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D’entrée, ce petit livre de cent quatre pages annonce le lectorat qu’il cible ; il s’agit d’étudiants et d’enseignants de fin d’études secondaires ou de début d’études universitaires qui ne savent pas forcément le latin. La collection dans laquelle il s’inscrit vise à fournir des guides concis et accessibles sur l’histoire, les institutions, la littérature, l’art, la culture du monde classique. C’est ce qui explique qu’on ne trouve ici aucune note de bas de page, aucun renvoi précis avec références à des travaux de spécialistes ovidiens. Laurel Fulkerson (dorénavant LF) se contente de notations du genre « some readers consider […] others see these passages […] ». La bibliographie restreinte (afin d’obéir aux normes éditoriales), classée par thèmes, précédée de conseils pratiques pour aborder Ovide et son œuvre, se veut elle aussi simple et commode ; elle contient cinquante titres, tous en anglais, et dans chacune de ses sections, notre consœur a marqué d’un astérisque l’ouvrage qu’elle juge le plus facile d’accès pour des débutants. À cela s’ajoutent un glossaire des noms propres et des termes latins, succinct mais donnant cependant les informations nécessaires, un index, un tableau chronologique et une carte de l’Empire romain en ce temps-là. De surcroît, des illustrations représentant des manuscrits ou des œuvres d’art en rapport avec les légendes racontées par le poète constituent un attrait supplémentaire. LF a donc parfaitement rempli son contrat. Pourtant, on n’a pas là une notice impersonnelle, apportant sans plus l’essentiel de ce qu’il faut savoir. Dans sa préface, l’universitaire prévient que son ouvrage est « a study of poetics much more than a biography ». Le récit de la vie de l’écrivain n’est pas absent cependant. Il est brossé à grands traits au début de la première partie du chapitre I, section qui se poursuit par la liste de ses œuvres[1] dont chacune est caractérisée en quelques lignes pleines de finesse (sans argumenter LF indique p. 4 qu’elle considère les Halieutiques comme apocryphes, au même titre que la Noix et la Consolation à Livie). La seconde partie de ce premier chapitre décrit le contexte historique de la vie du poète. Le nom du chapitre « Life on the Margins » résume bien l’idée de LF : territorialement comme chronologiquement Ovide a vécu sur des frontières, frontière entre contrée civilisée et barbarie (d’après ce qu’il écrit), frontière entre république finissante et empire naissant. Si elle met en lumière que Tomes n’était pas en réalité à l’époque aussi « sauvage » que l’écrivain la dépeint, si elle montre la continuité entre les élégies et les Tristes et les Pontiques où l’auteur n’est guère différent en fait d’un amator exclusus par sa puella (dont le rôle est tenu par Auguste qu’il tente de fléchir), elle ne va pas plus loin que le doute énoncé p. 62 : « the questionnable truth‑value of a number of his claims poses the question to what extent his voyage is a mental one » et à aucun moment elle ne déclare explicitement qu’il n’a jamais mis les pieds sur les bords de la mer Noire comme le font d’autres savants[2]. Ce premier chapitre, qui souligne les ambiguïtés entachant beaucoup de ce qui touche à Ovide dans tous les domaines, se termine par une ingénieuse comparaison entre ce poète et Auguste : tous deux se trouvent à une « frontière » et en introduisant par étapes des changements dans une entité traditionnelle, l’un pour le gouvernement, l’autre pour plusieurs genres littéraires, ont totalement transformé cette entité.

Le premier chapitre était un regard sur la vie et l’œuvre du Sulmonais, le deuxième scrutera essentiellement la forme de ses écrits. La première partie étudie d’abord les mètres utilisés dans les vers — là encore LF fait remarquer que « Ovid regularly draws attention to the fact of his almost-but-not-quite status as an epic poet » (p. 30), ce qui le place une fois de plus sur une frontière —, puis le style de cet écrivain où elle relève en particulier les effets de distanciation et les traces des exercices pratiqués par les jeunes chez les rhéteurs ; elle s’intéresse aux narrateurs des histoires, qu’elle montre intrusifs et problématiques, ainsi qu’aux procédés narratifs qui souvent déstabilisent le lecteur. Dans les paragraphes intitulés « Fact and Fiction. Presence and Absence » elle « démonte » la manière dont Ovide présente des faits comme autobiographiques et en même temps sape cette affirmation, elle donne des exemples chez lui de non coïncidence entre le signifiant et le signifié, de sorte qu’elle voit comme une de ses caractéristiques les plus remarquables son habitude de se placer en quelque sorte « on the margin of his texts » (p. 47), les commentant en même temps qu’il les écrit. La seconde partie de ce même chapitre s’appelle « Same Story, Different Day ». LF s’y concentre sur les phénomènes de répétition chez l’écrivain, qu’il s’agisse d’emprunts à ses prédécesseurs (en particulier à Virgile), où se révèlent des modifications par rapport à l’original, qu’il s’agisse de révisions incessantes de ses propres ouvrages, qu’il s’agisse d’histoires racontées par lui plusieurs fois, mais jamais exactement de la même façon. Le lecteur, parce qu’il rencontre à diverses reprises les mêmes choses, ne sait plus si ce sont des faits réels ou imaginaires : c’est ce qu’elle appelle (p. 56) le jeu d’Ovide « on the border between truth and fiction » (à la frontière entre vérité et fiction). L’enseignante de l’université d’État de Floride, bien consciente d’avoir braqué le projecteur sur la « marginality of Ovid’s own self-positioning » (p. 57), clôt ce chapitre sur la « réception » du poète jusqu’à nos jours pour ne pas occulter ce qu’elle pense un « key fact » : force est de constater que ce « marginal » a été par la suite très aimé, très imité et a beaucoup inspiré.

Après des considérations sur la forme dans ce chapitre II viennent des considérations sur le fond dans le chapitre III, où la chercheuse porte son attention sur certains motifs qu’elle juge « clés ». Dans la première partie qui a pour titre : « Strangers in a Strange Land : Explorers and Exiles », LF examine quelques exemples d’individus (y compris Ovide lui-même qui se donne parfois des traits qui le placent dans cette catégorie) évoluant loin de leur environnement originel ou familier, soit de façon temporaire, comme les aventuriers et les explorateurs (au propre ou au figuré), soit de façon permanente comme les exilés (les « métamorphosés » entrent également dans ce dernier groupe) : selon elle, le rôle que leur fait jouer le poète met en évidence que c’est seulement à partir d’une « position simultaneously inside and outside » qu’on peut comprendre une conduite ou une culture (p. 66). LF poursuit son analyse des motifs majeurs à ses yeux de la poésie ovidienne en étudiant ce qu’elle ne trouverait pas faux d’appeler le thème de base (comme elle l’écrit p. 67) : « who is allowed to say what to whom » (qui a le droit de parler ? pour dire quoi ? pour le dire à qui ?), ce que la position d’« outsider », que s’est donnée le poète le rend à même de remarquer. Elle se penche ensuite sur les manifestations d’autorité et sur les victimes qui sont souvent des personnes « on the margins » sans aucune possibilité de recours à la justice ; dans ce groupe il y a ceux qui n’ont pas ou n’ont plus leur liberté, comme les esclaves, ceux qui changent de statut, mais il y a surtout les femmes (et la spécialiste du « gender » dans l’Antiquité qu’est LF[3] nous livre à ce sujet de très fines remarques). LF note également avec justesse que les rôles sont souvent interchangeables, les victimes de violence devenant des auteurs de violence et vice versa dans la vision ovidienne du monde qui ne comporte que ces deux catégories. Au fil des pages, elle relève les possibles lectures métatextuelles (les femmes étant quelquefois la métaphore de la poésie p. 74 ; le conte de Dédale et Icare pouvant être interprété comme une allusion aux dangers de la « haute poésie » p. 79, etc.). La dernière partie de ce chapitre III envisage la position d’Ovide vis-à-vis de l’Empire et du colonialisme et met en évidence la « romanité » de cet écrivain. LF termine par quelques pages pour savoir si cela a du sens de se demander si le Sulmonais était pro Augustéen, anti Augustéen ou occupait quelque autre position encore…

La conclusion du livre est que la poésie d’Ovide traite des problèmes les plus importants de son époque, qui sont aussi ceux de la nôtre ; il n’est pas simplement un auteur de poèmes, mais le représentant d’une vision du monde particulière. Toutes les citations de textes anciens sont fournies uniquement en anglais, les traductions étant de LF elle-même. Celle‑ci ne recopie les termes latins qu’en de très rares occasions (pour rendre manifeste un jeu sur les mots ou sur les sonorités par exemple). Notre collègue se proposait comme but dans sa préface p. XI d’encourager ses lecteurs à consacrer leur énergie à Ovide ; à la fin de cet essai très personnel sur celui en qui elle voit un poète de la marginalité, essai bien informé mais sans pédantisme, essai très condensé mais facile et agréable à lire, ce but paraît bien être atteint.

Lucienne Deschamps

[1]. Elle date les Héroïdes (« simples ») 1-15 de la période entre 20 av. J.-C. et 1 ap. J.-C., (c’est-à-dire entre les deux éditions des Amours) et les Héroïdes (« doubles ») 16-21 « some time after » 8 ap. J.-C. (date de la « relégation »).

[2]. Pour un status quaestionis sur l’inexistence de cette relégation à Tomes, voir par exemple récemment E. Bérchez Castaño, El destierro de Ovidio en Tomis: realidad y ficción, Valence 2015.

[3]. Voir par ex. « Epic Ways of Killing a Woman: Gender and Transgression in Odyssey 22.465-72 », CJ 97, 2002, p. 335-350 ; « Helen as Vixen, Helen as Victim: Remorse and the Opacity of Female Desire » dans D. LaCourse Munteanu ed., Emotion, Genre and Gender in Classical Antiquity, Londres 2011, p. 113-133 ; « Servitium Amoris: the Interplay of Dominance, Gender, and Poetry » dans T. Thorsen ed., Cambridge Companion to Latin Love Elegy, Cambridge-New York 2013, p. 180-193, (cette liste de travaux de LF sur ce sujet n’est pas exhaustive).