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L’ouvrage présente une trentaine de textes cunéiformes traduits et commentés sur une période allant de la victoire d’Alexandre à Gaugamèles, le 1er octobre 331, jusqu’à la disparition d’Antiochos VII, en 129.

L’ambition des auteurs est de faire connaître à un public relativement large non seulement ces textes, difficiles d’accès en français et introuvables dans la littérature non scientifique, mais aussi de donner à voir la réalité politique, économique et historique de ce morceau d’histoire qui reste relativement méconnu pour au moins deux grandes raisons. La première est qu’il n’existe pas vraiment de trait d’union entre les spécialistes de l’époque séleucide et les assyriologues, dont les travaux restaient trop hermétiques pour être compris par qui ne sait pas déchiffrer les cunéiformes. La deuxième est que, même chez les assyriologues, cette époque est en partie négligée car considérée comme décadente.

Ainsi, les documents présentés sont extrêmement intéressants et nouveaux pour le lecteur. Sur les quelques milliers de textes qui sont disponibles, les auteurs en ont choisi une trentaine qui donnent un aperçu assez vaste et, surtout, du point de vue indigène. Notons que les textes sont cités de façon intégrale, ce qui permet de prendre la mesure de la manière de rédiger des Babyloniens de l’époque, de l’aspect contextuel ainsi que de l’intentionnalité des auteurs de ces documents.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à des textes d’histoire événementielle ; la deuxième, à la place des temples ; la troisième, à la pénétration, des institutions grecques ; la quatrième, au monde savant. Chaque chapitre s’organise autour d’un texte et donc d’une thématique spécifique, mais propose également des renvois très pertinents aux autres chapitres dont des sous-thématiques sont comparables. Le glossaire en fin de volume est très bien fait et permet de comprendre certains points complexes de la réalité sociale babylonienne qui apparaissent au fil des textes présentés. Les annexes proposent des cartes, des plans et une chronologie très clairs.

Chaque texte est présenté avec ses références précises : numéro de tablette, lieu de conservation, date et lieu de rédaction, lieu de découverte, type de document. On trouve notamment des journaux astronomiques, des chroniques, des archives administratives, des actes juridiques, des textes littéraires, des inscriptions commémoratives, des actes de vente etc.

À chaque fois, le texte babylonien est mis en regard d’un ou plusieurs textes grecs qui permettent une comparaison et une confrontation fructueuse. Par exemple, le texte sur l’arrivée d’Alexandre à Babylone (chapitre 2) permet de voir, de source babylonienne, la volonté du conquérant de respecter les habitants. Ce même texte confirme également la date exacte de la bataille de Gaugamèles le 1er octobre 331, alors que les sources grecques hésitent entre le 30 septembre et le 1er octobre. De même, le chapitre 27 met en regard un texte d’Arrien, assez célèbre, sur le présage annonçant la mort d’Alexandre (avec un homme qui monte sur le trône laissé vide par Alexandre), et deux textes babyloniens qui permettent de comprendre qu’Arrien a sans doute fait une confusion en ne comprenant pas le sens du rituel mésopotamien du « roi substitut ».

De plus, chaque ensemble de textes (babyloniens et grecs réunis en un même chapitre) est suivi d’un très riche commentaire qui permet d’apprécier certains aspects du texte babylonien et le replace dans son contexte historique, économique et politique. Par exemple, les auteurs notent que les journaux astronomiques babyloniens ont un aspect très factuel, comme lorsque l’éclipse précédant la conquête d’Alexandre n’est pas vue comme un possible présage mais est simplement explicitée sans le moindre lien avec la conquête qui suit. Cela traduit le rôle purement événementiel de ces documents, qui seront ensuite utilisés par d’autres pour en déduire un possible lien de cause à effet entre les deux événements.

Certains points sont particulièrement intéressants ; en voici quelques-uns. Tout d’abord, les Grecs étaient nommés Iamanaya (déformation de « Ioniens »), terme qui désignait initialement tous les commerçants d’outre-mer. Un autre passage intéressant (chapitre 4) concerne la défiance des Babyloniens envers l’usage de la monnaie de bronze grecque car elle était fiduciaire ; elle était donc utilisée en dernier recours, lors de mauvaises périodes économiques. Concernant un aspect de sociologie politique, le texte du chapitre 18 montre l’aspect dynastique très fort de certaines charges. Le chapitre 24 montre comment Babylone s’est constituée en véritable polis à partir du règne d’Antiochos IV, ouvrant la voie à une cohabitation stabilisée entre Grecs et non-Grecs, dont on perçoit des éléments intéressants dans le chapitre 26 consacré au gymnase. Ces éléments d’histoire quotidienne fournissent une riche compréhension de cette vie commune mais contenant néanmoins des séparations parfois nettes au sein de la population. Les chapitres 12 et 13 sont également intéressants concernant la gestion économique des temples et le fonctionnement bancaire à Babylone.

Si l’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité, on peut néanmoins émettre un regret concernant la partie dédiée au monde savant. On y trouve certes des textes intéressants, notamment concernant l’aspect linguistique avec les tablettes qui sont écrites en cunéiformes au recto et transcrites en lettres grecques au verso, mais il manque des textes strictement scientifiques. Si l’on a (chapitre 28) un texte issu d’un journal astronomique qui présente des données astrologiques et météorologiques, le commentaire des auteurs reste surtout focalisé sur les données historiques que ce texte permet de déduire.

Or, on sait que l’influence babylonienne sur l’astronomie grecque fut décisive en divers points, notamment sur l’usage par les Grecs d’une numération positionnelle sexagésimale inspirée de celle des Babyloniens et l’introduction d’un zéro positionnel inspiré des différents signes cunéiformes ayant ce sens. Diverses tablettes babyloniennes de l’époque retenue par les auteurs de l’ouvrage font apparaître ce zéro positionnel, de même que divers papyrus hellénistiques de l’époque (ou un peu plus tard, comme les fameuses Tables de Ptolémée[1]).

Il aurait été intéressant également de présenter des textes sur les liens entre la Babylonie hellénistique et l’Inde car on sait que cette-dernière s’est fortement inspirée des travaux à la fois babyloniens et grecs pour les différents traités astronomiques (le Romaka Siddhānta en étant un exemple notable[2]).

Ainsi, il aurait pu être intéressant, dans la partie consacrée au monde savant, d’avoir plus de textes strictement scientifiques et commentés dans une perspective d’histoire des sciences (Babylone étant reconnue, y compris du grand public, pour son astronomie et ses mathématiques) et de connexion entre civilisations.

Néanmoins, il faut saluer la grande diversité des thématiques que l’ouvrage permet d’aborder, de l’histoire à la politique en passant par l’économie et le judiciaire. Pour un premier livre du genre, c’est un manuel très précieux dont on espère qu’il sera complété et amplifié sur d’autres thématiques grâce à des textes tout aussi passionnants.

 

Antoine Houlou-Garcia, Université de Trente – Italie

Publié en ligne le 25 juillet 2023.

 

[1] P. Oxy. LXI 4167, Ptolemy Handy Tables, University of Oxford.

[2] Cet ouvrage est postérieur à la période étudiée par les auteurs mais est directement influencé par cette période. Les Indiens appelaient « Romains » les Grecs de l’Empire d’orient, comme tout le monde le faisait à l’époque, l’appellation « Byzantins » datant seulement du XIXe siècle.