La perspective d’embrasser le vaste dossier des cultes domestiques et communautaires des artisans et commerçants de l’Italie romaine éblouit autant par la richesse de sa matière que par la nécessité qu’elle impose de confronter les différentes approches disciplinaires des sciences sociales pour saisir la teneur de ses mécanismes. Celle qui a consacré à ce sujet sa thèse de doctorat dont est issu ce livre n’en impressionne pas moins par la polyvalence de son parcours à même de répondre à ces exigences : à l’égard d’une enseignante‑chercheuse agrégée de lettres classiques passée par l’École Normale Supérieure de Paris, tout autant qu’archéologue formée à l’École Pratique des Hautes Études et détenant une certaine expérience du terrain italien, il aurait été difficile de trouver d’autres personnes aussi qualifiées qu’Aude Durand pour relever ce défi.
La préface de William van Andringa (p. 9-10) souligne les apports décisifs de ce livre massif de 738 pages. L’autrice ne se limite pas à la seule étude des lararia ou des chapelles, dans la mesure où elle considère l’ensemble des témoignages matériels liés aux pratiques religieuses dans leur environnement direct, en relation avec le lieu de travail et l’espace de vie de la maisonnée et du quartier. Les sacraria domestiques ne relevaient pas seulement de la seule piété de la maisonnée, dans la mesure où ils répondaient aussi aux logiques d’intégration des gens de métier dans leur corps professionnel ainsi que dans leur cité d’exercice. L’organisation des cultes privés à Ostie relevait, d’autre part, d’une configuration socio-économique particulière où le chef de famille se trouvait à l’écart de son rôle habituel, étant donné le nombre important d’expatriés venus travailler loin de leur foyer, animant ainsi l’ambiance cosmopolite du port de Rome. L’absence d’aménagement religieux autour du macellum, des bains ou encore de l’amphithéâtre de Pompéi reflète quant à elle la dimension publique des boutiques louées par la cité.
L’introduction (p. 11-14) questionne le lien entre les logiques économiques dans la formation des liens communautaires au sein de la société romaine, et d’autre part les dynamiques religieuses et politiques qui habitaient les rapports sociaux impliquant les gens de métier. Elle définit le champ des boutiques et des ateliers, à l’articulation entre lieu de travail et habitat, traversé par une assez grande hétérogénéité des activités ainsi que du cadre matériel. Dans la lignée des travaux de Jean Andreau, Aude Durand s’attache à rappeler la diversité de la composition des gens de métier où étaient assemblés artisans et petits commerçants de divers statuts et origines, intégrés dans les structures clientélaires des familiae ainsi qu’au sein des associations professionnelles. Les cités étudiées prioritairement, Pompéi, Herculanum et Ostie à l’époque alto‑impériale, résultent logiquement d’une documentation sélective en raison du défaut des sources concernant les autres centres urbains de l’Italie romaine. Le dossier documentaire est cependant suffisant pour révéler les disparités des traditions religieuses entre cités, qui s’expliquent par les différences de leur composition sociale et de leurs fonctions économiques. La participation de l’autrice à plusieurs missions archéologiques sur la nécropole de Porto Nocera à partir de 2017 a nourri sa réflexion à travers une approche immersive, promue notamment par l’anthropologue Maurice Godelier.
La première partie (p. 16-129), intitulée « Les gens de métier et les dieux au travail », aborde les pratiques religieuses des marchands et des artisans au sein de leurs espaces professionnels. S’y trouve dressé un panorama religieux des boutiques et des ateliers d’Herculanum et de Pompéi, passant en revue les boulangers pompéiens, les manufactures du textile où les témoignages cultuels sont beaucoup plus rares, les commerces alimentaires et les auberges. On y apprend notamment que les sacraria des boulangeries de Pompéi étaient fréquemment situés à proximité directe de l’équipement de cuisson, à côté voire en face du four, impliquant une fonction de protection sacrée au bénéfice de l’outil de travail. Vesta, Vulcain et les Lares y recevaient les honneurs des boulangers dans leur ouvrage quotidien. Du côté de la foulerie de Lucius Veranius Hypsaeus, dans la même ville, l’espace sacré n’était pas directement lié aux équipements de travail, toutefois ses peintures religieuses devaient figurer cette proximité sur le plan symbolique. Les hommages à la famille impériale étaient fréquents au sein des entrepôts de Rome, du fait de l’imbrication du pouvoir et de ces infrastructures dans l’annone, mais moins dans les boutiques et les ateliers de l’Italie. Les pratiques propitiatoires à l’œuvre dans les lieux professionnels d’Herculanum et de Pompéi y sont rangées dans la catégorie des « rites en marge » du religieux. Y sont relevées notamment les représentations phalliques, aux finalités apotropaïques, qui se trouvent régulièrement en façade de boutiques et d’ateliers établis aux angles d’îlots urbains, également au-dessus de la gueule des fours de boulangerie ou d’ateliers divers, sur des assemblages mobiliers hétéroclites associés à des lampes. Dans une analyse croisant les données archéologiques et littéraires, Aude Durand relève les différentes significations de ces symboles phalliques censés attirer la fortune, écarter l’envie, conjurer le mauvais œil, voire susciter l’attention amusée du passant. Le risque d’incendie déclenché à partir de braises issues de ces points chauds pourrait à mon sens expliquer aussi en partie cette attention sensible accordée aux instrumenta de cuisson et d’éclairage, aussi nécessaires que dangereux. À l’heure actuelle, près d’un demi-millier de potentiels sacraria ont été exhumés à Pompéi, dont plus de 200 dans des lieux de métier.
La deuxième partie (p.130-201), nommée « Les gens de métier et les dieux dans la ville », interroge l’organisation spatiale des différents lieux de vie, de travail et de culte fréquentés par les gens de métier au sein du tissu urbain. Le préambule s’attache aux difficultés de pouvoir saisir en contexte archéologique la présence de modes de gérance liés à l’exercice d’activités dans certains locaux détenus par un autre propriétaire, distinct des gens de métier qui y travaillaient ; en vertu de la locatio-conductio operarum, un entrepreneur pouvait en effet embaucher des employés extérieurs à sa familia. Sont ensuite envisagés les sacraria des boutiques et ateliers habités par des gens de métier de condition modeste, qui se trouvaient habituellement dans des endroits usuels comme la cuisine, l’instrumentum ou le jardin interne (viridarium) (p. 134‑137). Pour Aude Durand, les lieux de métier habités qui comportaient des sacraria, même modiques, suggèrent que leurs occupants étaient en mesure d’exercer une certaine forme d’autonomie en matière religieuse, étant donné qu’ils pouvaient célébrer eux-mêmes et dans leur local leurs divinités privées, alors que les dépendants d’un maître ou d’un patron étaient tenus de suivre les cultes de celui-ci dans la domus aristocratique. Le rôle du paterfamilias dans l’exercice des rites domestiques est décrit dans sa prééminence sociale, ses fonctions économiques de commandement ainsi que son autorité religieuse. Les liens entre dépendance socio-professionnelle et dépendance religieuse font apparaître la rareté des sacraria dans les espaces marchands et productifs intégrés à des domus, d’après ce qui ressort d’une étude comparée de plusieurs insulae pompéiennes, où les Lares, les serpents et le Génie du paterfamilias exerçaient leur prépondérance sur la vie religieuse (p. 138‑150). Les Lares se trouvaient également honorés dans les dépendances rurales du paterfamilias, exploitées et gérées par ses préposés, esclaves ou affranchis, appartenant à sa familia et placés sous la direction d’un uilicus. L’absence troublante du Genius paterfamiliaris dans les domus d’Herculanum pourrait s’expliquer, d’après Aude Durand, par un tissu social spécifique marqué par le brassage important de citoyens incolae venus s’installer pour des raisons professionnelles dans ce municipe, où la structure familiale avait donc moins d’importance qu’à Pompéi. Intervient alors une réflexion sur la pauvreté des témoignages cultuels dans les lieux de métier entourant des édifices publics, notamment les boutiques établies sur le pourtour des marchés (macella), qui étaient eux-mêmes dotés de leurs propres espaces sacrés. Le constat est le même pour les petits commerces installés autour des édifices de spectacle ; le caractère public de ces derniers, dont la construction nécessitait l’intervention des évergètes et du pouvoir impérial, suggère que ces locaux devaient être des tabernae publicae. Idem dans les locations pompéiennes, où se trouve réaffirmé le lien entre l’absence de sacra privata dans le local marchand et productif d’une part, et la dépendance religieuse ainsi que socio-économique des gens de métier à l’égard de leurs maîtres d’autre part (p. 151‑182).
L’autrice s’attache ensuite à l’étude de cas du port d’Ostie où se manifeste l’importance des communautés de voisinage dans la vie quotidienne des artisans et commerçants, du fait de la faiblesse voire de l’absence du noyau familial dans les milieux professionnels de cette ville cosmopolite (p. 183-202). Les Lares Compitales, les sanctuaires de carrefour, ainsi que les serpents manifestant le Genius loci attestent bien l’existence d’un patronage divin à l’échelle des quartiers de cette cité. La configuration urbanistique propre à cette ville marchande a corrélé le développement des lieux de commerce avec l’émergence des immeubles collectifs, surtout au iie siècle p. C., époque dont relèvent 87% des 1 100 locaux marchands identifiés à Ostie. C’est dans un tel cadre économique et urbain que s’exerçaient des cultes façonnés par des communautés de voisinage, d’habitation ou de travail, à travers les collèges professionnels et les quartiers. La popularité de Mithra, indéniable à partir de la seconde moitié du iie siècle p. C., se manifeste à travers un grand nombre de mithraea qui se retrouvent principalement dans des espaces professionnels, espace de service de thermes ou horrea notamment, également dans des ensembles architecturaux mêlant activités résidentielles et productives.
La troisième partie (p. 203-245), ayant pour titre « Les dieux, les gens de métier et les institutions », analyse la place des pratiques religieuses des artisans et commerçants dans leurs relations avec les différentes sphères du pouvoir romain. Les deux sections principales de cet ensemble considèrent d’abord les fonctions protectrices et représentatives occupées par les divinités des associations professionnelles, comprenant la diversité des dieux fonctionnels et locaux, génies des collèges et divinités liées au pouvoir impérial (p. 203-224), puis, dans une optique plus générale, les enjeux civiques de l’occupation de l’espace urbain par les manifestations de la pietas des gens de métier, notamment à travers les hommages rendus à la figure impériale, garante des échanges commerciaux dans le monde romain (p. 225-245). Les manifestations de dévotion à l’égard de la Domus Augusta au sein des horrea de Rome soulignent la place prépondérante occupée par les dépendants impériaux, visibles par le fait qu’une majorité des dédicaces religieuses émises par des individus travaillant pour le princeps comportent des hommages à la maison impériale. Le tableau 4 (p. 218‑219) présente les dédicaces émanant de groupes professionnels et provenant du sanctuaire de Fortuna Primigenia à Préneste, où se trouvaient représentés les orfèvres, les foulons, les changeurs, les forgerons, les bouchers, les artisans de l’ivoire, les potiers et d’autres encore. Aude Durand remarque la faible diversité des dieux invoqués par les associations professionnelles en dehors des figures conventionnelles ; le choix d’Esculape et d’Hygie, divinités de la santé, par un collège de maçons impériaux de Pretestato pourrait ainsi s’expliquer par l’état sanitaire précaire de ces milieux professionnels dans leurs conditions de travail difficiles. Le poids de la norme pourrait expliquer ce décalage faisant que les divinités augustes ou les personnifications divinisées de vertus impériales, fort peu attestées dans les établissements productifs ou marchands, soient en revanche régulièrement présentes comme dieux tutélaires des associations des gens de métier, qui avaient bien pour priorités la cohésion professionnelle et la visibilité sociale. Les associations ayant rendu hommage à l’empereur et à sa famille sont, pour une large majorité, des associations qui semblent avoir bénéficié du ius coeundi lege permissum en ayant pris le nom de collegia ou de corpora. La fierté de ces professions s’exprimait notamment à l’occasion des fêtes où elles manifestaient leur présence. Plusieurs témoignages littéraires font référence à des processions (pompae), où les gens de métier affichaient leurs étendards[1], accomplissaient des rituels de purification en adressant des prières aux divinités pour garantir la prospérité de leurs affaires, particulièrement à l’occasion des Mercuralia qui mobilisaient les marchands de Rome chaque 15 mai, près de la Porte Capène, autour de la source de Mercure, dieu du lucrum[2]. Ovide décrit aussi les Quinquatrus maiores, célébrées à Rome du 19 au 23 mars par divers corps de métiers artisanaux, impliquant des processions et des combats de gladiateurs.[3] Ces données textuelles trouvent aussi des répondants dans l’iconographie pompéienne, à travers certaines peintures de la Via di Mercurio (VI, 7, 8-11) qui mettent à l’honneur des artisans du bois célébrant une fête pour Minerve, ou encore une pompa pour Vénus, divinité tutélaire de la colonie, représentée sur la façade de l’atelier pour la fabrication du feutre (officina coactiliaria) de Verecundus (IX, 7, 5-7). Les festivités associées à de telles cérémonies religieuses étaient évidemment l’occasion, pour les gens de métier, de tisser du lien social à l’échelle des quartiers traversés par la procession, et d’asseoir ainsi leur prestige.
La conclusion générale, très condensée (p. 247-248), rappelle que les devoirs religieux des gens de métier s’expliquaient par une logique sociale où la cité romaine associait étroitement la piété aux actes communautaires. Les relations de dépendance, l’organisation de la communauté de métier et la protection des activités professionnelles devaient passer par ces formes cultuelles dédiées. Le métier était étroitement associé au lieu où il s’exerçait, que ce soit à l’échelle de la boutique ou de l’atelier, ou plus largement de l’immeuble ou du quartier. Les actes de dévotion à l’égard des dieux et de la famille impériale venaient concrétiser la participation des artisans et commerçants à la vie de la cité où leur présence était essentielle à son bon fonctionnement. Des variétés de configurations cultuelles existaient, explicables en général par les différences de compositions socio‑économiques des cités et de la présence plus ou moins forte du cadre familial traditionnel ainsi que de l’autorité du père de famille. La religion romaine est donc bien, comme le souligne Aude Durand, « un sujet d’étude qui dévoile la mécanique des liens communautaires unissant une société », où le séculier et le sacré étaient bien plus étroitement entremêlés que dans nos conceptions occidentales contemporaines (p. 248).
La volumineuse partie des annexes documentaires (p. 269-736 avec 436 planches) se compose d’un riche corpus organisé par une typologie des espaces professionnels intégrant aussi une dimension géographique : les boulangeries herculanéennes et pompéiennes (p. 269‑320), les ateliers de textile des cités vésuviennes (p. 321-390), les autres espaces professionnels d’Herculanum et de Pompéi (p. 533-658), les espaces économiques d’Ostie (p. 659-710), les lieux de métier établis autour d’édifices publics (p. 711-728), enfin les espaces productifs de Pompéi sujets à une potentielle location (p. 729-736). On y trouve de nombreux plans archéologiques de grande échelle illustrés de photographies en couleur et légendés par un descriptif aussi clair qu’efficace. L’un des très rares regrets que l’on pourrait exprimer est de ne pas y avoir trouvé de carte qui aurait montré, à l’échelle de l’agglomération ou du chapelet urbain, voire de l’Italie, certaines données plus généralisables concernant la répartition spatiale des cultes sur de vastes portions d’espaces.
La bibliographie, très solide, peut être complétée par quelques références[4].
D’une manière plus générale, certaines questions à même de prolonger la réflexion affleurent sur ces espaces sacrés inégalement insérés au sein des lieux de travail. Quelle devait être, dans l’esprit des Romains, la place de ces dieux qui n’étaient de toute évidence pas protégés dans l’obscurité de la cella d’un temple, mais exposés à tous les aléas de la vie quotidienne, chaleur du four de la boulangerie, odeurs de la tannerie, bruits assourdissants de la forge, au milieu des allées et venues des employés ainsi que des clients affairés ? La fonction apotropaïque de ces lararia et sacralia inspirait-elle l’attention, la crainte ou le sentiment de sécurité, à l’instar d’une caméra de vidéosurveillance ou d’un extincteur aux yeux de nos contemporains, ou bien ne s’agissait-il là que de porte-bonheurs conventionnels dont l’habitude aurait élimé la dimension sacrée, un peu comme ces croix et gris-gris décoratifs suspendus dans l’habitacle de certains taxis, ou encore ces bouddhas et bibelots trônant sur les comptoirs de nos boutiques[5] ? Au‑delà du fait que les sacra privata des gens de métier semblent avoir prioritairement caractérisé des locaux tenus par une couche moyenne de petits propriétaires installés à leur compte dans leur entreprise familiale d’artisanat ou de commerce, pouvait-il exister certains lieux de travail désacralisés où la présence des divinités n’était pas ressentie comme un besoin en raison de la nature même de l’activité, notamment à l’égard du secteur textile où les marques cultuelles sont moins présentes ? Ou bien la sacralisation était-elle avant tout le fait du propriétaire des lieux qui décidait soit d’y marquer la présence de ses dieux privés en signe d’appropriation, soit d’interdire celle des divinités ne relevant pas de sa familia dans le cas où il concédait la gérance de ces locaux à d’autres que lui, et ce quelle que soit la nature de l’activité qui s’y tenait ? D’autre part, faut-il admettre l’absence complète d’autonomie religieuse chez les dépendants des familiae aristocratiques, ou bien existait-il néanmoins certaines pratiques religieuses privées chez ces esclaves et ces affranchis qui pouvaient s’exercer en marge du culte domestique imposé par les maîtres[6] ? En outre, peut‑on parler de divinités professionnelles réellement intégratrices dans la mesure où leur diffusion appuierait une forme de consensus civique, ou bien l’affirmation des particularités sectorielles et locales l’emporterait-elle dans une double logique de distinction et de compétition entre les communautés des gens de métier ? Que sait-on plus particulièrement de la manière dont les juifs et les chrétiens, adversaires du polythéisme gréco-romain, se comportaient à l’égard de ces marques religieuses honnies et pourtant présentes dans leur vie quotidienne et professionnelle ? Enfin, il est possible de poser un point d’interrogation sur le choix de l’autrice de n’avoir pas fait grand cas de la prostitution et de ses lupanars, pratiquement absents de l’étude. Au-delà du débat contemporain visant à déterminer s’il s’agissait là d’un métier, fût-il le plus vieux du monde, ou d’une traite d’êtres humains sans identité professionnelle, il aurait été bon de questionner le paradoxe de la condition de ces travailleuses du sexe à la fois frappées d’infamie, mais auxquelles une place réelle était reconnue dans la vie religieuse de la cité[7]. On le voit, toutes ces interrogations soulignent à chaque fois l’intérêt de conjuguer les aspects réflexifs de l’anthropologie historique avec les sources textuelles et les données concrètes des sources matérielles, par une approche immersive au plus près du terrain, à l’instar de la démarche transdisciplinaire suivie avec rigueur par l’autrice.
L’admirable synthèse d’Aude Durand fait ainsi figure de pierre angulaire pour l’histoire des villes de l’Italie romaine, ayant l’ambition de l’analyse générale, attentive aux données locales de la culture matérielle, et soucieuse du croisement des approches de l’archéologie, de l’histoire économique et sociale, des sciences religieuses ainsi que de l’anthropologie urbaine. En dépit du caractère volumineux de l’ouvrage auquel un index aurait pu être adjoint pour faciliter le repérage, la consultation de cet important travail de synthèse ne saurait être que profitable aux publics des enseignants‑chercheurs comme des étudiants intéressés par l’histoire romaine et l’archéologie urbaine de l’Italie antique.
Nicolas Preud’homme , Sorbonne Université
Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 306-313.
[1]. Histoire Auguste, Vie des deux Galliens, VIII.
[2]. Ovide, Fastes, V, v. 663-692.
[3]. Ovide, Fastes, III, v. 809-848.
[4]. A. Kaisa Koponen, « Egyptian Cults in Pompeian Domestic Wall Paintings » dans R. Berg, A. Coralini, A. Kaisa Koponen, R. Välimäki dir., Tangible Religion. Materiality of Domestic Cult Practices from Antiquity to Early Modern Era, Rome 2021, p. 177-208 ; J. Pásztókai-Szeőke, M. Gleba dir., Making Textiles in pre-Roman and Roman Times : People, Places, Identities, Princeton 2013 ; J. Ruiz de Arbulo Bayona, « Cuestiones económicas y sociales en torno a los santuarios de Isis y Serapis. La ofrenda de Numas en Emporion y el Serapeo de Ostia » dans J. L. Escacena Carrasco, E. Ferrer Albelda dir., Entre dios y los hombres : el sacerdocio en la antigüedad, Séville 2006, p. 197-227 ; A. M. Small, « Urban, suburban and rural religion in the Roman period » dans P. Foss, J. J. Dobbins, The World of Pompeii, Londres 2007, p. 184‑211 ; A. Gallina Zevi, A. Claridge dir., Roman Ostia revisited. Archeological and Historical Papers in Memory of R. Meiggs, Rome 1991.
[5]. Pour ne citer qu’un seul exemple révélateur, la fig. 102 p. 123, qui présente un panneau figurant Jupiter, en façade de l’édifice pompéien dans le secteur IX, 7, 1, troué pour accueillir un phallus en tuf rehaussé de peintures, suggère qu’il s’agissait là d’« un ajout destiné à renforcer l’efficacité de l’image religieuse ». Un tel témoignage implique dès lors que les représentations des divinités dans la sphère profane avaient tendance à perdre de leur sacralité, une carence que devaient compenser de telles marques de piété supplémentaires.
[6]. Entre autres témoignages, le sacellum de l’insula II, 4 étudié dans le développement dévolu aux praedia de Julia Felix (p. 178-180), dédié notamment aux divinités égyptiennes, était-il le fait du goût exotique de la maîtresse des lieux pour sa propre dévotion, ou bien aurait-il pu être aussi le fruit d’une concession faite aux aspirations spirituelles de certains de ses dépendants travaillant dans le viridarium où était aménagé cet espace sacré, voire d’un public plus large ? Certaines techniques artistiques d’origine égyptienne, comme le creusement de canaux ornementaux dans les jardins pompéiens ou la préparation du bleu céruléen pour la composition des fresques, suggèrent certains transferts technologiques venus d’Égypte. Pour Anu Kaisa Koponen, référence citée supra, p. 204, il semble que le culte de la déesse Isis faisait partie intégrante des festins et des dîners de la haute société dans la praedia Iuliae Felicis, la Casa degli Amorini dorati et la Casa delle Amazzoni. Les éléments architecturaux ainsi que les cadres décoratifs entourant les images de culte des divinités égyptiennes dans ces maisons indiquent que les espaces à proximité de cette iconographie religieuse orientale n’étaient pas conçus pour la salutation romaine traditionnelle des clients à leur patron. Un graffiti sur la façade des praedia Iuliae Felicis révèle qu›une partie de ce complexe était destinée à une entreprise en location. Anu Kaisa Koponen pose alors l’hypothèse que d’autres maisons pompéiennes, dans lesquelles les sanctuaires des divinités égyptiennes étaient presque directement accessibles depuis la rue, auraient pu être conçues pour être louées ou aménagées en vue d’accueillir des réunions collectives. Le culte d’Isis en Italie n’était pas l’apanage des élites, dans la mesure où il attirait aussi la dévotion d’un certain nombre d’esclaves et d’affranchis, concernant notamment à Pompéi l’ensemble des catégories sociales. V. Tran Tam Tinh, Essai sur le culte d’Isis à Pompéi, Paris 1964, p. 60-61.
[7]. Le culte de la Vénus Érycine avait lieu le 23 avril, jour de la prostitution (meretricum dies), où les prostituées défilaient en pompa pour aller honorer la déesse et par la même occasion assurer la publicité de leur activité. Certains cultes étaient par ailleurs communs aux matrones et aux prostituées, visant à rappeler leurs rôles respectifs, notamment lors de la fête en l’honneur d’Anna Perenna chaque 15 mars, des festivités de Vénus Verticordia ainsi que de Fortuna Virilis qui se tenaient dans les deux cas le 1er avril, ou encore pendant les Nones Caprotines du 7 juillet, honorant Junon Caprotina. Voir, pour aller plus loin, E. H. Alton, « Anna Perenna and Mamurius Veturius », Hermathena 19, n°42, 1920, p. 100-104 ; A. Staples, From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion, Londres‑New York 1998 ; Fl. Dupont, « La matrone, la louve et le soldat : pourquoi des prostitué(e)s “ingénues” à Rome ? », Clio 17, 2003, p. 21-43 ; et V. Girod, Les Femmes et le sexe dans la Rome antique, Paris 2013, p. 49-75, 241-260.