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Dans leur ouvrage intitulé « Les maisons de mauvaise réputation. Archéologie des Bordels, Maisons, et des Tavernes dans la Grèce antique » Allison Glazebrook et Barbara Tsakirgis proposent une approche inédite de l’archéologie des mœurs en s’interrogeant sur la réalité de la prostitution. Les huit chapitres de ce livre sont consacrés à cette question épineuse. Dans l’imaginaire collectif principalement alimenté par les seules sources littéraires, la société antique ne révèle aucun tabou pour les plaisirs de la chair. Fort de cette certitude, la preuve de l’exercice du plus vieux métier du monde est identifiée par les archéologues à tous les coins de rues. Or, à défaut d’une croix rouge, d’un rideau noir, d’une tache blanche, ce pot aux roses cache la rareté et l’impartialité des documents résultant d’une absence de concertation méthodologique. L’objectif de cet ouvrage est d’examiner dans le monde grec quelles évidences pourraient établir le mode de preuves scientifique. Les différents contributeurs s’unissent pour réussir un mariage heureux entre l’histoire des bâtiments et celui des plaisirs. La littérature classique grecque distingue précisément la nature de l’occupation des maisons d’habitation (sunoikiai), des auberges (diaitai, pandokeia), des ateliers (ergasteria), des tavernes (kapelia), des maisons de jeu (skirapheia), formant des écoles (didaskaleia) et des bordels (porneia) ; pourtant, malgré la connaissance de ce vocabulaire précis il n’est pas possible de les associer avec les vestiges tangibles de l’archéologie. Le premier chapitre apporte un élément primordial de la réponse en définissant l’architecture typique familiale qui l’oppose à celle à vocation publique. Son auteur, Barbara Tsakirgis démontre que la maison grecque répond à des usages multiples. Le point de départ de la discussion est basé sur l’ouvrage de Lisa Nevett et Bradley A. Ault[1] en soulignant la contribution de l’archéologie domestique pour la compréhension de l’aspect social, culturel et économique qui reflète l’organisation de la cité. Ils reconnaissent le lien qui unit les références littéraires aux vestiges caractéristiques de l’oikos. Le chapitre suivant rédigé par Kathleen Lynch revient sur la définition de la maison du domaine privé grec en s’appuyant sur la distinction des différents assemblages des faciès céramiques. Cette analyse permet d’identifier les tessons appartenant à une maison, une taverne ou un lupanar probable, notamment grâce au nombre de coupes moins élevé dans une simple demeure. Le troisième chapitre rédigé par Mark Lawall offre une étude pertinente des amphores. La concentration de ce vestige constitue une documentation très précise qui oppose les établissements commerciaux et les ensembles domestiques. Par ailleurs, l’amphore est un lien direct avec la consommation de vin qui peut être associée avec l’activité sexuelle. Ce mobilier est particulièrement utile pour identifier la présence d’un estaminet surtout lorsqu’il porte des graffitis commerciaux. Les deux chapitres suivants se heurtent à des questions de méthodologie qui sont liées à l’analyse spatiale et l’intérêt l’archéologique. L’identification rigoureuse d’un endroit, où la prostitution a eu lieu, permet un rapprochement avec les autres établissements ayant une activité similaire à l’hellénistique tardif. Bradley A. Ault examine la singularité du bâtiment Z3 situé dans le quartier du Céramique à Athènes. L’agencement des pièces, son emplacement, son plan, sa taille et le contenu sont des éléments probants pour décrire le meilleur exemple d’une auberge grecque ayant pour vocation d’être un lieu réservé à la prostitution. La fouille et le mobilier trouvé sur place attestent du travail de femmes serviles au IVe siècle avant J.‑C. dans une fabrique de textile qui pourrait, en plus, avoir tenu lieu de lieu de débauche. Dans les tavernes de Délos, Monika Trümper accepte prudemment la fonction de chambres avec une prostituée vivant probablement à l’étage, mais elle n’est pas convaincue par l’identification de la Maison du Lac comme d’un exemple empirique d’un bordel. Au sixième chapitre, David Scahill s’interroge sur le point de vue d’Oscar Broneer concernant le culte d’Aphrodite. Selon une légende basée sur les propos du géographe Strabon, Corinthe a abrité des prostituées sacrées vouées au culte de la déesse. David Scahill soutient que la stoa sud du temple est plus un site multifonctionnel qui accueillait une clientèle privilégiée dans une zone consacrée. Fortement sensibilisée à la notion du bel objet, Amy Smith aborde indirectement dans le septième chapitre le sujet de la prostitution. Son analyse se focalise sur le symbolisme pictural des décors de céramiques attiques à figures rouges en interprétant les différents signes visuels. Son examen révèle des images à caractères ambigus. À première vue, les artistes ne sont pas inspirés par la réalité de leur quotidien. Ils illustrent l’intérieur de l’habitat et des activités probablement privées et semi-privées en mettant en scène la mythologie ou des acteurs du théâtre et de la comédie. Allison Glazebrook conclut le dernier chapitre du volume avec une vue d’ensemble pour dégager un modèle d’interprétation cohérent. Sa synthèse énumère tous les moyens possibles afin d’identifier le lieu où vivent et travaillent les prostituées. Ces filles travaillent à proximité des zones surpeuplées, à densité excessive comme l’agora, le port et les portes de la ville. L’auteur décrit les indices indispensables pour identifier leur lieu de travail qui se distingue par une architecture particulière et par des habitudes de la vie courante. La construction s’organise autour de l’emplacement, l’accès, le nombre d’entrées, l’existence de pièces très exigües, la cour, la salle à manger. Le mode de vie s’observe par la présence d’objets féminins, d’indices du symposium[2], d’un stock de céramiques qui implique une importante consommation de vin, d’un point d’eau pour l’hygiène et la purification après la relation. Son interprétation est la synthèse des résultats de fouilles d’habitations, y compris ceux critiqués par ses détracteurs. Selon elle, l’identification est aussi délicate que celle des bordels américains du XIXe siècle dont l’architecture se confond avec celle des espaces publics. L’étude de l’architecture des lupanars autorise des comparaisons avec celui de Pompéi, bien qu’il n’existe aucun lit maçonné, ni aucune peinture érotique dans la Grèce antique [p. 174], et beaucoup moins de graffitis. Ces données d’identification sont résumées dans un tableau récapitulatif [p. 178], qui exclut tous les symboles phalliques. Face au doute, la question n’est pas tranchée, cependant la réponse de Glazebrook fournit un arbitrage clair, équilibré convenablement et prudent face aux probabilités exposées par les nombreux auteurs qui se sont exprimés sur le sujet. Selon les sources antiques, la prostitution est courante dans les villes du monde grec. Le client choisit une fille qui se tient aux aguets ou qui patiente assise dans une petite pièce (oikéma). Cette idée suggère que la fille exerce ses talents dans une chambre privée à proximité. Selon James Davidson (oikémata) ce sont des petites pièces ouvertes directement sur la rue ressemblant aux cabines couchettes de Pompéi. Les auteurs sont unanimes pour rappeler que l’activité prostitutionnelle est indissociable des divertissements tels que la boisson et les jeux et qu’elle se concentre aux endroits les plus fréquentés par la plèbe comme les ports ou les portes de la ville. Pourtant, il s’agit le plus souvent d’une activité opportuniste, qui s’adapte aux possibilités des lieux sans repère précis. Ainsi, Ursula Knigge plaide pour la présence de prostituées dans le bâtiment Z, mais elle s’abstient de l’identifier comme
un lupanar.

Aujourd’hui, l’identification de la prostitution ne peut pas limiter son étude aux traces textuelles, elle doit élargir son approche en se fondant avant tout sur les contextes archéologiques. Il s’agit en premier lieu de préciser la réalité d’une documentation encore bien peu connue, et ce à l’échelle d’une zone géographique étendue. Le second objectif est de réintégrer le matériel étudié dans son contexte architectural afin de réaliser une synthèse sur le statut des différents établissements. Il s’agit in fine de mettre en évidence distinctement l’activité d’une maison, d’une taverne putative ou d’un bordel probable. Après de nombreux essais infructueux, cet objectif se développe régulièrement depuis le début des années 2011 grâce à la publication qui a été initiée par Madeleine M. Henry et Allison Glazebrook[3].

Il faut admettre un titre séduisant pour une publication qui offre un bilan complet des acquis obtenus au cours des vingt dernières années. Cette contribution collégiale ouvre sans vergogne la vitrine de la luxure à l’aide de clés qui n’entrouvrent aucune porte. À défaut de répondre sans détour, l’auteur crée un débat en soulignant la difficulté des réponses à étudier. Ainsi, ce travail marque une étape significative vers la compréhension des mœurs et l’identification de la nature des vestiges grecs. Il faut admettre que cette investigation n’est qu’un prétexte pour toucher du bout des doigts une profession impalpable par l’archéologue. Car au regard de la science, la question sur la réalité scientifique de cette activité mérite une réflexion collective. Une nouvelle dimension de la recherche permettrait d’apporter une contribution décisive de tous les acquis.

Cyril Dumas

[1]. Ancient Greek Houses and Households, Chronological, Regional and Social Diversity, Philadelphie 2005.

[2]. D’après la méthodologie décrite dans The Symposium in Context : Pottery from a Late Archaic House near the Athenian Agora, une étude rédigée par K. Lynch, Princeton 2011.

[3]. Greek Prostitutes in the Ancient Mediterraean, 800 BCE-200 CE, Madison 2011.