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Irad Malkin et Josine Blok proposent de passer en revue la question du tirage au sort en Grèce ancienne avec un livre intitulé Drawing Lots. Ce thème a déjà été largement analysé, mais n’a jamais fait l’objet d’une étude globale, en croisant le cas athénien avec toutes les autres occurrences connues (p. XIII et 5). Pour ce faire, une recension des termes du tirage au sort a également été réalisée par Elena Iaffe, figurant en appendice du volume (p. 447-462), en complément du site kleros.org.il mis sur pied à l’occasion de ce travail de recherche.

Les deux chercheurs expliquent s’être rendu compte qu’ils travaillaient tous les deux sur le sujet et avoir décidé d’écrire un livre ensemble (p. XV). Les rôles ont été clairement séparés : les parties I et II ont été rédigées par Irad Malkin, tout comme l’introduction et la conclusion générale, alors que la partie III est l’œuvre de Josine Blok, ainsi que l’ouverture en conclusion (« Envoi: Drawing Lots Today »), même s’il est affirmé que les parties du premier ont besoin de celle de la deuxième, et inversement.

Les différents types de tirage au sort sont identifiés selon les objectifs poursuivis : un principe distributif, pour répartir des biens au sein d’un groupe ; un principe sélectif, pour sélectionner un ou des individus parmi plusieurs, un principe procédural, pour assigner des gens à des fonctions auxquelles tous vont participer, des tirages au sort de brassage (mixture lotteries) pour mélanger le corps civique et éviter des tensions, la divination par le sort. Irad Malkin, dans l’introduction, montre que, pour tous les cas à l’exception du dernier, le tirage au sort nécessite de définir en amont les contours des groupes concernés : l’égalité des chances induit une égalité de statut des participants. Josine Blok (chapitre 7), quant à elle, nuance légèrement la rigidité de ces catégories et souligne l’importance des sous-groupes au sein des communautés.

L’idée forte mise en avant par Irad Malkin est que le tirage au sort est lié à un état d’esprit égalitaire (egalitarian mindset) des Grecs, qui serait présent depuis l’époque archaïque, soit trois cents ans avant l’époque classique et la démocratie athénienne. La distribution de portions égales par tirage au sort (l’isomoiria), en conduisant à l’isonomia (égalité devant la loi), serait une sorte de préfiguration de la démocratie. Irad Malkin définit ainsi le tirage au sort comme « l’origine de la démocratie » (p. 21). Il propose alors de souligner une vision horizontale de l’autorité, constituée par des participants égaux dans le tirage au sort et donc interchangeables, plus répandue en Grèce archaïque qu’une vision verticale de la prise de décision, caractérisée par une élite dominant le reste du groupe.

Pour ce faire, Irad Malkin discerne égalitarisme (egalitarianism) et égalité (equality) : l’égalitarisme, en tant que volonté d’égalité, permet des statuts distinctifs et donc inégaux tout en assurant une certaine équité. Les Grecs, malgré un fonctionnement élitaire (élites, tyrans, oligarchies), peuvent tendre à l’égalitarisme, comme en témoignerait le tirage au sort dans les systèmes oligarchiques.

La première partie concerne le rapport du tirage au sort au fait religieux, puisque sont successivement étudiés les épopées homériques et les poèmes d’Hésiode où sont mis en scène des dieux et des héros (chapitre 1 : « Lotteries Divine and Human »), les puissances divines qui interviennent dans les oracles (chapitre 2 : « When Does the Lot Reflect the Will of the Gods? ») et la répartition des parts lors des sacrifices (chapitre 3 : « Sacrifice and Feast: Social Values and the Distribution of Meat by Lot »).

L’objectif, répété dès la préface et l’introduction, est de minimiser la dimension religieuse du tirage au sort : les divinités, si elles sont invoquées, ne décident pas du résultat. Cette vue participe à l’idée d’égalitarisme : l’autorité qui s’occupe de la distribution par le sort n’est pas une puissance transcendante (d’en haut), mais émane du groupe humain lui‑même. Le verbe pour signifier « donner » n’est ainsi pas utilisé à la voie active chez Homère et Hésiode mais au moyen-passif (dateomai) : les participants se distribuent à eux-mêmes, sans verticalité. Le verbe est d’ailleurs souvent utilisé avec un sujet au pluriel, ce qui implique une distribution par et pour le groupe.

De même, alors que les Moires (Moirai), dont Lachesis (« celle qui tire au sort »), sont souvent résumées à des divinités du destin, Irad Malkin montre comment le mot moira, en tant que portion de vie, induit la distribution et l’égalité (chaque être vivant se voyant attribuer une portion de vie). Pour autant, l’implication des dieux est évidente dans le choix par la divination par le sort (en particulier à Delphes), qui expose le jugement des divinités : la décision est déférée à un arbitrage divin.

À l’exception de ce dernier cas, la perspective générale conduit à une forme de laïcisation du tirage au sort. Si Irad Malkin s’oppose à toute sécularisation en affirmant refuser toute dichotomie entre les sphères divine et humaine (les dieux étant présents tout le temps), il reviendra aux spécialistes du religieux de se prononcer sur le bien‑fondé de cette analyse. Il me semble que la manière des Grecs « de ne pas croire » aux mythes mise au jour par Paul Veyne[1] aurait pu aider à mieux cerner la place ambivalente des puissances divines.

La deuxième partie de l’ouvrage traite d’aspects sociaux, à travers le partage résultant de l’héritage (chapitre 4 : « Partible Inheritance by Lot ») ou de la fondation de colonies (chapitre 6 : « Founding Cities and Sharing in the Polis ») mais aussi des représentations visibles à travers les répartitions dans les tragédies athéniennes (chapitre 5 : « Drawing Lots on the Athenian Stage »).

L’héritage et la fondation de colonies permettent d’appréhender l’attribution de parts équitables dans une certaine épaisseur temporelle, en réfléchissant à ce qui advient des distributions équitables avec le passage des générations. Irad Malkin explique que les colons de la première génération étaient pour la plupart égaux et que la différenciation sociale et économique, en lien avec l’émergence d’élites, est principalement observable après la deuxième ou la troisième génération suivant la fondation.

En insistant sur les lots égaux attribués à tous les citoyens fondateurs, il se place résolument du côté des archéologistes qui ont fouillé les différents sites, comme celui de Mégara Hyblaea dans les années 1950. Il ne reprend que partiellement les recherches plus récentes ayant affirmé que la réalité était plus complexe et que les résultats des fouilles avaient été influencés par les visions rationalisantes de l’époque : François de Polignac (« L’installation des dieux et la genèse des cités en Grèce d’Occident, une question résolue ? (Retour à Mégara Hyblaea) », 1999), par exemple, a invité à ne pas plaquer sur la fondation l’organisation postérieure du site.

Bien plus, la généralisation de l’état d’esprit égalitaire ne semble pas assez démontrée dans ces parties I et II. Concernant le monde homérique, dans un chapitre 1 dépourvu de toute subdivision (un texte continu qui s’étend sur 40 pages), sont évoqués pêle-mêle des passages de l’Iliade et de l’Odyssée, de la Théogonie, des hymnes homériques ou de Pindare qui appuient la thèse défendue. À côté, par exemple, de la scène bien connue du tirage au sort effectué dans le casque de Nestor pour désigner qui combattra Hector (Iliade, VII, 169-199), il aurait été intéressant d’examiner toutes les situations de combat dans l’Iliade et la manière dont elles sont organisées pour mettre en avant (ou non) une inclinaison au choix partagé et égalitaire.

Dans cette perspective généralisante, le fait de prendre en considération tout ce qui est distribué comme ayant fait l’objet d’une répartition par le sort paraît problématique. C’est particulièrement le cas pour l’attribution des parts de sacrifice (chapitre 3), au sujet de laquelle l’étude envisage tous les termes qui peuvent être liés au partage (daetomai, dais, geras, moira, etc.) afin de mettre en avant une logique d’équité dans les rituels. Mais l’association au tirage au sort (by lot) est parfois hypothétique voire absente des sources.

Dans ce chapitre qui s’inspire de l’« école de Paris » (Vernant, Detienne), il aurait également été pertinent de tenir compte des critiques formulées par Nicole Loraux envers cette « cité des anthropologues » qui ne perçoit pas (assez) les évolutions et les conflits[2] : il paraît contestable d’établir une vision globale et constante à partir de quelques pratiques éparses (le tirage au sort de la bête sacrifiée chez Théocrite ou celui des officiants dans les Héphaïstéia d’Athènes en 421). Le manque d’appréciation diachronique peut d’ailleurs être rapporté à l’ensemble des parties I et II, qui de plus débordent régulièrement sur l’époque classique (tragédies, Hérodote, Platon, Aristote, jusqu’à Plutarque). Surtout, insister sur les phénomènes d’inclusion à l’œuvre dans les pratiques distributives ne doit pas occulter les processus d’exclusion, c’est-à-dire les déchirures qui peuvent être occasionnées par les partages ou à leur origine.

Enfin, les renvois à l’Ancient Testament, à l’Égypte des pharaons, au monde hittite, aux Assyriens ou Babyloniens, voire à l’Empire ottoman, à la fondation de Philadelphie ou aux pirates des Caraïbes, dans l’ensemble des parties I et II, n’apportent que très peu aux démonstrations. Ces incursions très brèves (quelques lignes), à travers un comparatisme qui n’est jamais contrastif, desservent plutôt le propos général.

La troisième partie rédigée par Josine Blok porte sur l’usage du tirage au sort dans la gouvernance de la cité, au niveau des institutions mais aussi des activités sociales qui ne relèvent pas de la politique, en suivant une historiographie qui a montré l’importance de prendre en compte différents types de participation à la cité[3]. Après la définition du cadre de réflexion (chapitre 7 : « Setting the Stage »), est dressé le panorama des recours au sort pour attribuer des charges politiques (chapitre 8 : « Drawing Lots for Polis Office ») avant de brièvement considérer la vision qu’avaient les Grecs puis les modernes du tirage au sort en matière politique (chapitre 9 : « Drawing Lots for Governance: A Political Innovation »).

L’idée directrice est de voir comment concilier le tirage au sort, impliquant l’égalitarisme comme valeur partagée (dans la lignée des développements d’Irad Malkin), et la distinction sociale que représentent certaines charges publiques. Josine Blok cherche ainsi à articuler visions horizontale et verticale de l’autorité, en lien avec le concept de timè (honneur, mais aussi valeur, récompense, pénalité) qui renvoie à la fois à la réciprocité des échanges au sein d’un groupe mais aussi à la mise en valeur de certains membres. De nombreux points semblent répondre à des démonstrations déployées dans les parties I et II : la place accordée aux élites dans le monde homérique intègre une dimension inégalitaire, tout comme l’analyse du meson ; l’isonomia est clairement distinguée de la démocratie ; même la Grèce occidentale (Sicile et Italie), où ont lieu les fondations de colonies, est remise en cause comme source du tirage au sort politique.

Au contraire d’une vision généralisante, Josine Blok montre l’importance du tirage au sort dans l’Athènes classique, où la majorité des charges publiques sont attribuées par le sort à partir des années 460 (archontes, juges, conseillers, présidents du conseil et environ 1 100 des 1 200 charges politiques), tout comme un certain nombre de responsabilités collectives (gardes, commandements militaires, prêtrises ou encore au niveau des dèmes, ce qui est reconnu comme délaissé dans le livre). Elle passe en revue de nombreuses cités pour établir qu’aucune n’égale Athènes en ce qui concerne l’utilisation du tirage au sort dans son fonctionnement à la fois politique et civique, même en tenant compte du fait que nous avons beaucoup plus d’informations à son sujet que pour les autres poleis. Elle perçoit ainsi la cité de Périclès comme une exception et non comme un révélateur d’un sentiment partagé chez tous les Grecs.

Dans une perspective diachronique, elle montre que le tirage au sort a été progressivement mis en place pour l’attribution des fonctions politiques athéniennes, grâce d’abord à son utilisation régulière dans d’autres contextes (ce qui renvoie à l’état d’esprit égalitaire d’Irad Malkin), mais aussi grâce à une étape intermédiaire que la Constitution d’Athènes rapporte à Solon. Le législateur de 594 aurait institué pour les archontes la klerosis ek prokriton, qui signifie l’attribution à partir de candidats présélectionnés et combine donc l’égalité du tirage au sort et l’élection au sein d’un groupe restreint (les deux plus hautes classes censitaires) : logiques verticale et horizontale fonctionnent de concert. Mais les élites n’auraient pas accepté ce changement et, après plusieurs années de perturbation, Pisistrate n’aurait pas conservé le tirage au sort des archontes, rétabli seulement en 487 soit vingt ans après la chute des tyrans : la perspective égalitaire ne va pas sans remous. Pour autant, cette première élaboration aurait eu une aura qui aurait participé à légitimer, auprès des élites athéniennes du Ve siècle, cette méthode de désignation.

En ce sens, la réforme clisthénienne n’est pas une « révolution » mais s’inscrit dans un mouvement graduel vers une démocratie fondée sur le tirage au sort : la plupart des charges ne sont pas encore désignées par le sort. De plus, la procédure utilisée par Clisthène pour attribuer les noms des héros éponymes ressemble à la klerosis ek prokriton puisque l’Athénien propose à la Pythie de tirer parmi cent noms qu’il a lui-même choisis. Enfin, l’étude des représentations du tirage au sort à l’époque classique permet enfin la prise en compte des remises en cause du principe par les auteurs favorables à une gouvernance moins démocratique (Socrate, Platon, Aristote), ce qui compense partiellement la généralisation du fonctionnement archaïque : tout le monde n’était pas favorable à la sélection par le sort.

On a ainsi l’impression d’avoir deux livres en un plutôt qu’un ensemble cohérent, même si des pistes sont poursuivies d’une partie à l’autre. Le sous-titre lui-même semble répartir les tâches entre l’objectif égalitaire que met en avant Irad Malkin et la démocratie athénienne traitée par Josine Blok. Les noms des auteurs sont d’ailleurs précisés sur chaque chapitre ou partie, pour bien les différencier. Irad Malkin lui-même n’annonce en introduction que ses propres parties I et II (p. 29-37) et explique en conclusion ne revenir que sur ses chapitres (p. 419, n. 1). Cette distinction est poussée au point d’indiquer des DOI différents pour chaque chapitre, en bas de chaque première page.

Néanmoins, les nombreux développements pourront être utiles aux lecteurs selon leurs centres d’intérêt. Surtout, l’ouvrage est pensé en lien avec la crise actuelle du fonctionnement démocratique, à propos de laquelle la sélection de citoyens au hasard pour prendre certaines décisions est une des solutions proposées, notamment depuis l’ouvrage de Bernard Manin ayant dénoncé la réduction de la démocratie à la représentation[4]. Pour autant, les auteurs soulignent tous les deux le fait que le tirage au sort ne doit pas être considéré comme un simple mécanisme et séparé de son contexte : le hasard ne pouvait être utilisé comme principe de gouvernement que parce qu’il s’inscrivait dans une longue tradition de tirage au sort dans de nombreux autres domaines de la vie quotidienne. Il est moins la réponse à une crise politique que l’aboutissement d’un processus démocratique. En ce sens, l’ouvrage pourra servir bien au-delà du cercle restreint des études classiques.

 

Nicolas Siron, Université Paris 1, membre associé UMR 8210 – ANHIMA

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 588-592

 

[1]. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris 1983.

[2]. « Repolitiser la cité », L’Homme, 1986.

[3]. V. Azoulay, « Repenser le politique en Grèce ancienne », Annales, 2014.

[4]. Principes du gouvernement représentatif, Paris 1995, traduit en anglais en 1997.