Issu d’une habilitation à diriger des recherches, L’Âge d’or des bienfaiteurs constitue un de ces ouvrages de maturité qui font date. Le titre fait écho à une publication bien connue des spécialistes des époques hellénistique et impériale[1], mais il s’en distingue tant par la période chronologique étudiée, le Haut‑Empire romain, par la concentration sur une aire géographique précise, l’Asie Mineure, que par la méthode adoptée. L’ouvrage procure une étude systématique du « système » des titres attribués aux personnes honorées dans les inscriptions honorifiques de l’époque impériale, les bienfaiteurs officiels des cités qui leur accordaient des honneurs. La documentation de cette époque se distingue nettement de celle de l’époque hellénistique : les cités gravaient peu de décrets, qui constituent pour les modernes une des sources principales pour l’époque hellénistique, mais elles érigeaient en abondance des statues à leurs bienfaiteurs, en faisant graver sur les bases des textes résumant les motivations de ces honneurs, donc les mérites des personnages, gratifiés de toute une série de titres. C’est en Asie Mineure que ces inscriptions honorifiques sont de très loin les plus abondantes et qu’elles permettent des études par séries de textes. Dépassant les études de cas consacrées à un seul terme, à une charge, à une cité donnée, l’a. aborde l’ensemble des titres accolés aux bénéficiaires des honneurs dans les textes de l’Asie Mineure. Il s’agit de titres et non de qualificatifs vagues, à savoir de termes accolés à un individu pour qualifier une qualité dont la cité juge qu’elle s’exerce de façon permanente, comme la gamme des titres en philo– (philopatris, philosebastos…), mais aussi ktistès, eusébès, etc., ces qualités qui sont censées avoir été reconnues par le vote d’honneurs, donc par l’Assemblée des cités.
La documentation rassemblée est considérable : près de 30 000 inscriptions. Pour permettre une étude fine et une approche statistique, elle a été enregistrée dans une base de données, désormais en accès libre[2]. L’étude statistique peut légitimement susciter des doutes en histoire ancienne, car l’ensemble des critères nécessaires à sa fiabilité sont rarement réunis : une masse documentaire en quantité suffisante, transmise sans biais dirimants, procurant des échantillons pouvant être considérés comme représentatifs, bien datés, bien localisés dans le temps et bien établis. Des progrès réels ont été accomplis, en raison de meilleurs moyens techniques, d’une meilleure appropriation par les historiens des méthodes statistiques et de leurs exigences, qui permettent parfois des études quantitatives, touchant soit à l’onomastique et à la prosopographie, soit à la pratique épigraphique, communément appelée epigraphic habit[3]. À de très rares exceptions près, cela ne peut guère concerner la démographie[4], ni des domaines plus traditionnels de l’histoire ancienne, l’histoire institutionnelle ou sociale. C’est pourtant à la croisée de ces domaines que se situe l’étude de l’a., fondée sur une très solide réflexion méthodologique, qui montre que les exigences formulées plus haut peuvent être réunies. L’ensemble documentaire réuni est avant tout issu du dépouillement des corpus épigraphiques existant, en excluant les régions où le corpus était trop mince, en complétant pour quelques titres par un dépouillement des textes enregistrés dans la base du Packhard Humanities Project[5], lorsque c’était possible et pertinent. Cette base fourre-tout n’est pas sans poser de problèmes, tout comme le dépouillement par corpus établis. L’a. en est consciente et prend les précautions nécessaires. Ce qui a été dépouillé est du reste présenté dans des tableaux en annexes. De ce point de vue, l’établissement du corpus documentaire (sélection et traitement des inscriptions) est exposé de façon parfaitement transparente. Des inscriptions dépouillées, H. peut en extraire 1 637 qui portent des titres, pour un total de 2 149 « porteurs de titres » (un individu ou une institution avec un titre).
À partir de cette base, l’a. offre une étude ample et par ailleurs remarquablement accessible, découpée en quatre chapitres. Le ch. I, « L’origine des titres : antécédents civiques et royaux » procure une étude de vocabulaire qui remonte dans le passé hellénistique. Il s’agit d’abord des termes bien connus et analysés euergétès, sôter et ktistès (nouvel équivalent d’oikistès). H. en étudie les usages civiques, leur utilisation pour qualifier des souverains, démêlant avec finesse la variété des usages, comme ce qui relève du qualificatif, du titre, et/ou de l’épiclèse, avant d’exposer comment bienfaiteur et sauveur purent qualifier les Romains aux IIe-Ier siècles. Plus développée et neuve est l’étude du titre de ktistès, qui apparaît dans le courant du Ier siècle a.C. Le Pergaménien Diodoros Pasparos pourrait avoir été l’un des premiers à être ainsi qualifié, le « second fondateur » de Pergame, après Philétairos. L’on voit ensuite l’usage de ce titre se répandre, à Pergame, à Cyzique ou à Mytilène, avant qu’une adaptation ne soit nécessaire lorsque se développe sous Auguste le culte impérial. L’a. passe ensuite à la riche famille des composés en philo-. Si ceux qui traduisent l’amour familial, qui sont utilisés par les souverains hellénistiques, apparaissent somme toute peu, il n’en va pas de même pour ceux qui expriment l’amour de la patrie (philopatris), voire la fidélité à Rome. Tous sont en tout cas presque exclusivement attestés dans les sources de l’époque impériale, même si les prémices se trouvent au Ier siècle a.C (ainsi pour philoromaios, philokaisar, chez quelques rois clients de Rome). L’a. aborde avec quelque précision l’origine du titre bien connu de « fils du peuple », à partir de sa première attestation, sur (entre autres) des autels privés dédiés à Nicias[6], qui exerça sans doute une sorte de tyrannie à Cos à l’époque de Marc Antoine. Selon elle ici, le titre doit plutôt être issu d’une collation à l’initiative civique plutôt qu’à l’imitation des pratiques royales lagides[7]. Ce ch. est enfin l’occasion de retracer les origines du développement d’autres titres, comme ceux qui renvoient à une primauté (« le premier des Grecs », « premier de la province ») ou à d’autres vertus civiques. Dans l’ensemble, l’origine des titres est variée, et si l’on peut remonter assez haut dans l’époque hellénistique, la pratique s’est cristallisée au Ier siècle et en particulier dans les années 40-30 a.C. – Avec le ch. II, « Titres et rhétorique de l’éloge : les contours flous d’une institution », on aborde en premier lieu les difficultés pour déterminer la collation des titres, voire la possibilité de considérer les qualificatifs comme des titres officiels. Loin d’avoir été uniquement accordés suite à des acclamations, les titres pouvaient aussi résulter du vote de décrets en bonne et due forme. L’a. montre avec finesse comment les éloges, détaillés dans les considérants des décrets, pouvaient ainsi être synthétisés dans les formules de proclamation, de dédicace de statues, et ainsi se retrouver comme des titres. Soulignant la porosité entre les usages publics et privés des titres, comme la plasticité des usages, les difficultés d’analyse qui en résultent, l’a. en conclut à la nécessité d’établir des catégories. Elle propose ainsi de distinguer les titres (qui manifestent l’engagement d’un citoyen au service d’une communauté, ou une position spécifique), des « para‑titres », qui sont des « qualificatifs laudatifs d’usage courant », souvent employés dans la description des qualités du personnage, et enfin les titres privés lorsque ces mêmes termes sont utilisés en contexte privé. Se fondant sur ces réflexions préalables, l’autre volet du chapitre est consacré à établir « les contextes d’usage ». On y plonge plus directement dans les résultats du dépouillement de la base de données. Une typologie à la fois rigoureuse et souple des inscriptions permet à l’a. des analyses statistiques, prudentes et éclairantes, qui portent sur l’utilisation des titres (en général) selon les inscriptions (ainsi dans un tiers des inscriptions honorifiques mais très rare dans les épitaphes), sur leurs porteurs (p. ex. honorandi ou dédicataires), sur la nature des autorités les leur ayant concédés (qui conduit à évaluer à la hausse le rôle des autorités civiques, principalement de l’Assemblée, le Conseil agissant rarement seul), etc. L’étude de la répartition des types de titres est aussi instructive, par exemple pour montrer que l’association de titres et de para-titres est rare et se trouve plutôt dans des textes d’origine civique, où la rhétorique de l’éloge peut se déployer. L’a. peut aussi aborder les différences de contexte pour un même individu ayant reçu des titres dans plusieurs inscriptions, en se fondant tant sur la quantification permise par la base de données que sur des cas précis. – Le ch. III, « Une koinè institutionnelle ? », embrasse l’ensemble de l’Asie Mineure, par des approches chronologiques et spatiales. Un des apports de ce ch. est d’avoir tenté d’établir le profil de l’habitus épigraphique en Asie Mineure[8], pour mieux mesurer la répartition chronologique de l’utilisation des titres. Cet effort, assorti de précautions en nombre, est convaincant. Il devrait servir à l’avenir de point de repère pour d’autres études, par exemple pour les diagrammes retraçant l’évolution du nombre d’inscriptions gravées en Asie Mineure, ou dans une région, une cité donnée ou bien la gravure des décrets comparée à celle des inscriptions honorifiques. Sans surprise, on constate que l’usage des titres est un phénomène qui commence au Ier siècle a.C. (bien après le développement de la pratique épigraphique), mais qu’il suit par la suite la courbe de l’habitus, pour décliner rapidement après le milieu du IIIe siècle p.C. L’étude géographique permet d’affiner des résultats, d’évaluer la part des biais documentaires (régions moins explorées, corpus moins abondants), ce qui aboutit à plusieurs constats. Ainsi, l’usage paraît véritablement être commun à l’Asie Mineure ; mais les différences peuvent être notables entre les cités : ainsi, Pergame semble avoir peu eu recours aux titres (et presque pas aux para‑titres), alors qu’à Éphèse, on y a eu bien plus recours que dans les autres cités d’Asie Mineure[9]. La répartition de titres entre eux est également instructive : la prépondérance des titres d’euergétès, philosébastos, philopatris ou fils de la cité est manifeste. Inversement, des titres considérés comme caractéristiques des évolutions d’époque impériale, soit de son paternalisme (p. ex. tropheus), soit de l’utilisation publique de valeurs affectives privées, semblent en réalité bien moins employés. Il y a naturellement bien des disparités régionales, minutieusement exposées par l’a., cartes et tableaux à l’appui : par exemple la plus grande diffusion des titres de philopatris et de « fils de la cité » en Cilicie Pisidie, Pamphylie (ou dans une moindre mesure en Carie) « dans des régions périphériques, où le modèle civique s’est diffusé sur le tard », ou bien la concentration de philosébastos en Ionie, avant tout à Éphèse (ce qui en devient presque un trait d’identité locale), ou encore l’importance des titres accolés à des institutions (Conseil, Gérousia, etc.) en Ionie. Ce dense ch. aborde aussi quelques titres plus rares, les associations de titres entre eux (qui ne permettent aucune hiérarchisation) ou de titres avec des compléments (les situations sont très contrastées). – Le dernier ch., IV, « Titres, hiérarchies sociales et engagement civique » est consacré aux récipiendaires, citoyens (y compris ceux qui bénéficient de la citoyenneté romaine), qui concentrent l’essentiel des titres, empereurs (avant tout Hadrien), magistrats romains, étrangers. Selon les statuts, ils ne reçoivent pas les mêmes titres. C’est l’occasion de confirmer ainsi que les titres de sauveur et fondateur n’ont pas été attribués aux seuls empereurs, loin de là, mais aussi aux magistrats romains, même s’il faut établir des distinctions chronologiques. La répartition par genre est ainsi instructive : l’approche statistique globale aboutit à minorer l’impression souvent énoncée d’une plus grande visibilité des femmes à l’époque impériale : non seulement elles sont bien moins présentes que les hommes dans les inscriptions (environ 15 %) mais elles semblent avoir bien moins bénéficié des titres qu’eux. Les titres qui leur sont attribués, sans surprise, ressortissent le plus souvent aux qualités supposées féminines et se différencient de ceux accordés aux hommes. Cela n’empêche pas certaines femmes de se distinguer par une action autonome (deux cas sont étudiés : le phénomène est rare), l’analyse des situations familiales nécessitant néanmoins une vaste enquête prosopographique, qui ne pouvait être effectuée dans le cadre de cet ouvrage. À rebours de la communis opinio, l’a. montre que les porteurs de titres ne monopolisaient pas les charges, très variées. La mention de bienfaits apparaît peu et les titres ne sont pas systématiquement associés à des fonctions. Relevons au passage que philosébastos n’est pas systématiquement associé aux fonctions du culte impérial, loin de là. Globalement, l’a. souligne que l’octroi des titres semble tout de même concerner surtout les notables capables d’assumer certains types de charges, liées aux cultes, aux concours, ou bien au gymnase et à l’agora, des « aspects de la vie civique à la fois coûteux et jugés essentiels pour la communauté ».
Ce livre foisonnant, dense et clair confirme parfois des impressions que l’on pouvait avoir à la lecture des inscriptions de l’Asie Mineure, mais en les démontrant : comme l’importance des inscriptions honorifiques, la floraison de titres ou l’unification culturelle de l’Asie Mineure. Mais il nuance aussi fortement certaines opinions reçues : contrôlés par les autorités civiques, en premier lieu par le dèmos, les titres n’ont pas été distribués à tous les notables, placés dans une concurrence encadrée. Ce groupe était également plus large qu’on a pu le penser. De même, la place des femmes semble y avoir été limitée[10]. Au-delà de cette image générale, on y décèle aussi une foule de particularismes locaux, parfois très prononcés (comme le cas de Pergame le montre). Importante contribution à la compréhension de l’Asie Mineure impériale, cet ouvrage devra donc aussi être consulté pour ce qu’il montre des nuances régionales et locales. Ne peuvent aussi être signalées ici les nombreuses discussions de cas précis, d’inscriptions données, qui apportent bien des nouveautés de détail.
Certes, malgré l’ampleur impressionnante du dépouillement, il n’embrasse pas la totalité de l’épigraphie de l’Asie Mineure. La démarche de l’a. convainc néanmoins, car elle se fonde sur des règles statistiques éprouvées, avec un très vaste corpus, des échantillons suffisamment étoffés et choisis avec rigueur. Naturellement, l’image pourra devoir être retouchée, lorsque des corpus substantiels seront publiés, comme, peut-être, celui à venir de Patara[11], la réfection de celui de Pergame[12], etc. Mais il y a fort à parier que cela n’enlèvera pas à l’utilité de ce livre, qui constituera durablement une pierre de touche pour l’étude des cités grecques et de l’épigraphie de l’Asie Mineure du Haut‑Empire romain.
Pierre Fröhlich, Université Bordeaux Montaigne , UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 610-615.
[1]. Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs (IVe-Ier siècle av. J.-C.). Contribution à l’histoire des institutions, Athènes-Paris 1985.
[2]. https://www.euergetai.univ-tours.fr/landing.
[3]. Voir l’utile bilan d’A. Heller, « L’épigraphie quantitative » dans P. Fröhlich, M. Navarro Caballero éds., L’épigraphie au XXIe siècle. Actes du XVIe congrès international d’épigraphie grecque et latine, Bordeaux 29 août-02 septembre 2022, Bordeaux 2024, p. 185-205.
[4]. Une notable exception avec les dossiers des P.Count, de la taxe du sel dans le Fayoum du IIIe s. a.C. : W. Clarysse, D. J. Thompson, Counting the People in Hellenistic Egypt, Cambridge 2006.
[5]. https://epigraphy.packhum.org/.
[6]. IG XII 4, 682-711, textes identiques, consacrés aux dieux ancestraux, pour Nicias.
[7]. En revanche, pour les autels (il y a aussi quelques bases), il n’est pas nécessaire de faire appel aux parallèles des seuls cultes royaux, c’est une pratique civique bien connue, entre autres à Priène et Magnésie du Méandre : L. Robert, « Sur un décret d’Ilion et sur un papyrus concernant les cultes royaux » dans Essays in honor of C. Bradford Welles, New Heaven 1966, p. 175-211 (= Choix d’écrits, Paris 2007, p. 569-601). Leur multiplication à Cos suggère là aussi une mesure générale à l’échelle de la cité.
[8]. L’étude pionnière étant, on le sait, celle de R. MacMullen, « The Epigraphic Habit in the Roman Empire », AJPh 103, 1982, p. 233-246.
[9]. Ce n’est pas un effet de la masse documentaire propre à la cité : il constitue 10 % de la totalité du corpus de l’a., mais on y trouve 25 % de l’ensemble des porteurs de titres.
[10]. Dans le même sens que R. van Bremen, The Limits of Participation. Women and Civic Life in the Greek East in the Hellenistic and Roman Periods, Amsterdam 1996.
[11]. https://www.dainst.org/forschung/projekte/corpus-der-inschriften-von-patara-lykien/1776.
[12]. https://www.hist.uzh.ch/de/fachbereiche/altegeschichte/lehrstuehle/walser/forschung/pergamon.html.