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Louis-André Dorion, spécialiste de la littérature socratique, en particulier des témoignages de Xénophon, dont il a codirigé, entre 2000 et 2011, une édition en trois volumes des Mémorables pour la C.U.F.[1], publie une nouvelle fois aux Belles Lettres, neuf ans après L’Autre Socrate[2], une seconde collection d’articles (onze au total) consacrés à Socrate. Ces Études socratiques présentent l’intérêt de réunir dans un même ouvrage des textes publiés de façon éparse depuis 2013, et d’en donner une version révisée, ainsi que, pour cinq d’entre eux, une traduction inédite en français. En plus de trois index utiles, le volume comprend une bibliographie de seize pages, qui fait la part belle à la littérature socratique secondaire publiée depuis 2013 et, notamment, à plusieurs études et collectifs que Dorion discute dans chacun de ses articles[3].

Une brève observation du sommaire de ces Études socratiques montre qu’en réalité Dorion s’intéresse davantage au Socrate de Xénophon (qu’il note lui-même SocrateX dans plusieurs de ses articles) qu’à d’autres témoignages socratiques, en particulier au Socrate de Platon (SocrateP), auquel la critique a longtemps offert une place considérable par rapport à ses alter ego. En effet, sept études sur onze portent majoritairement sur l’œuvre socratique de Xénophon, alors qu’une seule d’entre elles affiche dans son titre le Socrate de Platon[4]. Si on peut regretter que les articles présents dans ce volume ne permettent pas davantage de voir l’application de son expertise et de sa méthode exégétique au Socrate de Platon, on ne peut reprocher à Dorion de vouloir remettre en avant et défendre ardemment le Socrate de Xénophon, que les commentateurs modernes et, pour certains, contemporains, ont grandement méprisé. Toutefois, il faut noter que, même dans les articles de cette étude ouvertement consacrés à Xénophon, Dorion n’a de cesse, et c’est d’ailleurs une constante dans ses écrits, de mettre en parallèle les différentes représentations de Socrate dans la littérature socratique, sans chercher à reconstituer une figure unique et univoque[5].

L’ouvrage s’ouvre sur un article intitulé « Exégèse comparative et question socratique », qui constitue à la fois une sorte de préface et une introduction à l’ensemble du volume, en ce qu’il retrace les positions de Dorion sur l’épineux problème de la Question socratique et présente ce que lui-même nomme « une certaine approche des textes » (et non pas une méthode)[6], à savoir l’exégèse comparative (comparative study ou comparative treatment[7]), qu’il met en pratique dans la plupart de ses travaux. Dorion s’évertue à expliquer pourquoi il a progressivement été convaincu « qu’il valait mieux renoncer à la Question socratique »[8], en cessant, de ce fait, de se demander quel Socrate, celui de Platon ou de Xénophon, serait le plus fidèle sur le plan historique[9]. Ainsi, c’est la Quellenforschung (« recherche des sources »), dans le cadre de la littérature socratique, qui se trouve critiquée par Dorion, du fait, notamment, de l’impossibilité d’établir une chronologie précise entre les témoignages, mais, surtout, du non-sens à considérer que le projet des logoi sokratikoi serait de restituer le plus fidèlement possible la parole et l’enseignement du Socrate historique[10]. Dorion démontre, dans ce premier article, que la Question socratique a largement contribué à discréditer des sources et des témoignages sur Socrate jugés inférieurs à d’autres, en particulier ceux de Xénophon[11]. Cette introduction au travail de Dorion sur Socrate comporte également un aspect plus personnel, à l’occasion duquel l’auteur évoque sa découverte des écrits socratiques de Xénophon et son attachement progressif à ces derniers, aspect qui sert, de fait, d’éclairage à la démarche qu’il développe dans ses autres articles, et permet de comprendre sa défense de SocrateX.

Le deuxième article, « Discours historique et fiction socratique », cherche à prouver le caractère fictionnel des logoi sokratikoi au moyen d’un rapprochement avec les discours fictifs que l’on peut trouver chez les historiens, en particulier Thucydide, mais également chez le Xénophon historien, en montrant qu’ils pourraient avoir servi de modèle aux discours socratiques eux-mêmes. Dans la continuité de l’article précédent, Dorion tente de discréditer « ceux qui plaident en faveur de l’historicité des discours »[12] de Socrate, en mettant en parallèle les procédés de composition à l’œuvre dans les textes historiques et dans les logoi sokratikoi.

L’article suivant s’intéresse à la place et à la fonction de la rhétorique dans les écrits socratiques de Xénophon. Ce point de vue thématique permet à Dorion d’exercer son approche comparative de l’exégèse socratique, en posant, dès le départ, que cette question de la rhétorique n’est jamais ouvertement abordée par SocrateX, contrairement à SocrateP[13]. Dans un premier temps, Dorion cherche à établir la différence entre rhétorique et dialectique chez les deux Socrate, à travers l’étude du syntagme λόγων τέχνη, que l’on trouve aussi bien chez Platon que chez Xénophon. Il en conclut que l’on observe, chez Xénophon, un « brouillage (…) entre dialectique et rhétorique »[14]. Comme il le fera à plusieurs reprises au cours des différents articles de ce volume, Dorion s’attaque frontalement aux thèses de Leo Strauss, notamment, ici, aux distinctions que ce dernier établit entre dialectique et rhétorique chez SocrateX[15]. Dans un dernier temps, il compare les attitudes distinctives des deux Socrate à l’encontre de la rhétorique, à travers trois exemples développés. La conclusion de Dorion est que SocrateX place sur le même plan la compétence rhétorique et le couple autarkeia/enkrateia, deux notions très importantes chez Xénophon, qu’il a beaucoup commentées[16].

Dans la contribution suivante, Dorion cherche à établir l’influence de plusieurs passages des Mémorables (I 4 et IV 3) dits « théologiques » sur la philosophie stoïcienne et, en particulier, sur le livre II du De natura deorum de Cicéron. Cette approche inversée, qui fait de SocrateX une source crédible et digne d’intérêt à part entière, permet à Dorion de montrer l’importance capitale de prendre en compte chaque témoignage socratique pour ce qu’il est et non par rapport à un canon ou à une vérité historique. Après avoir retracé l’histoire de l’étude de l’influence des écrits xénophontiens sur le stoïcisme[17], Dorion reprend la thèse développée par Sedley, selon laquelle « les chapitres théologiques des Mémorables avaient un statut canonique dans l’école stoïcienne », dans l’intention d’en démontrer la véracité par une exégèse comparative minutieuse[18]. Dorion, comme à plusieurs reprises dans ce volume, mais également dans de nombreuses contributions, propose un tableau précis des rapprochements thématiques entre Xénophon, Platon et Cicéron, afin de dégager les points communs et les différences entre les deux figures socratiques et le texte stoïcien. Cette rigueur méthodologique et philologique donne aux thèses de Dorion un poids et une pertinence tout à fait remarquables, tout en offrant au lecteur, spécialiste ou non, un outil utile à la compréhension et à la prospection de ces sujets.

L’étude suivante, portant sur le chapitre IV du Banquet de Xénophon, dans lequel Callias et ses hôtes prononcent tour à tour un discours sur ce qui fait la plus grande fierté de chacun, permet à Dorion d’établir, une nouvelle fois, la cohérence des logoi sokratikoi de Xénophon, en montrant que la succession des prises de parole permet à ce dernier de préparer l’entrée en scène de Socrate, dont le discours achève, en quelque sorte, une progression philosophique.

Un autre article traite de la question de l’homosexualité dans les témoignages socratiques de Xénophon, en cherchant à montrer que, puisque SocrateX s’oppose, à plusieurs reprises, à l’amour physique entre hommes, il semblerait évident que Xénophon lui-même partage cette opinion. Dorion s’efforce ici de critiquer les arguments défendus par C. Hindley, qui dissocie les positions de Xénophon de celles de son maître[19]. Selon lui, il n’existe pas de « voie de la modération », qui permettrait de caractériser comme moins rigoriste la position de Xénophon par rapport à celle de Socrate.

Dans la même veine, l’article suivant s’attaque à la théorie, développée, notamment, par Strauss et ses épigones, d’une opposition entre Socrate et Ischomaque dans l’Économique de Xénophon. Pour Dorion, cette thèse, présentée dès la parution du commentaire de Strauss sur l’Économique[20], qui pose qu’Ischomaque illustre « un genre de vie qui est non seulement opposé à celui de Socrate, mais qui est également désavoué par lui »[21], conduit à une « interprétation complètement erronée, voire aberrante de l’Économique »[22]. De nouveau, Dorion reprend point par point plusieurs thèmes communs à Ischomaque et à Socrate (maîtrise de soi, endurance, soin et application, théo-téléologie, etc.), afin de montrer les points de convergence doctrinale entre ces deux figures dans le dialogue de Xénophon. Cette analyse le conduit à affirmer « qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre Socrate et Ischomaque, mais bien, au contraire, une profonde complémentarité »[23]. De fait, la position de l’Économique illustre un genre de vie propre à Ischomaque et à Xénophon lui-même, que Socrate ne condamne aucunement, ni auquel il s’oppose[24].

La dernière étude consacrée particulièrement à SocrateX cherche à comparer deux figures emblématiques et exemplaires de l’œuvre de Xénophon, à savoir Socrate lui-même et Cyrus. Cette comparaison, relativement neuve chez les commentateurs de Xénophon[25], permet, dans un premier temps, à Dorion d’établir des rapprochements entre le comportement de Cyrus et celui de Socrate, puis d’étudier les points de convergence entre la doctrine xénophontienne de la basilikê tekhnê et les figures exemplaires de Cyrus et de Socrate[26], pour, finalement, montrer que Socrate constitue, pour Xénophon, un modèle supérieur aux autres hommes.

Comme on l’a vu, l’article suivant est le seul qui propose, à proprement parler, une démonstration complète de l’approche comparative de l’exégèse socratique défendue par Dorion, en prenant pour exemple la question de savoir pourquoi il faut obéir aux lois. À travers neuf points précis, cette étude distingue minutieusement les positions de SocrateP et de SocrateX, sans chercher, bien au contraire, à « masquer les désaccords en ce qui concerne les conditions de l’obéissance aux lois et les raisons qui justifient cette obéissance »[27]. Si l’on aurait peut-être attendu, dans un tel article, une liste ou un tableau précis des passages des deux auteurs, afin de mettre immédiatement en lumière les rapprochements et les distinctions entre les deux Socrate, l’analyse proposée par Dorion est suffisamment riche et étayée pour ne pas regretter cette absence.

Enfin, ces Études socratiques se concluent sur deux contributions dont l’objet témoigne d’intérêts jusque-là moins évidents dans le travail de Dorion, à savoir la place du mythe dans les logoi sokratikoi, d’une part, et le lien entre la doctrine cynique et Socrate, d’autre part. La première est l’occasion, une nouvelle fois, de battre en brèche les tenants de la Question socratique, en mettant à mal les arguments selon lesquels l’Apologie serait un dialogue plus historique que les autres logoi sokratikoi, et ce grâce à une analyse rigoureuse et précise du récit de l’oracle de Delphes, présenté par Dorion comme un mūthos. Le passage en revue minutieux des critères de G. Most pour identifier un récit pouvant être considéré comme un mythe est particulièrement intéressant du point de vue méthodologique[28]. La seconde présente une enthousiasmante nouvelle perspective d’étude comparative entre les témoignages socratiques et ce que nous pouvons établir de la doctrine cynique, dont on espère qu’elle fera prochainement l’objet d’autres publications à part entière de l’auteur.

Ces Études socratiques permettent de mettre en lumière la nécessité méthodologique, mais surtout philologique, de proposer une exégèse comparative des témoignages socratiques, au-delà de la question, sans doute insoluble et peut-être inutile, de connaître l’exactitude historique des logoi sokratikoi par rapport à une figure unique et véritable de Socrate. L’importance accordée au Socrate de Xénophon témoigne de l’attachement de l’auteur à cette figure souvent méprisée au détriment de son alter ego platonicien et invite le lecteur à reconsidérer la critique moderne autour de la Question socratique. Enfin, la rigueur et la précision du travail de Dorion donnent à ce volume une épaisseur remarquable.

 

Samuel Pierson, Sorbonne Université, Membre d’EDITTA (EA 1491)

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 349-353.

 

[1]. M. Bandini, L.-A. Dorion, Xénophon : Mémorables (3 vol.), Paris 2000-2011.

[2]. L.-A. Dorion, L’Autre Socrate. Études sur les écrits socratiques de Xénophon, Paris 2013.

[3]. P. 301-317.

[4]. « Socrate et les raisons d’obéir aux lois selon Platon et Xénophon ».

[5]. « (…) les différences qui sont, d’une certaine façon, la raison même de l’existence et de la diversité des logoi sokratikoi », p. 14.

[6]. P. 13, n.8

[7]. P.A. Vander Waerdt, The Socratic Movement, Ithaca 1994, p. 8.

[8]. P. 11

[9]. Ce que propose de faire, par exemple, G. Vlastos, Socrate : ironie et philosophie morale, Paris 1994.

[10]. P. 16-17.

[11]. P. 25.

[12]. P. 41.

[13]. P. 47.

[14]. P. 53.

[15]. L. Strauss, Le Discours socratique de Xénophon [1970], suivi de Le Socrate de Xénophon [1972], Combas 1992 ; « Le problème de Socrate (cinq conférences) » dans La Renaissance du rationalisme politique classique, Paris [1989] 1993, p.166-255. Sur les critiques de la lecture straussienne de Xénophon par L.-A. Dorion, voir « L’exégèse straussienne de Xénophon : le cas paradigmatique de Mémorables IV 4 » dans L.-A. Dorion, L’Autre Socrate. Études sur les écrits socratiques de Xénophon, Paris 2013, p. 51-92, ou encore, « Hiéron craint-il Simonide ? Le passage «central» du Hiéron selon Leo Strauss », Calíope. Presença Clássica 38, 2021, p.4-43.

[16]. L.-A. Dorion, L’Autre Socrate. Études sur les écrits socratiques de Xénophon, Paris 2013, p. XXIV-XXVI.

[17]. P. 75.

[18]. P. 79. D. N. Sedley, « Les origines des preuves stoïciennes de l’existence de Dieu », Revue de métaphysique et de morale 48, 2005, p.461-487.

[19]. C. Hindley, « Eros and military command in Xenophon », CQ 44, 1994, p. 347-366 ; « Xenophon on male love », CQ 49, 1999, p.74-99 ; « Sophron eros : Xenophon’s ethical erotics » dans C. Tuplin, Xenophon and His World, Stuttgart 2004, p.125-146.

[20]. L. Strauss, Xenophon’s Socratic Discourse. An Interpretation of the Oeconomicus, with a new litteral translation of the Oeconomicus by C. Lord, Ithaca (N.Y.) 1970.

[21]. P. 168.

[22]. P. 169.

[23]. P. 196.

[24]. P. 198.

[25]. V. Azoulay, « Cyrus, disciple de Socrate ? Public et privé dans l’œuvre de Xénophon », Études platoniciennes 6, 2009, p. 153-173.

[26]. Voir L.-A. Dorion, « Socrate et la basilikê tekhnê : essai d’exégèse comparative », Socrate, Paris 2004, p. 51-62.

[27]. P. 235.

[28]. G. Most, « Plato’s Exoteric Myths » dans C. Collobert, P. Destrée, F. J. Gonzalez éds, Plato and Myth. Studies on the Use and Status of Platonic Myths, Leyde 2012, p.13-24.