième section a pour titre « L’équidé : mythes, augures et représentations ». Laura Battini (p. 183‑208) y étudie la diversité des symboliques mésopotamiennes relatives à la figure de l’équidé, en mobilisant plusieurs sources iconographiques où cet animal apparaît, sans toutefois présenter de distinction stricte entre les différents représentants du genre Equus. Sources textuelles et données archéozoologiques sont mobilisées pour explorer les différentes utilisations des montures, notamment du cheval, dans la cavalerie et la charrerie. Les pratiques funéraires associant hommes et équidés sur les sites d’Ur et de Kish y sont abordées dans la perspective des relations entre humains et animaux dont témoignent ces usages. L’autrice termine sa contribution par un développement sur la figure du centaure hybridant l’équidé à l’être humain. À l’égard de l’Inde, Philippe Swennen (p. 209-223) questionne le sacrifice d’étalon, appelé aśvamedha, accompli par Rāma et raconté dans le texte du Rāmayana. Ce rituel était lié à la manifestation de la majesté royale intégrée dans un processus visant à légitimer la figure royale. Dans l’Inde ancienne, le cheval faisait symboliquement figure d’animal de passage, capable de dépasser les frontières humaines comme divines. Amandine Idasiak (p. 225-237) s’intéresse à la présence des équidés dans les oracles de la Mésopotamie ancienne, en se penchant sur la terminologie employée pour désigner les différentes espèces, sur les modalités de constitution des oracles ainsi que sur les caractères et les thématiques des présages. Le cheval y apparaît comme l’équidé le plus représenté au sein des omina, l’oracle tirant en général parti d’un comportement anormal pour en déduire un présage défavorable. Le cheval était une figure privilégiée des oracles politiques concernant le souverain ou le pays, souvent associée à un symbole de richesse, tandis que l’âne apparaissait davantage lié à la pauvreté et aux signes néfastes. Samra Azarnouche (p. 239-255) termine cette section par une étude portant sur la place du cheval dans les croyances de l’Iran antique et médiéval, faisant usage des sources endogènes comme exogènes pour dégager les principaux traits saillants. Dans le mazdéisme, le cheval était étroitement associé au divin, en tant qu’avatar ou qu’auxiliaire privilégié des dieux, Vǝrǝthragna et Mithra étant fréquemment invoqués à travers cet animal lors de sacrifices ou de rites propitiatoires. L’équidé était aussi faiseur de miracles et médiateur avec le monde divin, notamment lorsqu’il s’agissait de désigner un roi. Enfin, le cheval était aussi porteur de présages pour qui savait interpréter la couleur de sa robe et le sens de ses épis.

En clôture de cet ouvrage se trouve la retranscription d’une entrevue avec Sophie Bienaimé (p. 259-260), directrice de la compagnie équestre des Grandes Écuries, à propos du travail mené par les écuyères du domaine de Chantilly, effectuant par là un rappel bienvenu du lien étroit unissant l’être humain à l’animal. Cette compagnie majoritairement composée de chevaux ibériques compte jusqu’à une quarantaine d’équidés, dont la présentation au public nécessite un important travail de mise en condition, que ce soit dans la sélection ou encore dans l’éducation des animaux.

L’ensemble des contributions détient une qualité certaine, qui s’appuie sur un rapport précis aux documents, étayé par une bibliographie conséquente, tout en demeurant dans la clarté et l’accessibilité du propos. On apprécie particulièrement dans cet ouvrage l’impression en couleur des images imprimées sur un format de planche aisément consultable, même si quelques dessins un peu flous auraient mérité d’être retravaillés (fig. 4-5, p. 94‑95). Les erreurs de forme sont rares, deux fautes grammaticales pouvant être relevées à la page 14 (à corriger en « accompli » et « majesté royale »). Des titres d’en-tête de page mal configurés se voient aux pages 42, 66, 86, 180, 224, 238, 260, 262 et 264. En page 56, les noms des empereurs Trébonien Galle et Antonin le Pieux (Antoninus Pius) sont à rétablir dans leur orthographe courante en français. Une parenthèse non fermée se trouve à la page 44. L’usage de la barre oblique semble quelquefois excessif quand celle-ci pourrait être remplacée par une conjonction de coordination (p. 25, 58, 130), tandis que l’utilisation du « et/ou » (p. 44) devrait plutôt laisser place à une formulation plus élégante. Des espaces insécables manquent parfois entre le nom et le numéro d’un souverain (p. 54, 60, 245).

Concernant le fond du propos, si l’ensemble des études reflète une belle diversité spatiale et temporelle, on peut regretter toutefois l’absence de travaux portant sur les équidés dans les textes sacrés des religions monothéistes. Dans l’Ancien Testament, l’épisode de l’ânesse de Balaam se mettant à parler constitue un épisode marquant du livre des Nombres (22, 21‑35), qui fut même illustré par un tableau de Rembrandt. Un autre petit âne aurait servi de monture à Jésus de Nazareth lors de son entrée à Jérusalem (Marc 11, 1-11 ; Jean 12, 14). Concernant l’Islam, le Bouraq, coursier légendaire venu du paradis afin de servir de monture aux prophètes, censé avoir transporté Muhammad dans un voyage nocturne entre La Mecque et Jérusalem, a donné lieu à diverses interprétations et représentations dans la culture islamique. Les chevaux du monde nomade des steppes ainsi que de la Chine et de l’Arabie auraient aussi mérité une attention particulière[1], même s’il va de soi que l’organisation d’un colloque demeure tributaire des centres d’intérêts des contributeurs et que l’exhaustivité n’est que très rarement atteinte dans ce type de publication.

En matière de vulgarisation, il aurait été souhaitable que l’ouvrage eût présenté un lexique qui aurait pu rassembler les définitions des termes techniques relevant du vocabulaire équestre, afin d’éclaircir, pour des lecteurs non spécialistes, la signification de mots spécialisés peu couramment employés, tels que : hémione (p. 80), caparaçon (p. 151), chanfrein, posture en rollkur, ou encore têtière (p. 46‑47). La carte présentant les zones principales d’élevages équins dans le monde séleucide (p. 122) est particulièrement intéressante et mériterait de susciter des émules concernant les autres espaces orientaux. La cartographie pourrait ainsi synthétiser nombre de données relatives à la répartition des écuries, des haras, des espèces d’équidés sauvages et domestiqués évoqués dans les sources littéraires et l’archéologie.

Il demeure enfin une énigme à expliquer sur l’évolution genrée de la pratique équestre, du moins dans le monde occidental. Toutes les contributions de l’ouvrage laissent transparaître une domination masculine sur l’élevage des équidés et leurs divers emplois durant les temps anciens. Or, actuellement en France, l’équitation constitue le premier sport féminin ; avec plus de 80 % de femmes licenciées, les cavalières sont majoritaires dans les pratiques sportives et récréatives, ainsi que dans le milieu professionnel, étant donné que, dans les clubs d’équitation, elles représentent presque les deux tiers des salariés et plus de la moitié des dirigeants de structures équestres[2]. Dans le centre d’équitation de mon village cauchois, à Angerville l’Orcher, j’ai pu observer que la quasi-totalité du personnel et de leurs jeunes apprenants étaient des cavalières. Je formule l’hypothèse que l’évolution de la place du cheval dans une société contemporaine où les emplois agricoles, industriels et militaires des équidés ont fortement reculé, pour laisser davantage de place aux loisirs, a mis en évidence un nouveau rapport des humains aux montures équines, où les valeurs de soin et d’empathie, que les normes sociales de genre associent encore davantage aux femmes qu’aux hommes, ont pris une importance accrue. Investis d’un bon capital de sympathie, les chevaux sont désormais devenus des animaux de compagnie, presque au même titre que les chiens ou les chats, certes en conservant encore, par rapport à ces derniers, une coloration élitiste voire aristocratique, héritée de l’Antiquité.

Delphine Poinsot et Margaux Spruyt ont ainsi dirigé la publication d’un ouvrage remarquable et important dans le champ des études anciennes portant sur le domaine équin. Leur intérêt pour l’histoire antique des animaux s’est réitéré par un autre colloque tenu sur l’iconographie de la chasse, organisé en avril 2024 à Paris, et, lors de cette rencontre, il me semble avoir entendu de la bouche des organisatrices qu’un nouvel événement autour des insectes pourrait être en projet. L’esprit d’initiative et le volontarisme de ces deux historiennes de l’art méritent amplement d’être salués, encouragés et soutenus dans leur parcours valeureux. On ne soulignera jamais assez l’intérêt que présentent de telles études sur des thèmes transversaux, permettant d’écrire une histoire de l’Antiquité décloisonnée et propre à faire dialoguer les différents champs disciplinaires. Le choix des équidés pour cette rencontre des spécialités s’illustre par la beauté de son sujet, les chevaux ayant, davantage que les ânes et les mules, exercé une fascination durable sur les esprits, particulièrement auprès des aristocrates dont le mode de vie reposait grandement sur l’équitation, et qui constituent aussi le milieu social ayant produit la plupart des sources littéraires des temps prémodernes.

 

Nicolas Preud’homme, Université d’Orléans

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 288-293.

 

[1]. Quelques références peuvent être avancées : pour les chevaux arabes, S. L. Olsen, « Insight on the Ancient Arabian Horse from North Arabian Petroglyphs », Arabian Humanities 8, 2017 (Doi : 10.4000/cy.3282) ; J. Schiettecatte, A. Zouache, « The Horse in Arabia and the Arabian Horse: Origins, Myths and Realities », Arabian Humanities 8, 2017, article mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le 15 novembre 2024 (https://doi.org/10.4000/cy.3280) ; pour les chevaux des steppes scytho‑sarmates, Y. Lignereux, « La domestication du cheval. Données de l’archéozoologie » dans J.‑F. Chary, J.‑P. Vaissaire dir., Encyclopédie du cheval, Paris 2001, p. 2-17 ; H.-P. Francfort, S. Lepetz, « Les chevaux de Berel’ (Altaï) – Chevaux steppiques et chevaux achéménides : haras et races » dans A. Gardeisen, E. Furet, N. Boulbes dir., Histoire d’équidés, des textes, des images et des os, Lattes 2010, p. 57-104 ; enfin, pour les montures de la Chine, H. G. Creel, « The Role of the Horse in Chinese History », AHR 70, 1965, p. 647‑672 ; S. J. Olsen, « The Horse in Ancient China and Its Cultural Influence in Some Other Areas », Proceedings of the Academy of Natural Sciences of Philadelphia 140, 1988, p. 151‑189 ; W. Xiang, The Horse in Pre-Imperial China, dissertation de l’Université de Pennsylvanie, 2013.

[2]. Source: « L’équitation et les femmes : une égalité femme/homme revendiquée », article de la Fédération française d’équitation publié le 7 mars 2023 et consulté le 16 novembre 2024 (https://www.ffe.com/actualites/l-equitation-et-les-femmes-une-egalite-femmehomme-revendiquee).