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O. Hülden a consacré une monographie exhaustive et remarquablement soignée aux tombes de la région montagneuse qui occupe le centre et le sud de la Lycie. Sa recherche a été menée dans le cadre des prospections systématiques autour de Kyaneai conduites par F. Kolb, qui ont donné des résultats très riches. L’étude présentée ici porte aussi bien sur les nécropoles urbaines que sur les tombes dispersées dans la campagne, et inclut tous les types représentés depuis l’époque archaïque jusqu’à la période romaine. Le livre se présente en deux volumes : le premier est consacré à l’étude, le second comprend le catalogue et les 140 planches d’illustrations (et une carte en dépliant, d’une très grande qualité). Au total, plus de 400 tombes sont étudiées, sans compter les rapprochements nombreux et judicieux avec des tombes présentes dans d’autres parties de la Lycie. La réalisation de cette étude magistrale est d’autant plus méritoire que la dispersion des tombes sur une grande superficie et au milieu d’une campagne très accidentée vient s’ajouter à la maigreur des indices archéologiques, la quasi totalité des sépultures ayant été pillée.
La région considérée est le coeur de la Lycie antique : pays de moyenne montagne, au relief agité et aux accès à la mer peu nombreux, elle constitue en quelque sorte la Lycie indigène, passablement isolée du reste du monde. L’habitat antique y présente des formes variées qui vont de la ville proprement dite (Kyaneai), à la petite ville (Apollonia, Hoyran) ou aux simples fermes (en général fortifiées) en passant par des résidences aristocratiques à la campagne ou des sièges dynastiques fortifiés et servant de coeur à de petites agglomérations sur des sites défendus par la nature. La gamme des tombes n’y est pas moins variée : l’auteur les a regroupées en 8 types (pilier funéraire, tombe rupestre, sarcophage, chamôsorion, tumulus, tombe à chambre, podium/terrasse, tombe simple). Chaque type fait l’objet d’une description et d’une étude très approfondie. Elles servent de base à des réflexions sur l’architecture funéraire et sur les usages funéraires lyciens. Le découpage typologique n’a pas détourné l’auteur d’une analyse de chacune des nécropoles de la région. Tous les cas sont très soigneusement répertoriés et les analyses sont extrêmement poussées. L’ensemble procède d’une rigueur méthodologique exemplaire.
Comme il ne saurait être question de détailler le contenu d’un ouvrage aussi riche, on se contentera ici d’en évoquer quelques points saillants. L’étude des piliers funéraires est évidemment un thème primordial pour la Lycie dont ces monuments sont une sorte de spécialité. Les exemplaires de la région considérée présentent l’intérêt particulier de ne pas constituer une famille homogène : contrairement aux piliers funéraires qu’on rencontre dans le reste de la Lycie, certains, ici, sont dépourvus de chambre funéraire et leurs dimensions sont parfois assez réduites, ce qui les rapproche de simples stèles de type grec.
À la fin du XIXe siècle, Benndorf et Niemann avaient déclaré que la Lycie ne comportait pas de tumulus funéraire : depuis, on en a répertorié une centaine pour la région d’Elmali (Lycie du Nord). La région ici considérée en comporte un nombre plus faible, mais tout de même conséquent, et d’un type différent de ceux d’Elmali. C’est une nouveauté importante, d’autant plus que leur datation permet de faire remonter les plus anciens au VII terrasses siècle (ou au début du VI terrasses), c’est-à-dire au tout début de la Lycie historique. Ils perdurent jusqu’au Ve siècle, mais on n’en a pas trouvé, jusqu’à présent, en Lycie orientale ou occidentale, ce que O.H. attribue plutôt à une lacune de la recherche qu’à une particularité locale. Il reste que ces tumuli ne ressemblent pas à ceux des régions circonvoisines et semblent s’inscrire plutôt dans le contexte général des tombes aristocratiques dans le milieu campagnard anatolien ; à l’inverse, il semble que les piliers soient toujours liés à des établissements collectifs organisés (communautés villageoises, villes).
O.H. consacre un long développement aux podiums-tombes et aux tombes en terrasses : les premiers sont formés de véritables podiums alors que les secondes sont adossées à une pente. L’auteur pense que ces terrasses à la surface supérieure aplanie peuvent être mises en rapport avec des actes cultuels accomplis en plein air. Ici intervient un débat très important sur l’architecture de bois et l’hypothèse d’A. Thomsen qui veut voir dans ces terrasses des socles pour des constructions légères à l’intérieur desquelles auraient été accomplis les rituels. Ö.H. réfute cette hypothèse pour des raisons archéologiques aussi bien que cultuelles (aucune attestation d’aucune sorte).
Les conclusions de cette étude typologique mettent l’accent sur l’originalité du cas lycien. L’auteur l’inscrit dans le contexte égéo‑anatolien, incluant des affinités ponctuelles avec la Carie, à l’exclusion de toute influence perse. La multiplication des sarcophages à l’époque hellénistique dénote l’influence de la civilisation grecque (même si les formes restent très lyciennes) et semble caractériser l’émergence de la polis qui se développe dans cette région pendant les deux premiers siècles de notre ère. Quant à l’étude des rituels, elle n’a pas permis de mettre en lumière une originalité quelconque des usages locaux (libations, sacrifices). Les repas funèbres sont peu et mal attestés (un cas comme celui de Trysa est isolé et trahit à tous égards une volonté d’hellénisation). En revanche, l’étude topographique combinée avec les observations sociales et politiques permet de détecter des fonctionnements collectifs particuliers : ainsi apparaît-il nettement que les centres dynastiques (particularité lycienne que l’on confond parfois implicitement avec le type grec de la polis), qu’ils fussent grands ou modestes, comportaient une sorte d’espace central laissé libre, faiblement structuré mais environné de sépultures dynastiques (piliers en particulier).
En somme, cette monographie se caractérise par la rigueur des analyses factuelles autant que par la prudence avec laquelle sont combinés les points de vue divers qui peuvent éclairer l’archéologie funéraire. Le fait que la région considérée n’ait pas une superficie très importante et ait été le berceau d’une civilisation locale ne diminue en rien la portée de cet ouvrage qui constitue un remarquable exemple d’archéologie funéraire et offre par le fait même une contribution décisive à notre connaissance du milieu égéo-anatolien, de l’époque archaïque à l’époque impériale.

Jacques des Courtils