Depuis plusieurs années, C. H Lange s’intéresse au triomphe romain, il a notamment coédité en 2014 les actes d’un séminaire de travail portant sur cette question qui s’était tenu à l’institut danois de Rome et comportait les contributions d’une dizaine d’auteurs[1]. Sa période de prédilection est la République romaine tardive et son principal thème de recherche, l’historiographie des guerres civiles. Il nous propose donc ici un ouvrage au confluent de ses centres d’intérêts en se proposant de traiter la question des triomphes durant les guerres civiles. Il s’agit du reste pour l’auteur moins d’une étude sur la cérémonie triomphale que sur la perception des guerres civiles à travers cette cérémonie : Lange souhaite avant tout présenter les façons dont le triomphe a été progressivement associé aux guerres civiles. Le propos n’est pas totalement inédit, puisque plusieurs chapitres de ce livre proviennent d’articles antérieurs que Lange vient d’ailleurs parfois corriger ou amender (par ex. p. 205).
L’ouvrage est composé de 7 chapitres auxquels s’ajoutent un épilogue portant sur les reliefs de la casa di Pilatos représentant, selon l’auteur, le triomphe d’Actium, et un appendice consacré aux arcs de triomphe, dont l’étude est conduite bien au-delà de la période augustéenne, jusqu’à celle de Constantin. Ces dernières parties font perdre un peu d’homogénéité au livre mais ouvrent des perspectives stimulantes.
Dans son chapitre liminaire C. H. Lange présente une réflexion historiographique assez fouillée sur les guerres civiles romaines, commentant entre autres les débats récents sur leur découpage et leur périodisation. Lange énonce sa thèse fondamentale déjà formulée dans une étude précédente : un général est en mesure de triompher à Rome durant les guerres civiles s’il peut mentionner un ennemi extérieur, sans être contraint pour autant de nier le caractère civil du conflit. Le second chapitre est consacré à la diversité triomphale : Lange y traite de la nature et des règles d’octroi de l’ovation, du triomphe sur le mont Albain, du triomphe naval, etc. Le troisième et dernier chapitre introductif est entièrement dédié à la célèbre inscription découverte sur le forum et connue sous le nom de « fastes triomphaux ». Lange y reprend les questions classiques portant sur la datation et donc sur la nature de cette liste, et ses possibles falsifications, surtout pour les triomphes d’après la seconde guerre punique. L’analyse de la question du triomphe sur le mont Albain le porte à conclure que ces « fastes » sont une reconstruction antiquaire comportant des détails ajoutés à une liste antérieure. Il émet l’hypothèse que le triomphe sur le mont Albain n’était pas un véritable triomphe reconnu par le mos maiorum et que son intégration à la liste est due à une cérémonie de César : la fameuse Ovation ex monte Albano de 44.
C’est avec le chapitre suivant que l’auteur entre, selon ses dires, dans le cœur de son sujet, cherchant les modifications et les continuités du phénomène triomphal depuis Marius jusqu’à 29. La monopolisation du triomphe par Marius ainsi que le vote de cérémonies en l’absence du général constitueraient les tournants majeurs de cette période. Il développe ensuite les singularités des triomphes de Sylla, de Pompée, puis de César avant de s’attacher à la période triumvirale. Le chapitre cinq, présenté comme le plus important de l’ouvrage s’attache à comprendre si l’on a caché la dimension civile des conflits ; l’auteur déconstruit la vision quasi unanime des auteurs antiques tendant à dissocier triomphes et guerres civiles. Il discute ainsi la place accordée à la victoire sur Marius le jeune dans le triomphe de Sylla, à celles des marianistes et de Sertorius dans les deux premiers triomphes de Pompée, et étend ses investigations aux triomphes de César : selon Lange, le triomphe espagnol consécutif à la victoire de Munda briserait le tabou sur le triomphe de guerre civile (p. 110) et constituerait un précédent pour certains triomphes de la période triumvirale. L’idée de célébrer l’achèvement des guerres civiles par une cérémonie de triomphe trouve son plein accomplissement après la bataille d’Actium, célébrée à la fois comme la résolution d’un conflit étranger et d’une guerre civile. Ce dernier triomphe constitue d’ailleurs le sujet du chapitre 6 ; il est étudié notamment à travers le prisme des monuments commémoratifs : l’arc d’Actium sur le Forum et le monument érigé en Grèce à Actium/Nicopolis qui a livré des fragments d’inscriptions ainsi qu’un relief de char triomphal (non publié), sur lequel figurent deux enfants (identifiés ici à Iulia et Drusus). Enfin le chapitre 7 concerne la topographie et notamment celle des retours triomphaux à Rome. Il y est surtout question d’Auguste depuis Actium jusqu’à son ultime entrée lors de ses funérailles.
Cet ouvrage très riche pose des questions originales et novatrices, et présente des perspectives éclairantes sur les guerres civiles et le triomphe dont il n’est pas possible de rendre compte dans le détail. Lange entend notamment remettre en cause le fait que la période d’Auguste constituerait l’étape-charnière de l’histoire triomphale de la fin de la République, et étudie à cette fin les périodes antérieures. Parmi bien d’autres observations intéressantes, il souligne le rôle joué par Cicéron dans la déconstruction des traditions républicaines, lorsqu’il transforma un conflit civil en une défense de la République (p. 128). Lange étudie aussi les cérémonies plus anciennes qui ont pu servir de modèles aux comportements triomphaux des guerres civiles, il insiste sur les différentes formes de cérémonies célébrées par M. Claudius Marcellus en 222 et 211 qui seront notamment réinterprétées par César (p. 65). Néanmoins, en commençant son étude avec Marius (chapitre 4), l’auteur se prive de l’analyse des cérémonies triomphales des Caecilii Metelli et notamment de celle de -111, quand deux frères triomphent conjointement le jour consacré aux Dioscures à Rome, exaltant ainsi leur concorde fraternelle. Cette cérémonie constitue de toute évidence une référence pour de nombreuses pratiques triomphales postérieures, comme la fameuse ovation conjointe d’Antoine et du jeune César en 40[2].
En dépit de quelques oublis bibliographiques[3] et d’autres défauts mineurs cet ouvrage souligne bien les évolutions les plus importantes du triomphe durant les guerres civiles et contribue effectivement à une meilleure connaissance de cette période (chapitres 4 et 5). Dans les parties consacrées à Auguste (chapitres 6, 7 et épilogue), l’auteur analyse habilement les sources littéraires, iconographiques et archéologiques afin de proposer une reconstruction plutôt convaincante de la période.
Jean-Luc Bastien, Université Rennes 2 – LAHM
[1]. C. H. Lange, F. J. Vervaet eds., The Roman Republican Triumph : Beyond the Spectacle, Rome 2014.
[2]. Cf. mon ouvrage, J.-L. Bastien, Le triomphe et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la République, Rome 2007, notamment p. 381-397.
[3]. À titre d’exemples, J.-L.Voisin, « Le triomphe africain et l’idéologie césarienne », AntAfr. 19, 1983, p. 7-33 et J. Gagè, « Les clientèles triomphales de la République romaine », Rev. Hist. 218, 1957, p. 1-31.