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En France, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de l’avenir des études classiques et qui mettent toute leur énergie non seulement à les défendre, mais encore à les promouvoir. Au moment où j’écris ces lignes, l’exemple le plus récent que j’aie eu entre les mains est sans doute celui de Robert Delord avec son livre Mordicus. Ne perdons pas notre latin !. Après avoir relaté l’histoire de cet enseignement à travers les deux siècles qui viennent de s’écouler, s’être appesanti sur les réformes qui ont émaillé ces dernières décennies et décrit la situation présente, ce professeur de Lettres classiques en collège et en lycée met en évidence que leur apprentissage permet de perfectionner son français du point de vue morphologique, syntaxique, lexical, étymologique, orthographique, etc., qu’il facilite l’acquisition des langues vivantes et qu’il est utile en mathématiques, physique-chimie, de même qu’en sciences de la vie et de la terre. Dans son dernier chapitre il souligne la dimension anthropologique de cette étude qui rend plus humain, fait grandir la citoyenneté, tient à l’écart de tout extrémisme et permet par comparaison un jugement sur l’actualité.
Apparemment ce souci n’est pas uniquement français et Forward with Classics en témoigne. Cet ouvrage collectif rappelle les menaces qui, au Royaume Uni, ont pesé sur le latin et le grec lorsqu’ils ont été enlevés de l’« England’s National Curriculum » en 1988, ce qui a causé une baisse dramatique des effectifs. Là-bas, comme chez nous, ces matières sont taxées d’élitisme. Là-bas, comme chez nous, elles font l’enjeu de manœuvres politiciennes. En face de ces dangers, des enseignants ont « retroussé leurs manches », ont pris des initiatives. C’est cette « aventure » que racontent ces pages.
Certes, sur les vingt-huit contributeurs, le plus grand nombre est britannique ; une infime minorité ressortit au Brésil, à l ‘Irlande, à l’Australie, à l’Afrique du sud – il est vrai que parmi les autres, quelques-uns ont dans leur CV des périodes à l’étranger. Les descriptions pour la plupart portent sur la politique anglaise et les faits relatés se déroulent en très grande majorité en Angleterre, Écosse, Pays de Galles, Irlande du nord. Cependant, les éditeurs ont voulu donner une dimension internationale à ce livre. C’est ainsi que si l’état des lieux au Royaume Uni est largement détaillé, on trouve un chapitre « Classics in Australia : On Surer Ground ? », un chapitre « Reintroducing Classics in a Brazilian Public School : Project Minimus in São Paulo », un chapitre « Latin Is Not Dead : The Rise of Communicative Approaches to the Teaching of Latin in the United States ». C. Schumann et L. Theron décrivent la situation en Afrique du sud. On trouve également un chapitre « Changing Priorities in Classics Education in Mainland Europe » où il est question de la France, de l’Espagne, des Pays Bas, de l’Allemagne, des pays européens du nord (Danemark, Suède, Lituanie, Lettonie, Estonie, Russie), de l’Europe centrale et méridionale (Autriche, Italie, Suisse, Malte, Bosnie, Herzégovine, Grèce), pour finir par la Belgique, chaque fois de façon très succincte. (Je ne peux pas juger pour les autres régions, mais en ce qui concerne la France, les informations ne sont plus toutes valables et de toute façon sont très incomplètes.)
Pour nous, certes il peut être intéressant de savoir comment s’organisent les choses ailleurs ; mais, à mon sens, le plus important est de voir « ce qui marche » et ce qui peut être importé dans notre propre contrée. C’est pourquoi, on est très reconnaissant aux éditeurs d’avoir inséré un glossaire expliquant aux étrangers ce que signifient les termes techniques anglais utilisés et à quels niveaux d’enseignement ou à quels examens ils correspondent. Cela rendra de grands services à ceux qui voudront emprunter les pratiques et les méthodes offertes dans ces lignes. Car après la première partie descriptive, vient une deuxième partie faite de témoignages. Chacun des intervenants raconte son expérience, – en général avec humour –, disant ce qu’il a imaginé, comment il l’a réalisé, devant quel public, quels ont été les retours, ce qui a eu du succès, ce qui n’a pas fonctionné, etc. (entrant même dans les détails les plus matériels, comme le financement, la publicité, les moyens techniques…). Si ceux qui ont écrit ces pages sont liés à l’enseignement et vont du professeur d’université à ce qui est en France un professeur des écoles, ils mentionnent que certains d’entre eux n’ont pas étudié les lettres classiques dans leur propre cursus et que pour animer des groupes se sont proposés quelquefois des mères de famille et des grands-parents. Les enseignés vont des enfants du primaire (7 ans environ avec Minimus, la petite souris, – et même moins, 3 à 6 ans, avec le projet Minimusculus, le petit souriceau –) aux étudiants (non seulement spécialisés, mais aussi en Afrique du sud, des étudiants de droit, de théologie, de médecine) ; ont été aussi concernés les membres de clubs, des retraités, des ouvriers au chômage et jusqu’à des prisonniers à Pretoria. On le voit, s’il est question de scolaires (« schools ») dans ces lignes, il est aussi question d’extra-scolaires (« communities »), car le but du « Classics in Communities Project » dont émane ce livre est de promouvoir partout la latinité et l’hellénisme en raison des bienfaits qu’ils apportent. Les méthodes adoptées varient : parfois il s’agit d’une approche grammaticale du latin et du grec, parfois il s’agit de découvrir d’abord la civilisation, les habitudes de vie et l’histoire. Est également abordée la méthode communicative qui consiste à immerger la personne par exemple dans le latin en n’utilisant que cette langue pour les lectures, les commentaires, la conversation (« latin vivant »). L’approche grammaticale est particulièrement utilisée devant un public d’enfants de milieux défavorisés et souvent d’origine étrangère, dont l’anglais n’est pas la langue maternelle ; l’étude de la grammaire qu’elle implique permet d’améliorer la capacité à lire et écrire correctement l’anglais et facilite l’acquisition du vocabulaire. D’excellents résultats ont été constatés. Découvrir l’histoire et la civilisation est souvent présenté de façon ludique ; cela éveille la curiosité des participants qui se passionnent pour ces sujets. Maintes fois cela permet pour les émigrés une meilleure intégration dans le pays d’accueil. Des initiatives de ce type ayant commencé comme des séances en dehors des heures de cours ont dans certains cas abouti à la réintroduction de l’enseignement du latin et du grec dans des écoles qui l’avaient abandonné. La méthode communicative est elle aussi ludique et permet une maîtrise plus rapide des langues anciennes, mais parfois avec des approximations, voire des fautes dans le flux de la conversation courante, et une création de néologismes pour traiter les thèmes abordés.
La troisième partie s’intéresse aux études classiques dans le futur. Après avoir décrit la situation du latin et du grec depuis l’Antiquité, E. Hall démontre qu’il ne faut plus opposer lecture en version originale et usage de traductions, mais les conjuguer. Un chapitre envisage, à partir de ce qui existe déjà (télévision, internet, jeux vidéo), ce qui pourra être utilisé à l’avenir pour ces matières grâce aux nouvelles technologies. Un autre (auquel il faut ajouter la contribution d’A. Khan-Evans à la fin de la deuxième partie) met en évidence, s’agissant cette fois du public concerné, comment la fréquentation de la Latinité et de l’Hellénisme peut être exploitée pour développer les qualités et les compétences requises afin de trouver un emploi et de s’épanouir dans le monde qui se profile : contacts (sans danger en raison de la distance temporelle) avec des civilisations tout à fait différentes, ouverture d’esprit et en même temps esprit critique, capacité de comprendre la diversité par l’acquisition de culture historique, philosophique, artistique, adaptabilité, sens de la collaboration, de la communication, aptitude au « leadership », etc.
Le livre offre dans chaque chapitre une abondante bibliographie, sur support imprimé ou en ligne, qui procurera des ressources précieuses aux utilisateurs du monde entier.
Tout cela n’est possible naturellement que grâce à la passion, à l’inventivité, au dévouement et au désintéressement d’un certain nombre de personnes, souvent bénévoles. Alors, disons avec eux : « En avant ! », mais en ajoutant « Chapeau à ceux qui chérissent à ce point le latin et le grec et qui aiment assez les autres pour vouloir partager avec eux ce trésor ! »

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,, UMR 5607, Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 121,  2019, p. 537-539